L’hygiène industrielle et professionnelle (1893-1946) – Les travailleurs des ardoisières, entre protection sanitaire et exigences industrielles

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21 Juin
2021

Mathilde Guerin

Résumé

Malgré l’émergence du mouvement hygiéniste au premier tiers du XIXe siècle et l’existence de mesures sanitaires, les pratiques de santé peinent à être intériorisées et démocratisées en France aux XIXe et XXe siècles. Les raisons sont multiples et complexes : une politique d’hygiène publique relativement appliquée par les élus locaux et nationaux dans les années 1830-1840, une lente acceptation de ces nouvelles normes, des équipements sanitaires peu présents dans les logements…

À ces problématiques s’ajoutent les conséquences des activités industrielles qui s’intensifient à partir du milieu du XIXe siècle. En effet, la pollution provoquée par les usines met en danger la santé des habitants qui se trouvent à proximité. Malgré la classification et la surveillance de ces établissements par des institutions d’hygiène, ces dernières ne se préoccupent pas de la santé au travail pendant les trois quarts du XIXe siècle. Les nombreux accidents et les insalubrités au sein des lieux de travail font l’objet d’une attention croissante de la part des industriels et les hygiénistes. Cette prise de conscience aboutit à une loi sur l’hygiène et la sécurité au travail, promulguée le 12 juin 1893. À partir de cette date, cette étude cherche à analyser, jusqu’en 1946, l’efficacité et les conséquences des mesures de lutte contre l’insalubrité au travail à travers les ardoisières de Trélazé (Maine-et-Loire), industrie représentative des problèmes quotidiens d’insalubrité et de dangerosité au travail. Bien que Trélazé soit un observatoire de choix, ce mode de production s’inscrit dans une géographie qui peut comprendre l’ensemble hexagonal.

Professional and industrial hygiene (1893-1946)

Despite the birth of the hygienist movement in the first third of the 19th century and the existence of sanitary measures, health practices struggled to become the internalised norm in France in the XIXth and XXth century. The reasons are many and complex: a relative application of public hygiene policy by local councillors and national representatives during the years 1830-1840, a slow acceptance of these new laws, little sanitary equipment present in apartments…

To these issues must be added the consequences of industrial activities intensifying from the middle of the 19th century. Indeed, the pollution caused by factories put the health of the nearby inhabitants at risk. Despite the classification and the monitoring of these establishments by health institutions, they do not consider the health aspect of working for three quarters of the 19th century. The many accidents and insalubrity within workplaces draw the growing attention of industrialists and hygienists. This awareness leads to a law on hygiene and safety in the workplace, enacted on June, 12th 1893. From this date onwards and until 1946, this study seeks to analyse the efficacy and the consequences of the measures taken to fight against insalubrity in the workplace through the slate mines in Trélazé (Maine-et-Loire, France), as this industry is representative of the daily health concerns and safety issues for workers. Even though Trélazé makes a great observatory, this mode of production fits into a geography which could include the whole of France.

Détails

Chronologie : XIXe – XXe siècle
Lieux : Trélazé
Mots-clés : Hygiène – industriel – professionnel – ouvriers – norme – accidents

Chronology: XIXth – XXth century
Location: Trélazé
Key words: Hygiene – industrial – professional – workers – norm – accidents

Plan

I – Prévenir la pénurie ouvrière par une politique de santé au travail

1. La loi du 12 juin 1893 : une mesure sanitaire pour l’ensemble des ouvriers

2. La loi du 9 avril 1898 : une nouvelle perception des accidents du travail

II – Des insalubrités omniprésentes, des luttes pérennes

1. Une typologie complexe des conditions sanitaires

2. Vers une hygiène collective des ouvriers : les stratégies d’assainissements

III – Le corps au travail : de la force à l’usure

1. Le travail manuel et physique comme marque d’identification

2. L’introduction de la mécanisation au travail, entre acceptation et lutte

Pour citer cet article

Référence électronique
Guerin Mathilde, “L’hygiène industrielle et professionnelle (1893-1946) – Les travailleurs des ardoisières, entre protection sanitaire et exigences industrielles", Revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest [En ligne], n°1, 2021, mis en ligne le 21 juin 2021, consulté le 20 avril 2024 à 11h55, URL : https://ajco49.fr/2021/06/21/lhygiene-industrielle-et-professionnelle-1893-1946-les-travailleurs-des-ardoisieres-entre-protection-sanitaire-et-exigences-industrielles

L'Auteur

Mathilde Guerin a réalisé deux mémoires de recherche à l'université d'Angers sous la direction d'Éric Pierre.

Droits d'auteur

Tous droits réservés à l'Association des Jeunes Chercheurs de l'Ouest.
Les propos tenus dans les travaux publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.

            La connaissance des « conditions hygiéniques du travail » définit l’hygiène industrielle[1] tandis que les différents risques professionnels et ses conséquences sur la santé physique des ouvriers s’identifient davantage à l’hygiène professionnelle. Ces concepts permettent d’analyser les tâches effectuées au sein des industries, l’environnement dans lequel les ouvriers travaillent, et de questionner la gestion sanitaire à travers le prisme des stratégies de prévention et de sensibilisation aux pratiques de santé. Ces deux notions clés permettent de centrer notre étude sur la santé physique, sociale et mentale des ouvriers qui travaillent aux ardoisières de Trélazé. Ce secteur industriel, ainsi que la manufacture d’allumettes de Trélazé, attirent une abondante population laborieuse et contribuent au développement urbain de la localité depuis 1861[2]. Première fois mentionnée vers le XIIe siècle et pratique industrialisée vers le milieu du XIXe siècle, l’activité ardoisière extrait le schiste ardoisier des carrières souterraines pour le transformer en ardoise. Les usages de cette dernière sont divers mais concernent essentiellement le bâtiment. En effet, cette ressource sert pour la construction des murs, revêtir les toitures, les cheminées et les sols en extérieur. Cette industrie connaît également une augmentation de sa main-d’œuvre au cours de la période étudiée. Toutefois, nombreux sont les ouvriers confrontés aux problèmes de santé liées aux exigences de rentabilité et de travail. En notant cette contradiction entre les pratiques de santé et les pratiques industrielles, il convient d’analyser l’efficacité réelle des normes sanitaires entre 1893 et 1946 et de constater la durabilité des problématiques de santé au travail à travers le cas des ardoisières de Trélazé.

I. Prévenir la pénurie ouvrière par une politique de santé au travail

1. La loi du 12 juin 1893 : une mesure sanitaire pour l’ensemble des ouvriers

            L’enquête du médecin Louis-René Villermé sur les conditions de travail dans l’industrie textile en 1840 constitue le point de départ d’une réflexion sur une législation du travail[3]. Celle-ci se complexifie durant la seconde moitié du XIXe siècle avec des lois qui complètent les précédentes[4]. Les nombreuses publications des écrits hygiénistes dans des revues de santé spécialisées[5] et la pression des syndicats ouvriers participent à l’évolution des mentalités sur le travail. Toutefois, la plupart de ces mesures se limitent aux populations-cibles les plus vulnérables comme les femmes et les enfants. Cela change avec la loi du 12 juin 1893 sur l’hygiène et la sécurité des travailleurs dont les mesures s’appliquent à tous les ouvriers travaillant les matières premières dans les usines, les carrières ou les ateliers. Les méfaits de l’insalubrité dans les lieux de travail sont dénoncés pour la première fois dans la législation. L’aération des pièces, la ventilation, l’espacement des objets sont autant de critères qui définissent l’hygiène intérieure des ateliers ou des lieux souterrains et qui permettent de lutter contre les saletés et l’encombrement. L’ensemble des industries est touchées par ces problématiques, y compris le secteur ardoisier, dont nous verrons les pratiques d’hygiène par la suite.

