Le rapport à la vengeance des résistants condamnés à mort

21 Juin
2021

Déborah Sautel

Résumé

Les ultimes lettres que les résistants condamnés à mort adressent à leurs proches permettent de connaître, dans une certaine mesure, leur état d’esprit. Avant leur exécution, ils réfléchissent aux conditions de leur arrestation et de leur détention, ce qui amène certains d’entre eux à exprimer leur rancune envers leur dénonciateur dont la trahison paraît inexcusable. Ils s’expriment aussi avec hargne contre les agents français de la répression, considérant qu’ils commettent un crime à l’encontre de leur pays. Les résistants sont plus nuancés sur les Allemands, distinguant tant le peuple allemand des nazis que les divers comportements des membres de l’armée d’occupation. Certains résistants, en raison de leur obédience chrétienne ou de leur désir de protéger leur famille des représailles, demandent à leurs proches de ne pas les venger.

Members of the Resistance and their relation to vengeance after their death sentence

The final letters from condemned members of the Resistance to their close ones shine some light, to a certain extent, on their state of mind. Before their execution, they would reflect on the conditions of their arrest and detention, which brought some of them to express their resentment towards their accuser, whose treachery seemed unforgivable. They would also express their harsh discontent against the French repressive agents, judging that they had been committing a crime against their country. The Resistance was more moderate with regards to Germans, making a difference between the German people and the Nazis, as well as the members of the occupying army and their various acts. Because of their Christian faith or their desire to protect their families from retaliation, some Resistance members asked their close ones not to avenge them.

Détails

Chronologie : XXe siècle
Lieux : Europe
Mots-clés : résistants – mort – vengeance – trahison – Allemands – Europe – lettres – Seconde Guerre mondiale

Chronology: XXth century
Location: Europe
Keywords: Resistance – death – vengeance – treachery – Germans – Europe – letters – World War II

Plan

I – La trahison : un acte impardonnable ?

II – Les Allemands : les adversaires d’aujourd’hui, les alliés de demain

Pour citer cet article

Référence électronique
Sautel Déborah, “Le rapport à la vengeance des résistants condamnés à mort", Revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest [En ligne], n°1, 2021, mis en ligne le 21 juin 2021, consulté le 19 mars 2024 à 12h02, URL : https://ajco49.fr/2021/06/21/le-rapport-a-la-vengeance-des-resistants-condamnes-a-mort

L'Auteur

Déborah Sautel a réalisé deux mémoires de recherche à l'université d'Angers sous la direction de Yves Denéchère, ainsi que de Guillaume Piketty pour le second.

Droits d'auteur

Tous droits réservés à l'Association des Jeunes Chercheurs de l'Ouest.
Les propos tenus dans les travaux publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.

            En France, après la défaite de 1940, des hommes et des femmes choisissent d’entrer en résistance, agissant contre les occupants et leurs collaborateurs de différentes manières (propagande, attentats, aide aux aviateurs alliés, etc.). Les résistants sont victimes des répressions allemande et française. Nombre d’entre eux sont condamnés à mort, étant considérés comme des francs-tireurs d'après l’article 10 de la convention d’armistice signée par la France et l’Allemagne à Rethondes. Les condamnations diffèrent selon le sexe de l'accusé : la peine de mort des femmes est généralement commuée en déportation.

            Les résistants condamnés à mort sont autorisés à écrire une dernière lettre à leurs proches. Bien que les lettres soient censurées, certaines laissent transparaître les sentiments des résistants à l’égard des Allemands et des responsables de leur arrestation. Des résistants évitent la censure en transmettant des messages à l’insu de leurs geôliers (par exemple en les glissant dans leur linge qu’ils retournent à leur famille)[1]. Plusieurs résistants évoquent la vengeance dans leur lettre, demandant à être vengés ou, au contraire, à ne pas l’être. L’enjeu de cet article est, d’une part, de distinguer les différentes cibles de la vengeance des résistants et d’en expliquer les raisons et, d’autre part, de comprendre pourquoi certains d’entre eux s’opposent à la loi du talion[2].