            D’un point de vue général, cette loi permet de susciter une réflexion sur les maladies professionnelles, d’un côté, et la sécurité, de l’autre. Concepts pourtant connu depuis L’Essai sur les maladies des artisans de Bernardino Ramazzini (1700)[6], les maladies professionnelles ont des symptômes qui s’expriment sous la forme de malaise soudain ou d’un trouble de l’organisme. Ces manifestations sont la conséquence d’un processus lent et durable dans le temps lié à l’accumulation de matières toxiques et poussiéreuses à peine visible aux yeux des travailleurs et des industriels[7]. L’émergence de ces pathologies est également liée au manque d’aération des pièces et d’assainissement. Ces problématiques se poursuivent, y compris après la connaissance de cette loi. S’il existe plusieurs types de maladies professionnelles, c’est à cause des différents produits manipulés, tels que le schiste ardoisier. En effet, la maladie professionnelle inhérente à l’industrie ardoisière est la silicose, une pathologie pneumonique engendrée par les poussières de schiste[8]. Comprise dans cette législation, la sécurité au travail concerne davantage les connaissances des risques professionnels liés aux machines et aux outillages. Leur utilisation peut provoquer différentes blessures physiques (des brûlures, des plaies, des fractures).

            L’introduction de la loi du 12 juin 1893 marque la dimension politique de la santé au travail et une introduction des normes sanitaires au sein des lieux de travail. Elle se démarque des mesures relatives à l’installation des établissements insalubres qui se préoccupent davantage de la diminution des pollutions extérieures et de la santé des habitants. L’insalubrité intérieure n’est pas le seul élément qui compromet la santé des ouvriers. Ces derniers sont aussi quotidiennement exposés à des risques pouvant occasionner des accidents.

2. La loi du 9 avril 1898 : une nouvelle perception des accidents du travail

            La loi de 1898 sur les accidents du travail se situe dans la continuité de la loi du 12 juin 1893 puisqu’elle invite à approfondir les conséquences des risques[9]. Selon la définition donnée par la loi, un accident est « une intervention extérieure de nature brutale et soudaine qui provoque un arrêt de travail temporaire ou permanent d’un ouvrier par le fait ou à l’occasion du travail »[10]. Les accidents affectent donc davantage la santé physique que l’organisme ou le psychisme des ouvriers.

            Pour que l’accident soit pris en compte et indemnisé, il doit être obligatoirement déclaré auprès des industriels avant que ces derniers ne fassent remonter la déclaration auprès de la mairie. Les rapports journaliers des délégués-mineurs des ardoisières décrivent le déroulé d’un accident, tout en rappelant le nom de l’ouvrier concerné, son travail, les noms des témoins, le type de blessure et la durée d’arrêt[11]. L’analyse et l’étude des documents journaliers permettent de faire une histoire du corps des ouvriers puisque les parties touchées y sont mentionnés[12]. À travers ces sources, nous constatons que les ouvriers arrêtent leur travail quelques jours après un accident provoqué par un simple choc et une coupure non létale. Si l’absence de prise en charge immédiate peut être responsable d’une dégradation de la santé, les symptômes peuvent s’activer quelques temps après, lorsque le corps est reposé. L’écart entre la date de l’accident et sa déclaration peut également refléter un état d’esprit ouvrier, attaché à la force et à la résilience physique. L’idée est de manifester une forme de lutte contre la douleur par une minimisation de celle-ci. Toute cette dimension assurantielle et administrative du risque, mise en évidence dans la loi de 1898 et ces sources, illustre une prise de conscience des contemporains. En effet, depuis l’essor de l’activité industrielle, les industriels faisaient peser la responsabilité des accidents sur les ouvriers eux-mêmes, arguant de l’absence de vigilance de ces derniers. Les erreurs professionnelles étaient également mentionnées pour faire peser la responsabilité des accidents sur la main-d’œuvre qui manipulait les outils et les matières premières. La loi de 1898 enlève tous ces critères et définit l’accident comme une fatalité, reflet d’un risque zéro inexistant dans le monde du travail.

            Malgré cet état d’esprit, les inspecteurs et les patrons n’abandonnent pas les ouvriers à leur sort et multiplient les enquêtes et les règlements intérieurs pour renforcer la sécurité dans les lieux de travail et éviter une pénurie de main d’œuvre. Toutefois, il existe encore, aux périodes étudiées, cette volonté implicite de blâmer le manque de vigilance des ouvriers et de ne pas les indemniser. Le fait de ne pas imposer une responsabilité aux industriels montre une certaine protection à leur égard et une volonté de maintenir ce système industriel, rentable pour la société. Bien que les lois de 1893 et de 1898 montrent une politique de santé au travail, personne n’a souhaité changer les modes de production, pourtant responsables des soucis sanitaires. Les ouvriers restent exposés aux risques sanitaires et professionnels et les industriels se contentent de limiter les dégâts.

II. Des insalubrités omniprésentes, des luttes pérennes

1. Une typologie complexe des conditions sanitaires

            Avant de s’intéresser aux stratégies sanitaires des industriels, il convient de connaître les conditions des ardoisiers qui travaillent sur le site d’exploitation trélazéen. Le tableau ci-dessous met en évidence la fonction des différents ouvriers du fond et du jour avec leur tâche et le lieu dans lequel ils travaillent. Connaître cela permet de comprendre la complexité des conditions sanitaires au sein de l’activité ardoisière.

Ardoisiers

Tâches

Lieu de travail

Ouvriers du fond (en-bas)

Mineurs-fonceurs

Débiter le bloc de schiste à l’aide d’un marteau pneumatique et assurer la sécurité.

 

 

 

 

 

Carrières souterraines

 

 

Ouvriers en régie

Réparer les voies ferrées et séjourner dans les galeries

Visiteurs

Circuler dans les lieux de travail et surveiller la main-d’œuvre et les risques d’effondrement.

Manœuvres et transporteurs

Déblayer les chambres, charger les caisses d’outils et de schiste et transport des blocs d’ardoises.

Ouvriers du jour (en-haut)

Fendeurs et querneurs

Concevoir des ardoises plus régulières en travaillant les morceaux de schiste avec un marteau et un clou.

Air libre

Utilisation d’une machine à pédale pour faire des ardoises plus fines (rondissage à l’air libre ou dans les huttes)

Huttes individuelles

Utilisation d’une machine à presse et d’une machine à fendre pour découper le schiste.

Ateliers

Fig. 1. Typologie des ouvriers des ardoisières de Trélazé (ADML, 15 J 662-673. Rapports généraux d’activités, 1922-1939 ; ADML, 15 J 612. FELL André, Le travail de l’ardoise et la pathologie professionnelle de l’ardoisier, Paris : librairie le François, 1935).

            L’exploitation des carrières souterraines, à partir de 1877, fait suite à l’abandon des carrières à ciel ouvert, devenues trop dangereuses en raison des inondations provoquées par les eaux de pluies et de leur immense profondeur. Les carrières souterraines sont des lieux fermés dans lesquels les ouvriers creusent des puits et des galeries et ouvrent des dizaines de chambres, assez spacieuses, sur plusieurs étages pour travailler l’extraction du schiste. Malgré ce travail, il existe un manque de renouvellement de l’air des chambres puisque ces dernières sont placées en dehors du circuit de l’air. D’un point de vue général, le confinement de ces carrières concentre davantage l’humidité et les poussières qui s’accumulent à cause de l’utilisation des explosifs et des marteaux pneumatiques. Il existe également une concentration du personnel, augmentant le risque d’encombrement et le taux de dioxyde de carbone[13]. Un savant, cité par André Fell dans son ouvrage sur le travail de l’ardoise, met en évidence les conséquences des conditions environnementales sur ces ouvriers et leur dégradation physique et corporelle, notamment chez les travailleurs expérimentés : « les ardoisiers du fond sont des vieillards précoces. Après une vingtaine d’années de travail, ils sont haletants, essoufflés au moindre effort, leur poitrine siffle ; ils toussotent, puis la bronchite s’accentue ; ils crachent (…), ils meurent jeunes, vers 50-55 ans, comme des tuberculeux, sans que nécessairement le bacille de la tuberculose soit entré en action »[14].

            Le souci du confinement des lieux de travail se reflète à travers les ateliers de fente et de quernage, introduit depuis la Première Guerre mondiale, et les huttes individuelles toujours utilisées même après ces installations. Bien que ces dernières n’abritent qu’une seule personne, elles sont étroites et ne possèdent quasiment pas de ventilation, ce qui en fait un lieu de conservation des miasmes. Selon l’étude comparée d’André Fell sur les manifestations respiratoires, les ouvriers du jour souffrent plus fréquemment d’affection pulmonaire ou de tuberculose que les ouvriers du fond[15]. Constat paradoxal, compte-tenue des conditions de travail plus favorables pour les fendeurs, mais important à souligner. Ici, l’auteur explique que ces travailleurs sont plus exposés aux poussières fines et légères. Celles-ci pénètrent plus profondément dans les voies pulmonaires, montrant ainsi leur dangerosité par rapport aux nuages de poussières[16]. Ces types de miasmes sont engendrés par le découpage répété et toujours plus fin des blocs de schiste. Toutefois, tous les ardoisiers du jour ne travaillent pas dans les ateliers et les huttes. Aux périodes étudiées, certains continuent de travailler à l’air libre. Cet espace de travail constitue un avantage sanitaire car les poussières peuvent facilement être chassées par le vent et l’air. Cependant, les climats (le chaud, les tempêtes et le froid) peuvent perturber le confort des travailleurs, ce qui incite ces derniers à se réfugier dans les huttes.

            Malgré certaines similitudes, les ardoisiers ne sont pas tous confrontés aux mêmes conditions environnementales mais tous sont concernés par les insalubrités industrielles. D’un point de vue général, ces problématiques ne constituent pas un objet central dans les revendications ouvrières et syndicales, contrairement aux salaires, au temps de travail et à l’autoritarisme patronal[17]. La Commission des Ardoisières de l’Anjou n’est pas indifférente à ces problèmes quotidiens et tente de mettre en œuvre des stratégies sanitaires pour garantir une hygiène commune à la main-d’œuvre.

2. Vers une hygiène collective des ouvriers : les stratégies d’assainissements

            Les objectifs sont d’obtenir une atmosphère plus saine sur l’ensemble du site d’exploitation et mettre en place une hygiène ouvrière commune par des appareils d’assainissement. Le corpus de documents des ardoisières révèle peu d’informations sur la présence et l’efficacité des appareils d’assainissement dans les ateliers de fendeurs et de querneurs[18]. Difficile également de confirmer si ce processus collectif de l’hygiène a été amorcé peu de temps après la loi de 1893 ou quelques décennies plus tard. En revanche, plus de sources évoquent le cas des carrières souterraines.

            Les outils d’assainissement mobilisés sont divers mais témoignent d’une visibilité de la pratique sanitaire et d’une matérialité de l’hygiène. L’appareil le plus commun à l’ensemble des industries en matière de renouvellement de l’air est le ventilateur mécanique. Dans les ateliers et les chambres d’exploitations ardoisières, ces appareils sont situés légèrement en hauteur pour modifier l’équilibre du milieu par une augmentation ou une diminution de la pression de l’air. Les rapports généraux d’activités et les inspections des délégués-mineurs mentionnent à plusieurs reprises la nécessité d’installer ou de remplacer ces outils[19]. Toutes les chambres ne disposent pas d’appareils. S’ils existent, ces derniers sont bien souvent saturés de miasmes. Ce rappel constant témoigne d’une application partielle des pratiques sanitaires et d’une économie de moyens. Cependant, les industriels font en sorte d’y pallier en faisant des ouvriers, des acteurs de l’hygiène collective. Plusieurs appareils portatifs se sont succédé et ont été testés par les ouvriers du fond. C’est le cas d’un foret à air comprimé qui utilise un courant d’eau pour drainer toutes les poussières dans le trou creusé[20]. Lourd et difficile à adapter sur les marteaux de perforation, cet appareil a été peu utilisé par les travailleurs à la fin des années 1920. Entre 1931 et 1932, des appareils de captation font l’objet d’expérimentations[21]. Ces outils dirigent les particules vers un sac de toile lors d’un creusement. Malgré des résultats plutôt positifs, les poussières les plus fines et les plus dangereuses n’étaient pas recueillies. Cela a obligé les industriels à mettre en service l’aspirateur portatif à partir du 1er octobre 1933 dans les carrières de Trélazé pour aspirer l’air provenant du trou des mines. Son réservoir doit être vidé après deux à trois heures de travail. Comme pour les ventilateurs, les aspirateurs se détériorent en raison d’une aspiration conséquente de miasmes et de poussières et ne sont pas toujours remplacés.

            Tous ces appareils portatifs, sollicités pendant ou en parallèle du travail, sont utilisés individuellement mais assurent un assainissement des lieux et une hygiène collective des ouvriers. Il existe, bien entendu, des pratiques plus individuelles et privées telles que les douches et les vestiaires. Les conditions environnementales ne demeurent pas le seul souci quotidien des ouvriers qui sollicitent énormément leur corps pour travailler le schiste.

III. Le corps au travail : de la force à l’usure

1. Le travail manuel et physique comme marque d’identification

            Dans le travail ouvrier, la force et les gestes effectués font partie du quotidien. Ces deux éléments constituent une marque d’identité de ce groupe. Ici, c’est davantage le travail manuel qui se rattache à l’image virile et forte du travailleur. Ce type de travail contribue également à assurer une condition physique et à identifier les corps de métiers du secteur ardoisier. En effet, la posture de travail varie selon les tâches à effectuer et la technique utilisée. Malgré la dimension industrielle de rentabilité et les progrès techniques, des ardoisiers travaillent encore manuellement, y compris dans la première moitié du XXe siècle. C’est le cas, notamment, des fendeurs sur butte et d’atelier.

Fendeurs d’ardoises, première moitié du XXe siècle

Fig. 2. Fendeurs d’ardoises, première moitié du XXe siècle (ADML, 4 Fi 4598)

            Comme le montre ce cliché, le fendeur, situé à gauche, maintient la pierre avec ses deux jambes et ses deux pieds chaussés de sabots. Ceux-ci permettent d’assurer une meilleure prise sur l’objet. Pour fendre la pierre en deux et obtenir des morceaux d’ardoises rectangulaires, il utilise un clou et un marteau. La position debout lui assure une bonne répartition de son poids sur ses deux jambes ainsi qu’un usage optimal de sa force. En raison de cette méthode de travail, le fendeur doit courber son dos pour assurer la précision de son découpage et éviter de tendre ses bras. Plier ces derniers permet au fendeur de ne pas les fatiguer. Cette habitude risque d’entrainer un lumbago, surtout chez les fendeurs âgés de 40 à 50 ans[22]. En fin de carrière, ils sont nombreux à ne plus pouvoir se redresser. La douleur se manifeste souvent au début du travail avant de s’atténuer au fil des heures[23]. Les jeunes fendeurs et les fendeurs manuels d’atelier sont épargnés par ces problèmes. Les premiers ont des articulations plus souples tandis que les seconds posent les schistes sur une table, leur permettant ainsi de ménager leur dos. Comme illustré à travers la deuxième photographie ci-dessous, les fendeurs d’atelier sont parfois obligés de baisser la tête pour mieux observer la fente de la pierre. Cette position peut entrainer des douleurs au niveau des cervicales.