La trahison : un acte impardonnable ?

            Les résistants prennent pleinement conscience, à mesure que la répression s’intensifie, des risques d’une trahison. Un résistant peut être retourné par les Allemands par crainte des tortures, d’une condamnation à mort, de représailles à l’égard de sa famille, voire par appât du gain. Si des noms sont livrés, par réaction en chaîne ils nuisent à l’ensemble d’un réseau ou d’un mouvement. Outre les pertes qu’elles engendrent pour la Résistance, ces délations conduisent à la torture et à la mort des camarades. Les résistants les condamnent donc avec intransigeance. Le parti communiste adopte tôt une position très claire à cet égard dans son bulletin destiné à ses militants :

            Un militant qui a ‘‘donné’’ ses compagnons de combat agit en traître et doit être considéré comme tel, tout le bon travail qu'il a pu faire dans le passé s'est effacé après cette trahison et les organisations du Parti doivent impitoyablement dénoncer les donneurs de façon à ce que ces misérables sachent qu'ils sont entourés du mépris et de la haine de leurs anciens compagnons de combat et de leurs proches ; de même qu'ils doivent savoir que leur trahison sera châtiée[3].

Les mouvements de résistance prennent progressivement des mesures pour lutter contre les trahisons. Les nouveaux membres sont prévenus lors de leur intégration dans l’organisation qu’ils risquent d’être arrêtés et torturés pour leurs activités, mais qu’il est de leur devoir de ne rien révéler. Le Conseil national de la Résistance rend une décision concernant la sécurité en mai 1944, alors que les délations risquent de mettre en péril les maquis et la Résistance à l'approche du débarquement :

            Tout patriote doit savoir qu’en cas d’arrestation il est de son devoir de ne pas livrer un seul mot à la police. […] Tout militant doit avoir constamment à l’esprit qu’il est responsable de la sécurité de tous les camarades qui travaillent avec lui, comme ceux-ci sont responsables de la sienne. Celui qui parle perd son honneur, trahit son pays et vend ses compagnons. La fierté de la Résistance est que ceux qui ont fléchi soient si peu nombreux par rapport à ceux qui ont tenu. L’exemple de leurs camarades qui ont passé par là est pour tous les patriotes une règle à laquelle, en cas de malheur, ils doivent se conformer à tout prix et sans exception.

            Tout délateur doit être averti que même s’il parvenait par sa lâcheté à se concilier l’indulgence de la police ou de la Gestapo, sa situation n’en serait pas améliorée. En pareil cas, c’est devant la Résistance qu’il aurait plus tard des comptes à rendre, et il n’aurait à compter sur aucune indulgence[4].

Les résistants ont néanmoins conscience de la difficulté de se taire sous les tortures physiques d’autant que les agents de la répression utilisent des méthodes qui ne se limitent pas aux coups (avec ou sans outils) mais incluent, entre autres, des techniques de suffocation (le supplice de la baignoire) et de brûlures (avec un briquet ou avec des chocs électriques). Des résistants comprennent donc qu’un prisonnier torturé finisse par céder, mais les condamnés à mort sont globalement moins enclins à l’indulgence puisqu’ils ont eux-mêmes subi des supplices sans parler. Ils excusent d’autant moins ceux qui parlent par crainte de la torture (et donc sans l’éprouver) ou pour éviter la peine capitale. Marc Riquier, membre du groupe Fer des corps francs Vengeance, écrit à sa femme qu’il ne « pardonne pas la lâcheté » d’un camarade qui a trahi et précise que lui-même n’a pas voulu sauver sa vie en conduisant à la mort d’autres camarades[5]. Eugène Clotrier, des francs-tireurs et partisans (FTP), demande explicitement à sa femme de le venger de celui qui l’a trahi : « C’est bien le Paulo qui nous a tous donnés à son arrestation. Pour celui-là, pas de pitié ; je te laisse avec les copains le soin de lui régler son addition à la prochaine occasion[6]. » Il lui rappelle que Paul est responsable de sa mort dans sa dernière lettre[7].