Les Fresnais – Atelier de fente, milieu du XXe siècle

Fig. 3. Les Fresnais – Atelier de fente, milieu du XXe siècle (ADML, 15 J 607)

            D’un point de vue général, les fendeurs manuels ont souvent la paume des mains couvertes de cicatrices, de coupures et de plaies[24]. Ces lésions sont produites par le maniement des instruments. La répétition des mêmes mouvements, une absence d’exercices physiques liés au maintien de la colonne vertébrale et au renforcement des muscles situés au niveau du dos, une insuffisance d’accessoires de protection, l’obligation de produire plus vite et en plus grande quantité… telles sont les causes multiples des problématiques de santé physique des fendeurs sur butte. Les conditions physiques sont très différentes chez les ouvriers du fond. Jusqu’au premier tiers du XXe siècle, les manœuvres et les transporteurs sollicitent énormément leur force physique pour porter les blocs de schiste sur leur dos jusqu’aux caisses d’extraction. Ces blocs peuvent peser de 50 à 100 kilos.

            Malgré les difficultés et la dimension physique des tâches, le travail manuel symbolise le savoir-faire de l’ouvrier et son identité par les gestes et la technique. Sa dimension physique et artisanale tend à symboliser une hygiène mentale. Il témoigne également d’une certaine liberté de mouvement du corps, dont presque tout l’ensemble est sollicité. Malgré la pénibilité du métier, le travailleur manuel ne se distingue pas d’un travail mécanisé tant par sa force que par la technicité de son geste.

2. L’introduction de la mécanisation au travail, entre acceptation et lutte

            La mécanisation du travail est un signe à la fois du progrès technique et de la rentabilité industrielle. La réduction de la pénibilité et l’amélioration des conditions de travail sont souvent des arguments employés par les industriels pour justifier l’introduction de ces outils mécaniques. Toutefois, tous les travailleurs n’acceptent pas ce procédé et luttent implicitement pour sauvegarder leur pratique.

            Même si des fendeurs d’ateliers travaillent manuellement, les ateliers, qui se développent à partir de la Première Guerre mondiale aux ardoisières symbolisent aussi l’introduction des outils mécaniques[25]. Leur émergence est étroitement liée à la mobilisation d’une main-d’œuvre féminine dans les ateliers de guerre. En constatant l’apport de ces dernières dans la production industrielle, les ardoisières commencent à recruter des femmes dès 1915.

Le travail des femmes à l'atelier - la fente et le rondissage

Fig. 4. Le travail des femmes à l'atelier - la fente et le rondissage, 1935 (ADML, 15 J 612. FELL André, Le travail de l’ardoise et la pathologie professionnelle de l’ardoisier, Paris : librairie Le François, 1935, p. 94).

            Les fendeuses sollicitent donc des appareils montés sur un établi et formés de deux planchettes articulées, rapprochées et dirigées par un jeu de levier[26]. Elles placent l’ardoise à fendre entre les deux planchettes. À l’aide d’un marteau et d’un ciseau, elles la frappent pour séparer les feuillets de l’ardoise. En élevant le bras, elles effectuent un mouvement plus ample du poignet pour diminuer leur effort[27]. En raison de la répétition de ce geste, les fendeuses ont des douleurs au niveau de cette articulation. Les blessures peuvent être diverses sur ce membre : une foulure, une entorse ou une contusion[28]. Pour effectuer le rondissage, les outils mécaniques sont nécessaires. Ils sont utilisés par la main-d’œuvre masculine pour gagner en précision dans le découpage et éviter une blessure. Ces ouvriers sont toutefois moins concernés par les blessures articulaires car leurs muscles sont naturellement plus vigoureux et assurent une meilleure protection des tendons. La faible utilisation des appareils à fendre par les fendeurs sur butte peut signifier un attachement profond à leur pratique artisanale et un refus implicite de s’abandonner à ce travail mécanisé. La mécanisation est plus présente dans les carrières d’ardoise puisque les outils utilisés sont plus efficaces pour débiter les blocs de schiste et les transporter. Elle n’empêche pas les problèmes de santé physique, directement liés à la position de travail. En effet, les mineurs-fonceurs adoptent une posture crispée et courbée dans un espace assez restreint pour manier correctement le marteau pneumatique[29]. La crispation accélère la fatigue et l’usure du travail. Les travailleurs concernés par cette tâche doivent aussi se coucher au pied de la découpe du rocher.

            Malgré les apports de la mécanisation, la santé du travailleur n’est pas pour autant préservée. La répétition et la rapidité de gestes simples conduisent nécessairement à une usure prématurée du corps et de l’esprit. La mécanisation symbolise également une uniformisation des pratiques du groupe ouvrier dans son ensemble. Elle tend donc à mettre de côté ce qui faisait la complexité socioprofessionnelle des travailleurs. Bien que des ardoisiers travaillent encore manuellement pour affirmer implicitement leur identité, la mécanisation est relativement acceptée par l’ensemble du corps ardoisier pour faciliter leur efficacité de travail et préserver leur santé physique.

            Malgré leur caractère innovant, les lois de 1893 et 1898 pèchent par leur manque d’efficacité à introduire des normes d’hygiène industrielle et professionnelle. Les habitudes de travail et les intérêts industriels rendent difficiles la sensibilisation aux pratiques de santé. Changer les modes de production et les mentalités prend du temps, ce qui explique cette évolution lente et irrégulière. Toutefois, ces mesures témoignent d’un changement de perception de l’État et des industriels par rapport à la main-d’œuvre, qui n’est plus vraiment perçue comme un outil remplaçable, mais comme un ensemble d’êtres vivants qu’il faut préserver. En se consacrant aux ardoisières, nous constatons également que le rapport à l’insalubrité et à la dangerosité est complexe et que le caractère abstrait des lois ne permet pas une application complète. Les problèmes sanitaires sont omniprésents et doivent constamment être surveillés ou contrôlés par des mesures d’hygiène industrielle et professionnelle. La loi du 11 octobre 1946 sur la médecine du travail, qui consiste à la rendre obligatoire dans toutes les entreprises, témoigne de ce constat et montre que cette législation est toujours en chantier, y compris après la période étudiée[30]. Pour illustrer le caractère actuel des problématiques de santé au travail, il aurait été possible d’élargir notre borne chronologique de fin ou d’étudier un autre secteur d’activité.

[1] Archives Départementales de Maine-et-Loire, 15 J 612. Fell André, Le travail de l’ardoise et la pathologie professionnelle de l’ardoisier, Paris : librairie de François, 1935, p. 5.

[2] Theophane Nicolas, La condition sociale des allumettiers de la manufacture de Trélazé (1890-1930), mémoire de master 2 de l’Université d’Angers, 2003.

[3] Villerme Louis-René, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de cotons, de laine et de soie, Jules Renouard et Cie, Paris, 1840.
[4] La loi du 22 mars 1841 sur le travail des enfants employés dans les manufactures, usines ou ateliers, la loi du 19 mai 1874 sur le travail des enfants et des filles mineures employés dans l’industrie, la loi du 2 novembre 1892 sur le travail des enfants, des filles mineures ou des femmes dans les établissements industriels.
[5] La revue nationale des Annales d’hygiène publique et de médecine légale (1829-1922) assemble des réflexions contemporaines et médicales sur l’hygiène pour aider à renforcer la législation sur les questions sanitaires (http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/index.php?p=1&dico=perio&cote=90141&fille=o&cotemere=90141).

[6] Ramazzini Bernardino, De morbis artificum diatriba, Modena, 1700 : il a été réédité pendant deux siècles et a été traduit et enrichi par Antoine-François Fourcroy en 1777.

[7] Guerin Mathilde, L’hygiène industrielle et professionnelle (1893-1946) : la gestion de la santé physique, sociale et mentale des travailleurs des ardoisières et de la manufacture d’allumettes, mémoire de master 2 sous la direction de Éric Pierre, Université d’Angers, 2020, p. 55.

[8] La silicose est officiellement reconnue comme maladie professionnelle en France suite à l’ordonnance du 2 août 1945.

[9] ADML, 70 M 5. Division de l’assurance et de la prévoyance sociale concernant l’application de la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail, 24 août 1899.
[10] Série 4, n° 9. Annales d’hygiène publique et de médecine légale, « Les maladies professionnelles », 1908, p. 38-94, op. cit. p. 62.

[11] Archives Municipales de Trélazé, 7 F 16. Inspection des puits, visites effectuées par les délégués-mineurs – Rapports, 1940-1946.
[12] Guerin Mathilde, L’hygiène industrielle et professionnelle (1893-1946)…op. cit., p. 62.

[13] ADML, 15 J 673. Rapports généraux d’activités – Production à Trélazé, 1937-1939.

[14] ADML, 15 J. Fell André, Le travail de l’ardoise et la pathologie professionnelle de l’ardoisier, Paris : librairie Le François, 1935, op. cit., p. 36.

[15] Ibid, p. 76.

[16] Ibid, p. 111.

[17] ADML, 428 J 1-520. Fonds de l’union départementale CGT-Force ouvrière de Maine-et-Loire, 1890-1965.

[18] Guerin Mathilde, L’hygiène industrielle et professionnelle (1893-1946)…op. cit., p. 122-125.

[19] AMT, 7 F 16. Inspection des puits, visites effectuées par les délégués-mineurs – Rapports, 1940-1948 ; ADML, 15 J 662-673. Rapports généraux d’activités, 1922-1939.

[20] ADML, 15 J 669. Rapports généraux d’activités – Hygiène, 1928-1931.

[21] ADML, 15 J 671. Rapports généraux d’activités – Note sur les aspirateurs de poussières, 10 août 1934.

[22] ADML, 15 J 612. Fell André, Le travail de l’ardoise et la pathologie professionnelle de l’ardoisier, Paris : librairie Le François, 1935, p. 90.
[23] Ibid , p. 89.

[24] Ibid, p. 97.

[25] ADML, 15 J 524. Rapport annuel d’activité, 1922-1923.

[26] Ibid, p. 94.

[27] Ibid, p. 95.

[28] Ibid, p. 94.

[29] ADML, 15 J 669. Rapports généraux d’activités – Sources de dangers, 1928-1931.

[30] La loi du 11 octobre&nbsp1946 a été promulguée pour résoudre le problème des maladies professionnelles.

            La connaissance des « conditions hygiéniques du travail » définit l’hygiène industrielle[1] tandis que les différents risques professionnels et ses conséquences sur la santé physique des ouvriers s’identifient davantage à l’hygiène professionnelle. Ces concepts permettent d’analyser les tâches effectuées au sein des industries, l’environnement dans lequel les ouvriers travaillent, et de questionner la gestion sanitaire à travers le prisme des stratégies de prévention et de sensibilisation aux pratiques de santé. Ces deux notions clés permettent de centrer notre étude sur la santé physique, sociale et mentale des ouvriers qui travaillent aux ardoisières de Trélazé. Ce secteur industriel, ainsi que la manufacture d’allumettes de Trélazé, attirent une abondante population laborieuse et contribuent au développement urbain de la localité depuis 1861[2]. Première fois mentionnée vers le XIIe siècle et pratique industrialisée vers le milieu du XIXe siècle, l’activité ardoisière extrait le schiste ardoisier des carrières souterraines pour le transformer en ardoise. Les usages de cette dernière sont divers mais concernent essentiellement le bâtiment. En effet, cette ressource sert pour la construction des murs, revêtir les toitures, les cheminées et les sols en extérieur. Cette industrie connaît également une augmentation de sa main-d’œuvre au cours de la période étudiée. Toutefois, nombreux sont les ouvriers confrontés aux problèmes de santé liées aux exigences de rentabilité et de travail. En notant cette contradiction entre les pratiques de santé et les pratiques industrielles, il convient d’analyser l’efficacité réelle des normes sanitaires entre 1893 et 1946 et de constater la durabilité des problématiques de santé au travail à travers le cas des ardoisières de Trélazé.

I. Prévenir la pénurie ouvrière par une politique de santé au travail

1. La loi du 12 juin 1893 : une mesure sanitaire pour l’ensemble des ouvriers

            L’enquête du médecin Louis-René Villermé sur les conditions de travail dans l’industrie textile en 1840 constitue le point de départ d’une réflexion sur une législation du travail[3]. Celle-ci se complexifie durant la seconde moitié du XIXe siècle avec des lois qui complètent les précédentes[4]. Les nombreuses publications des écrits hygiénistes dans des revues de santé spécialisées[5] et la pression des syndicats ouvriers participent à l’évolution des mentalités sur le travail. Toutefois, la plupart de ces mesures se limitent aux populations-cibles les plus vulnérables comme les femmes et les enfants. Cela change avec la loi du 12 juin 1893 sur l’hygiène et la sécurité des travailleurs dont les mesures s’appliquent à tous les ouvriers travaillant les matières premières dans les usines, les carrières ou les ateliers. Les méfaits de l’insalubrité dans les lieux de travail sont dénoncés pour la première fois dans la législation. L’aération des pièces, la ventilation, l’espacement des objets sont autant de critères qui définissent l’hygiène intérieure des ateliers ou des lieux souterrains et qui permettent de lutter contre les saletés et l’encombrement. L’ensemble des industries est touchées par ces problématiques, y compris le secteur ardoisier, dont nous verrons les pratiques d’hygiène par la suite.

            D’un point de vue général, cette loi permet de susciter une réflexion sur les maladies professionnelles, d’un côté, et la sécurité, de l’autre. Concepts pourtant connu depuis L’Essai sur les maladies des artisans de Bernardino Ramazzini (1700)[6], les maladies professionnelles ont des symptômes qui s’expriment sous la forme de malaise soudain ou d’un trouble de l’organisme. Ces manifestations sont la conséquence d’un processus lent et durable dans le temps lié à l’accumulation de matières toxiques et poussiéreuses à peine visible aux yeux des travailleurs et des industriels[7]. L’émergence de ces pathologies est également liée au manque d’aération des pièces et d’assainissement. Ces problématiques se poursuivent, y compris après la connaissance de cette loi. S’il existe plusieurs types de maladies professionnelles, c’est à cause des différents produits manipulés, tels que le schiste ardoisier. En effet, la maladie professionnelle inhérente à l’industrie ardoisière est la silicose, une pathologie pneumonique engendrée par les poussières de schiste[8]. Comprise dans cette législation, la sécurité au travail concerne davantage les connaissances des risques professionnels liés aux machines et aux outillages. Leur utilisation peut provoquer différentes blessures physiques (des brûlures, des plaies, des fractures).

            L’introduction de la loi du 12 juin 1893 marque la dimension politique de la santé au travail et une introduction des normes sanitaires au sein des lieux de travail. Elle se démarque des mesures relatives à l’installation des établissements insalubres qui se préoccupent davantage de la diminution des pollutions extérieures et de la santé des habitants. L’insalubrité intérieure n’est pas le seul élément qui compromet la santé des ouvriers. Ces derniers sont aussi quotidiennement exposés à des risques pouvant occasionner des accidents.

2. La loi du 9 avril 1898 : une nouvelle perception des accidents du travail

            La loi de 1898 sur les accidents du travail se situe dans la continuité de la loi du 12 juin 1893 puisqu’elle invite à approfondir les conséquences des risques[9]. Selon la définition donnée par la loi, un accident est « une intervention extérieure de nature brutale et soudaine qui provoque un arrêt de travail temporaire ou permanent d’un ouvrier par le fait ou à l’occasion du travail »[10]. Les accidents affectent donc davantage la santé physique que l’organisme ou le psychisme des ouvriers.