            Rares sont les résistants à pardonner ceux qui les ont livrés. René Roeckel, des FTP, prend en conséquence la précaution de s’excuser pour les propos qu’ont pu tenir les résistants arrêtés avec lui : « Je demande pardon à tout le monde de ce qu'involontairement mes ‘‘soldats’’ par leurs déclarations ont pu causer comme mal aux patriotes qui nous ont aidés[8]. » Même des résistants qui appellent à la paix dans leur dernière lettre excluent les traîtres de leur pardon. Bien que la lettre de Missak Manouchian soit connue pour son caractère irénique, il y indique : « je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal, sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et [à] ceux qui nous ont vendus »[9]. La rancœur des résistants à l’égard des « traîtres » vient de l’engagement originel de ceux-ci dans la Résistance en connaissance des risques, de la camaraderie qui pouvait les lier ainsi que des souffrances qui résultent de la trahison tant pour eux-mêmes que pour les autres camarades qui sont dénoncés. Si la trahison d’une personne à qui ils avaient personnellement accordé leur confiance leur est douloureuse, ce qu’ils estiment être la trahison des représentants de l’ordre leur est odieuse.

            Les différentes « polices » de l'État Français prennent part à la poursuite des résistants en les arrêtant et en les interrogeant[10]. Les accords Oberg-Bousquet conclus en août 1942 confirment la collaboration de la police française à la répression. Les Renseignements généraux disposent d’une brigade anticommuniste (créée en 1940 elle est réemployée à partir de l'été 1941) et, à partir de janvier 1942, d’une brigade antiterroriste enquêtant sur les résistants[11]. D’autres policiers et des gendarmes sont également impliqués dans la traque des résistants. Ceux-ci leur reprochent d’être des traîtres à leur patrie. Un anonyme résume à sa compagne les griefs à l’égard des policiers :

            Il faut aussi que tu connaisses les responsables de ma mort, ce sont les policiers français qui, après nous avoir maltraités, cravachés, nous ont livré aux Allemands. N'oublie jamais tous ces lâches, il faut aussi que mes enfants le sachent. Ne pardonne jamais à ceux qui m’ont arrêté et enchaîné devant toi, ils se sont faits complices par leur inconscience et leur lâcheté[12].

Les résistants appellent donc à la vengeance soit en affirmant qu’ils se vengeront eux-mêmes, comme c’est le cas d’André Diez qui écrit en évoquant les policiers qui l’ont torturé : « Alors tu penses que lorsque je sortirai, je serai plutôt méchant… Qu’est-ce que je leur laisserai aller ! »[13], soit, de manière plus rationnelle, en demandant aux destinataires de leur courrier de les venger. Des communistes s’adressent à leur parti en nommant les auteurs de leurs tourments, car le PCF incite à lui indiquer les policiers qui torturent et les « donneurs » et affirme que leurs crimes seront châtiés[14]. Les autres résistants s’adressent soit à leurs camarades soit à leur famille, mais certains, craignant les représailles, enjoignent au contraire leurs parents à ne pas chercher à les venger afin de les protéger. Guy Le Goff, du mouvement Défense de la France, demande à ses proches de ne rien faire qui puisse leur « attirer des ennuis »[15]. Dans cette perspective, des résistants évitent de demander une vengeance immédiate et interpersonnelle et privilégient une justice d’après-guerre. Jean Alezard, des FTP, écrit ainsi : « Ma volonté de communiste français est de ne pas vouloir de tuerie après la victoire, mais de châtier de la seule façon qui s’impose les traîtres à notre Patrie qui nous ont livrés[16]. »

            Si les résistants sont peu enclins à pardonner leurs compatriotes, ils n’excusent pas davantage les actes des nazis à leur égard.