            Pour que l’accident soit pris en compte et indemnisé, il doit être obligatoirement déclaré auprès des industriels avant que ces derniers ne fassent remonter la déclaration auprès de la mairie. Les rapports journaliers des délégués-mineurs des ardoisières décrivent le déroulé d’un accident, tout en rappelant le nom de l’ouvrier concerné, son travail, les noms des témoins, le type de blessure et la durée d’arrêt[11]. L’analyse et l’étude des documents journaliers permettent de faire une histoire du corps des ouvriers puisque les parties touchées y sont mentionnés[12]. À travers ces sources, nous constatons que les ouvriers arrêtent leur travail quelques jours après un accident provoqué par un simple choc et une coupure non létale. Si l’absence de prise en charge immédiate peut être responsable d’une dégradation de la santé, les symptômes peuvent s’activer quelques temps après, lorsque le corps est reposé. L’écart entre la date de l’accident et sa déclaration peut également refléter un état d’esprit ouvrier, attaché à la force et à la résilience physique. L’idée est de manifester une forme de lutte contre la douleur par une minimisation de celle-ci. Toute cette dimension assurantielle et administrative du risque, mise en évidence dans la loi de 1898 et ces sources, illustre une prise de conscience des contemporains. En effet, depuis l’essor de l’activité industrielle, les industriels faisaient peser la responsabilité des accidents sur les ouvriers eux-mêmes, arguant de l’absence de vigilance de ces derniers. Les erreurs professionnelles étaient également mentionnées pour faire peser la responsabilité des accidents sur la main-d’œuvre qui manipulait les outils et les matières premières. La loi de 1898 enlève tous ces critères et définit l’accident comme une fatalité, reflet d’un risque zéro inexistant dans le monde du travail.

            Malgré cet état d’esprit, les inspecteurs et les patrons n’abandonnent pas les ouvriers à leur sort et multiplient les enquêtes et les règlements intérieurs pour renforcer la sécurité dans les lieux de travail et éviter une pénurie de main d’œuvre. Toutefois, il existe encore, aux périodes étudiées, cette volonté implicite de blâmer le manque de vigilance des ouvriers et de ne pas les indemniser. Le fait de ne pas imposer une responsabilité aux industriels montre une certaine protection à leur égard et une volonté de maintenir ce système industriel, rentable pour la société. Bien que les lois de 1893 et de 1898 montrent une politique de santé au travail, personne n’a souhaité changer les modes de production, pourtant responsables des soucis sanitaires. Les ouvriers restent exposés aux risques sanitaires et professionnels et les industriels se contentent de limiter les dégâts.

II. Des insalubrités omniprésentes, des luttes pérennes

1. Une typologie complexe des conditions sanitaires

            Avant de s’intéresser aux stratégies sanitaires des industriels, il convient de connaître les conditions des ardoisiers qui travaillent sur le site d’exploitation trélazéen. Le tableau ci-dessous met en évidence la fonction des différents ouvriers du fond et du jour avec leur tâche et le lieu dans lequel ils travaillent. Connaître cela permet de comprendre la complexité des conditions sanitaires au sein de l’activité ardoisière.

Ardoisiers

Tâches

Lieu de travail

Ouvriers du fond (en-bas)

Mineurs-fonceurs

Débiter le bloc de schiste à l’aide d’un marteau pneumatique et assurer la sécurité.

 

 

 

 

 

Carrières souterraines

 

 

Ouvriers en régie

Réparer les voies ferrées et séjourner dans les galeries

Visiteurs

Circuler dans les lieux de travail et surveiller la main-d’œuvre et les risques d’effondrement.

Manœuvres et transporteurs

Déblayer les chambres, charger les caisses d’outils et de schiste et transport des blocs d’ardoises.

Ouvriers du jour (en-haut)

Fendeurs et querneurs

Concevoir des ardoises plus régulières en travaillant les morceaux de schiste avec un marteau et un clou.

Air libre

Utilisation d’une machine à pédale pour faire des ardoises plus fines (rondissage à l’air libre ou dans les huttes)

Huttes individuelles

Utilisation d’une machine à presse et d’une machine à fendre pour découper le schiste.

Ateliers

Fig. 1. Typologie des ouvriers des ardoisières de Trélazé (ADML, 15 J 662-673. Rapports généraux d’activités, 1922-1939 ; ADML, 15 J 612. FELL André, Le travail de l’ardoise et la pathologie professionnelle de l’ardoisier, Paris : librairie le François, 1935).

            L’exploitation des carrières souterraines, à partir de 1877, fait suite à l’abandon des carrières à ciel ouvert, devenues trop dangereuses en raison des inondations provoquées par les eaux de pluies et de leur immense profondeur. Les carrières souterraines sont des lieux fermés dans lesquels les ouvriers creusent des puits et des galeries et ouvrent des dizaines de chambres, assez spacieuses, sur plusieurs étages pour travailler l’extraction du schiste. Malgré ce travail, il existe un manque de renouvellement de l’air des chambres puisque ces dernières sont placées en dehors du circuit de l’air. D’un point de vue général, le confinement de ces carrières concentre davantage l’humidité et les poussières qui s’accumulent à cause de l’utilisation des explosifs et des marteaux pneumatiques. Il existe également une concentration du personnel, augmentant le risque d’encombrement et le taux de dioxyde de carbone[13]. Un savant, cité par André Fell dans son ouvrage sur le travail de l’ardoise, met en évidence les conséquences des conditions environnementales sur ces ouvriers et leur dégradation physique et corporelle, notamment chez les travailleurs expérimentés : « les ardoisiers du fond sont des vieillards précoces. Après une vingtaine d’années de travail, ils sont haletants, essoufflés au moindre effort, leur poitrine siffle ; ils toussotent, puis la bronchite s’accentue ; ils crachent (…), ils meurent jeunes, vers 50-55 ans, comme des tuberculeux, sans que nécessairement le bacille de la tuberculose soit entré en action »[14].

            Le souci du confinement des lieux de travail se reflète à travers les ateliers de fente et de quernage, introduit depuis la Première Guerre mondiale, et les huttes individuelles toujours utilisées même après ces installations. Bien que ces dernières n’abritent qu’une seule personne, elles sont étroites et ne possèdent quasiment pas de ventilation, ce qui en fait un lieu de conservation des miasmes. Selon l’étude comparée d’André Fell sur les manifestations respiratoires, les ouvriers du jour souffrent plus fréquemment d’affection pulmonaire ou de tuberculose que les ouvriers du fond[15]. Constat paradoxal, compte-tenue des conditions de travail plus favorables pour les fendeurs, mais important à souligner. Ici, l’auteur explique que ces travailleurs sont plus exposés aux poussières fines et légères. Celles-ci pénètrent plus profondément dans les voies pulmonaires, montrant ainsi leur dangerosité par rapport aux nuages de poussières[16]. Ces types de miasmes sont engendrés par le découpage répété et toujours plus fin des blocs de schiste. Toutefois, tous les ardoisiers du jour ne travaillent pas dans les ateliers et les huttes. Aux périodes étudiées, certains continuent de travailler à l’air libre. Cet espace de travail constitue un avantage sanitaire car les poussières peuvent facilement être chassées par le vent et l’air. Cependant, les climats (le chaud, les tempêtes et le froid) peuvent perturber le confort des travailleurs, ce qui incite ces derniers à se réfugier dans les huttes.

            Malgré certaines similitudes, les ardoisiers ne sont pas tous confrontés aux mêmes conditions environnementales mais tous sont concernés par les insalubrités industrielles. D’un point de vue général, ces problématiques ne constituent pas un objet central dans les revendications ouvrières et syndicales, contrairement aux salaires, au temps de travail et à l’autoritarisme patronal[17]. La Commission des Ardoisières de l’Anjou n’est pas indifférente à ces problèmes quotidiens et tente de mettre en œuvre des stratégies sanitaires pour garantir une hygiène commune à la main-d’œuvre.

2. Vers une hygiène collective des ouvriers : les stratégies d’assainissements

            Les objectifs sont d’obtenir une atmosphère plus saine sur l’ensemble du site d’exploitation et mettre en place une hygiène ouvrière commune par des appareils d’assainissement. Le corpus de documents des ardoisières révèle peu d’informations sur la présence et l’efficacité des appareils d’assainissement dans les ateliers de fendeurs et de querneurs[18]. Difficile également de confirmer si ce processus collectif de l’hygiène a été amorcé peu de temps après la loi de 1893 ou quelques décennies plus tard. En revanche, plus de sources évoquent le cas des carrières souterraines.

            Les outils d’assainissement mobilisés sont divers mais témoignent d’une visibilité de la pratique sanitaire et d’une matérialité de l’hygiène. L’appareil le plus commun à l’ensemble des industries en matière de renouvellement de l’air est le ventilateur mécanique. Dans les ateliers et les chambres d’exploitations ardoisières, ces appareils sont situés légèrement en hauteur pour modifier l’équilibre du milieu par une augmentation ou une diminution de la pression de l’air. Les rapports généraux d’activités et les inspections des délégués-mineurs mentionnent à plusieurs reprises la nécessité d’installer ou de remplacer ces outils[19]. Toutes les chambres ne disposent pas d’appareils. S’ils existent, ces derniers sont bien souvent saturés de miasmes. Ce rappel constant témoigne d’une application partielle des pratiques sanitaires et d’une économie de moyens. Cependant, les industriels font en sorte d’y pallier en faisant des ouvriers, des acteurs de l’hygiène collective. Plusieurs appareils portatifs se sont succédé et ont été testés par les ouvriers du fond. C’est le cas d’un foret à air comprimé qui utilise un courant d’eau pour drainer toutes les poussières dans le trou creusé[20]. Lourd et difficile à adapter sur les marteaux de perforation, cet appareil a été peu utilisé par les travailleurs à la fin des années 1920. Entre 1931 et 1932, des appareils de captation font l’objet d’expérimentations[21]. Ces outils dirigent les particules vers un sac de toile lors d’un creusement. Malgré des résultats plutôt positifs, les poussières les plus fines et les plus dangereuses n’étaient pas recueillies. Cela a obligé les industriels à mettre en service l’aspirateur portatif à partir du 1er octobre 1933 dans les carrières de Trélazé pour aspirer l’air provenant du trou des mines. Son réservoir doit être vidé après deux à trois heures de travail. Comme pour les ventilateurs, les aspirateurs se détériorent en raison d’une aspiration conséquente de miasmes et de poussières et ne sont pas toujours remplacés.

            Tous ces appareils portatifs, sollicités pendant ou en parallèle du travail, sont utilisés individuellement mais assurent un assainissement des lieux et une hygiène collective des ouvriers. Il existe, bien entendu, des pratiques plus individuelles et privées telles que les douches et les vestiaires. Les conditions environnementales ne demeurent pas le seul souci quotidien des ouvriers qui sollicitent énormément leur corps pour travailler le schiste.

III. Le corps au travail : de la force à l’usure

1. Le travail manuel et physique comme marque d’identification

            Dans le travail ouvrier, la force et les gestes effectués font partie du quotidien. Ces deux éléments constituent une marque d’identité de ce groupe. Ici, c’est davantage le travail manuel qui se rattache à l’image virile et forte du travailleur. Ce type de travail contribue également à assurer une condition physique et à identifier les corps de métiers du secteur ardoisier. En effet, la posture de travail varie selon les tâches à effectuer et la technique utilisée. Malgré la dimension industrielle de rentabilité et les progrès techniques, des ardoisiers travaillent encore manuellement, y compris dans la première moitié du XXe siècle. C’est le cas, notamment, des fendeurs sur butte et d’atelier.

Fendeurs d’ardoises, première moitié du XXe siècle

Fig. 2. Fendeurs d’ardoises, première moitié du XXe siècle (ADML, 4 Fi 4598)

            Comme le montre ce cliché, le fendeur, situé à gauche, maintient la pierre avec ses deux jambes et ses deux pieds chaussés de sabots. Ceux-ci permettent d’assurer une meilleure prise sur l’objet. Pour fendre la pierre en deux et obtenir des morceaux d’ardoises rectangulaires, il utilise un clou et un marteau. La position debout lui assure une bonne répartition de son poids sur ses deux jambes ainsi qu’un usage optimal de sa force. En raison de cette méthode de travail, le fendeur doit courber son dos pour assurer la précision de son découpage et éviter de tendre ses bras. Plier ces derniers permet au fendeur de ne pas les fatiguer. Cette habitude risque d’entrainer un lumbago, surtout chez les fendeurs âgés de 40 à 50 ans[22]. En fin de carrière, ils sont nombreux à ne plus pouvoir se redresser. La douleur se manifeste souvent au début du travail avant de s’atténuer au fil des heures[23]. Les jeunes fendeurs et les fendeurs manuels d’atelier sont épargnés par ces problèmes. Les premiers ont des articulations plus souples tandis que les seconds posent les schistes sur une table, leur permettant ainsi de ménager leur dos. Comme illustré à travers la deuxième photographie ci-dessous, les fendeurs d’atelier sont parfois obligés de baisser la tête pour mieux observer la fente de la pierre. Cette position peut entrainer des douleurs au niveau des cervicales.

Les Fresnais – Atelier de fente, milieu du XXe siècle

Fig. 3. Les Fresnais – Atelier de fente, milieu du XXe siècle (ADML, 15 J 607)

            D’un point de vue général, les fendeurs manuels ont souvent la paume des mains couvertes de cicatrices, de coupures et de plaies[24]. Ces lésions sont produites par le maniement des instruments. La répétition des mêmes mouvements, une absence d’exercices physiques liés au maintien de la colonne vertébrale et au renforcement des muscles situés au niveau du dos, une insuffisance d’accessoires de protection, l’obligation de produire plus vite et en plus grande quantité… telles sont les causes multiples des problématiques de santé physique des fendeurs sur butte. Les conditions physiques sont très différentes chez les ouvriers du fond. Jusqu’au premier tiers du XXe siècle, les manœuvres et les transporteurs sollicitent énormément leur force physique pour porter les blocs de schiste sur leur dos jusqu’aux caisses d’extraction. Ces blocs peuvent peser de 50 à 100 kilos.

            Malgré les difficultés et la dimension physique des tâches, le travail manuel symbolise le savoir-faire de l’ouvrier et son identité par les gestes et la technique. Sa dimension physique et artisanale tend à symboliser une hygiène mentale. Il témoigne également d’une certaine liberté de mouvement du corps, dont presque tout l’ensemble est sollicité. Malgré la pénibilité du métier, le travailleur manuel ne se distingue pas d’un travail mécanisé tant par sa force que par la technicité de son geste.

2. L’introduction de la mécanisation au travail, entre acceptation et lutte

            La mécanisation du travail est un signe à la fois du progrès technique et de la rentabilité industrielle. La réduction de la pénibilité et l’amélioration des conditions de travail sont souvent des arguments employés par les industriels pour justifier l’introduction de ces outils mécaniques. Toutefois, tous les travailleurs n’acceptent pas ce procédé et luttent implicitement pour sauvegarder leur pratique.

            Même si des fendeurs d’ateliers travaillent manuellement, les ateliers, qui se développent à partir de la Première Guerre mondiale aux ardoisières symbolisent aussi l’introduction des outils mécaniques[25]. Leur émergence est étroitement liée à la mobilisation d’une main-d’œuvre féminine dans les ateliers de guerre. En constatant l’apport de ces dernières dans la production industrielle, les ardoisières commencent à recruter des femmes dès 1915.