Les Allemands : les adversaires d’aujourd’hui, les alliés de demain

            Des résistants font part de leur animosité à l’égard des Allemands en la liant aux tortures que ceux-ci leur font subir. En conséquence, ils refusent tout contact avec eux et appellent également à la vengeance. Bernard Maître, des FTP, écrit à sa famille :

En cette heure tragique, mes bourreaux nazis ont eu l'audace de m'offrir une cigarette, je l'ai refusée. M'entendez-vous ?
Pendant mon écrouement [sic] par eux […] je n'ai absolument rien sollicité de leur faveur : c'est en noble et digne Français que je veux mourir. Courage, parents chéris et patriotes, je meurs, mais dans l'espoir de nous venger.
Punissez les actes odieux qu'ils ont commis sur notre terre chérie[17].

Cette rancune interpersonnelle, concentrée sur les bourreaux pour leurs actes, peut être associée à l’ensemble des Allemands comme le montre l’expression employée par Joseph Delobel : « la barbarie des teutons »[18]. Cependant, des résistants distinguent dès leur engagement dans la lutte les agissements des nazis du peuple allemand. Jean-Pierre Vernant, chef de l’armée secrète du Sud-Ouest, affirme après-guerre que les résistants pouvaient « être des gens comme moi qui n’avaient pas de haine contre les Allemands et n’ont jamais voulu en avoir pour les Allemands comme Allemands, ils ont toujours refusé de dire les Boches, il faut tuer tous les Boches, non sûrement pas, mais qui avaient la haine du nazisme[19]. » D’autres résistants, au contraire, ne peuvent dissocier la charge symbolique des vêtements et des insignes militaires que portent les Allemands. Victor Chatenay, du réseau Honneur et Patrie, évoque ainsi : « un jeune homme blond avec une figure qui aurait pu être sympathique si elle n’avait pas été déparée par cet uniforme[20]. » Toutefois, des actes des Allemands peuvent les amener à avoir une vision plus nuancée. Bernard Courtault, du groupe de la Résistance étudiante chrétienne du lycée Paul-Langevin à Suresnes, indique à son père qu’il a « toujours été très bien traité par les soldats allemands et [que] certains étaient vraiment des hommes d'une bonté et d'une charité exemplaires, comme il ferait bon en voir partout[21]. » De même, Félicien Joly, de l’Organisation spéciale, remarque que des Allemands sont opposés à la guerre et que leur devoir leur pèse : « J'ai vu des larmes dans les yeux des soldats allemands qui nous gardent. Je sais aujourd'hui qu'ils haïssent la guerre. Je sais que nous pouvons compter sur l'Allemagne[22]. »

            Des Allemands montrent aux résistants qu’ils les trouvent braves et qu’ils regrettent d’avoir à les condamner à mort. Agnès Humbert, à propos du procès des résistants du réseau du musée de l’Homme, écrit : « Le président est pâle, je n'ai jamais vu un homme si pâle : il a dit que son devoir d'Allemand était dur. Aujourd'hui, on sent bien que ce mot était sincère. Il souffre d'avoir à prononcer une telle sentence. Il estime, il admire les hommes qu'il va condamner à mort[23]. » Certains résistants tiennent compte de ce devoir pour les Allemands de condamner les résistants. Pierre Biou, du réseau Alphonse, demande « à tous de ne pas avoir de haine contre les hommes qui m’ont jugé, ils l’ont fait en leur âme et conscience persuadés qu’ils accomplissaient leur devoir »[24]. Agnès Humbert fait aussi part d’un moment d’échange exceptionnel entre un Allemand et un résistant, il s’agit en l’occurrence de Boris Vildé, le chef du réseau : « Le greffier – un soldat allemand – lui souhaite, en bredouillant d'émotion, d'être bientôt gracié ; Vildé rit, lui serre la main et, comme pour distraire l'Allemand de sa peine, lui balance le bras de droite à gauche comme on fait à un gosse, et ils rient tous deux aux éclats[25]. »