Le travail des femmes à l'atelier - la fente et le rondissage

Fig. 4. Le travail des femmes à l'atelier - la fente et le rondissage, 1935 (ADML, 15 J 612. FELL André, Le travail de l’ardoise et la pathologie professionnelle de l’ardoisier, Paris : librairie Le François, 1935, p. 94).

            Les fendeuses sollicitent donc des appareils montés sur un établi et formés de deux planchettes articulées, rapprochées et dirigées par un jeu de levier[26]. Elles placent l’ardoise à fendre entre les deux planchettes. À l’aide d’un marteau et d’un ciseau, elles la frappent pour séparer les feuillets de l’ardoise. En élevant le bras, elles effectuent un mouvement plus ample du poignet pour diminuer leur effort[27]. En raison de la répétition de ce geste, les fendeuses ont des douleurs au niveau de cette articulation. Les blessures peuvent être diverses sur ce membre : une foulure, une entorse ou une contusion[28]. Pour effectuer le rondissage, les outils mécaniques sont nécessaires. Ils sont utilisés par la main-d’œuvre masculine pour gagner en précision dans le découpage et éviter une blessure. Ces ouvriers sont toutefois moins concernés par les blessures articulaires car leurs muscles sont naturellement plus vigoureux et assurent une meilleure protection des tendons. La faible utilisation des appareils à fendre par les fendeurs sur butte peut signifier un attachement profond à leur pratique artisanale et un refus implicite de s’abandonner à ce travail mécanisé. La mécanisation est plus présente dans les carrières d’ardoise puisque les outils utilisés sont plus efficaces pour débiter les blocs de schiste et les transporter. Elle n’empêche pas les problèmes de santé physique, directement liés à la position de travail. En effet, les mineurs-fonceurs adoptent une posture crispée et courbée dans un espace assez restreint pour manier correctement le marteau pneumatique[29]. La crispation accélère la fatigue et l’usure du travail. Les travailleurs concernés par cette tâche doivent aussi se coucher au pied de la découpe du rocher.

            Malgré les apports de la mécanisation, la santé du travailleur n’est pas pour autant préservée. La répétition et la rapidité de gestes simples conduisent nécessairement à une usure prématurée du corps et de l’esprit. La mécanisation symbolise également une uniformisation des pratiques du groupe ouvrier dans son ensemble. Elle tend donc à mettre de côté ce qui faisait la complexité socioprofessionnelle des travailleurs. Bien que des ardoisiers travaillent encore manuellement pour affirmer implicitement leur identité, la mécanisation est relativement acceptée par l’ensemble du corps ardoisier pour faciliter leur efficacité de travail et préserver leur santé physique.

            Malgré leur caractère innovant, les lois de 1893 et 1898 pèchent par leur manque d’efficacité à introduire des normes d’hygiène industrielle et professionnelle. Les habitudes de travail et les intérêts industriels rendent difficiles la sensibilisation aux pratiques de santé. Changer les modes de production et les mentalités prend du temps, ce qui explique cette évolution lente et irrégulière. Toutefois, ces mesures témoignent d’un changement de perception de l’État et des industriels par rapport à la main-d’œuvre, qui n’est plus vraiment perçue comme un outil remplaçable, mais comme un ensemble d’êtres vivants qu’il faut préserver. En se consacrant aux ardoisières, nous constatons également que le rapport à l’insalubrité et à la dangerosité est complexe et que le caractère abstrait des lois ne permet pas une application complète. Les problèmes sanitaires sont omniprésents et doivent constamment être surveillés ou contrôlés par des mesures d’hygiène industrielle et professionnelle. La loi du 11 octobre 1946 sur la médecine du travail, qui consiste à la rendre obligatoire dans toutes les entreprises, témoigne de ce constat et montre que cette législation est toujours en chantier, y compris après la période étudiée[30]. Pour illustrer le caractère actuel des problématiques de santé au travail, il aurait été possible d’élargir notre borne chronologique de fin ou d’étudier un autre secteur d’activité.

[1] Archives Départementales de Maine-et-Loire, 15 J 612. Fell André, Le travail de l’ardoise et la pathologie professionnelle de l’ardoisier, Paris : librairie de François, 1935, p. 5.

[2] Theophane Nicolas, La condition sociale des allumettiers de la manufacture de Trélazé (1890-1930), mémoire de master 2 de l’Université d’Angers, 2003.

[3] Villerme Louis-René, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de cotons, de laine et de soie, Jules Renouard et Cie, Paris, 1840.

[4] La loi du 22 mars 1841 sur le travail des enfants employés dans les manufactures, usines ou ateliers, la loi du 19 mai 1874 sur le travail des enfants et des filles mineures employés dans l’industrie, la loi du 2 novembre 1892 sur le travail des enfants, des filles mineures ou des femmes dans les établissements industriels.

[5] La revue nationale des Annales d’hygiène publique et de médecine légale (1829-1922) assemble des réflexions contemporaines et médicales sur l’hygiène pour aider à renforcer la législation sur les questions sanitaires (http://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/index.php?p=1&dico=perio&cote=90141&fille=o&cotemere=90141).

[6] Ramazzini Bernardino, De morbis artificum diatriba, Modena, 1700 : il a été réédité pendant deux siècles et a été traduit et enrichi par Antoine-François Fourcroy en 1777.

[7] Guerin Mathilde, L’hygiène industrielle et professionnelle (1893-1946) : la gestion de la santé physique, sociale et mentale des travailleurs des ardoisières et de la manufacture d’allumettes, mémoire de master 2 sous la direction de Éric Pierre, Université d’Angers, 2020, p. 55.

[8] La silicose est officiellement reconnue comme maladie professionnelle en France suite à l’ordonnance du 2 août 1945.

[9] ADML, 70 M 5. Division de l’assurance et de la prévoyance sociale concernant l’application de la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail, 24 août 1899.

[10] Série 4, n° 9. Annales d’hygiène publique et de médecine légale, « Les maladies professionnelles », 1908, p. 38-94, op. cit. p. 62.

[11] Archives Municipales de Trélazé, 7 F 16. Inspection des puits, visites effectuées par les délégués-mineurs – Rapports, 1940-1946.

[12] Guerin Mathilde, L’hygiène industrielle et professionnelle (1893-1946)…op. cit., p. 62.

[13] ADML, 15 J 673. Rapports généraux d’activités – Production à Trélazé, 1937-1939.

[14] ADML, 15 J. Fell André, Le travail de l’ardoise et la pathologie professionnelle de l’ardoisier, Paris : librairie Le François, 1935, op. cit., p. 36.

[15] Ibid, p. 76.

[16] Ibid, p. 111.

[17] ADML, 428 J 1-520. Fonds de l’union départementale CGT-Force ouvrière de Maine-et-Loire, 1890-1965.

[18] Guerin Mathilde, L’hygiène industrielle et professionnelle (1893-1946)…op. cit., p. 122-125.

[19] AMT, 7 F 16. Inspection des puits, visites effectuées par les délégués-mineurs – Rapports, 1940-1948 ; ADML, 15 J 662-673. Rapports généraux d’activités, 1922-1939.

[20] ADML, 15 J 669. Rapports généraux d’activités – Hygiène, 1928-1931.

[21] ADML, 15 J 671. Rapports généraux d’activités – Note sur les aspirateurs de poussières, 10 août 1934.

[22] ADML, 15 J 612. Fell André, Le travail de l’ardoise et la pathologie professionnelle de l’ardoisier, Paris : librairie Le François, 1935, p. 90.

[23] Ibid , p. 89.

[24] Ibid, p. 97.

[25] ADML, 15 J 524. Rapport annuel d’activité, 1922-1923.

[26] Ibid, p. 94.

[27] Ibid, p. 95.

[28] Ibid, p. 94.

[29] ADML, 15 J 669. Rapports généraux d’activités – Sources de dangers, 1928-1931.

[30] La loi du 11 octobre 1946 a été promulguée pour résoudre le problème des maladies professionnelles.

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