            Boris Vildé distingue l’idéologie nazie, contre laquelle il lutte, du peuple allemand. Il écrit à sa femme : « Il ne faut pas que ma mort soit un prétexte à une haine contre l'Allemagne. J'avais agi pour la France, mais non contre les Allemands[26]. » Il intègre d’ailleurs l’Allemagne dans l’Europe d’après-guerre qu’il imagine : « Je m'imagine très bien cette Europe nouvelle où […] l'armée allemande assurera l'ordre intérieur et les frontières…[27] » Si les évocations favorables à l’Allemagne sont rares dans les lettres des condamnés à mort, la nécessité de l’intégrer ultérieurement dans l’Europe est signifiée par certains résistants. Henri Frenay, fondateur du mouvement Combat, précise dans un rapport qu'il envoie à Londres en 1943 : « Ce que nous combattons, c'est une tentative d'unification de l'Europe par la violence au service d'un régime totalitaire. Mais c'est en vue, après la libération, de travailler ensemble à la construction d'une Europe libre et démocratique, avec ceux-là même que nous combattons aujourd'hui[28]. » En conséquence, si les résistants ne pardonnent pas les actes des nazis, certains prônent une réconciliation avec l’Allemagne à l’issue de la guerre. Honoré d'Estienne d'Orves, du réseau Nemrod, déclare qu'il « prie le bon Dieu de donner à la France et à l'Allemagne une paix dans la justice, comportant le rétablissement de la grandeur de [s]on pays[29]. » La foi chrétienne des résistants est un argument supplémentaire en faveur de l’opposition à la vengeance comme l’explique Roger Pironneau à ses parents : « Surtout, aucune haine contre ceux qui me fusillent. ‘‘Aimez-vous les uns les autres’’, a dit Jésus, et la religion à laquelle je suis revenu, celle à laquelle vous devez revenir, car mes frères et sœurs chéris, vous vous en étiez écartés, est une religion d’amour[30]. »

            De nombreux résistants deviennent européistes après-guerre, en dépit d’un certain ressentiment envers les Allemands. Jean-Marie Delabre (membre des Volontaires de la Liberté puis de Défense de la France), qui a été déporté, déclare ainsi dans un témoignage : « si je me suis trouvé pendant quelque temps à avoir un rapport difficile avec tout ce qui était allemand, après j’ai trouvé tout à fait extraordinaire tout ce qui a pu se faire pour l’Europe, pour moi, l’Europe c’est la grande chose du XXe siècle[31]. »

            Les résistants condamnés à mort vouent une rancune tenace à ceux qui les ont trahis, estimant qu’il est du devoir des patriotes de ne rien révéler après leur arrestation. Ils en veulent d’autant plus à ceux qui ont parlé par crainte des tortures sans les subir. Le ressentiment envers les policiers semble unanime puisque, de leur rôle initial de protecteurs des populations, ils deviennent durant la guerre des acteurs de la répression des résistants, participant parfois à leurs tortures. La vision nuancée des Allemands ne s’explique pas par un pardon des actes des nazis, mais par la distinction faite entre les agissements individuels, incitant à refuser de leur vouer une haine collective. Les résistants comparent en outre les agissements des Allemands à ceux des Français. Dans cette perspective, si la répression allemande peut se comprendre car elle s’inscrit dans un processus de protection, ce n’est pas le cas de la répression française. Les résistants en veulent donc d’autant plus à leurs compatriotes dont les agissements leur paraissent inexcusables. Ceci souligne la différence de traitement entre le proche (les concitoyens) et le lointain (les Allemands), qui se retrouve dans d’autres cas de figure (des juifs ayant par exemple plus de ressentiment à l’égard de leurs compatriotes que des nazis)[32].

[1] MARCOT François, « Lettres de fusillés. Derniers écrits. Documents d'histoire », in CURATOLO Bruno, MARCOT François (dir.), Écrire sous l'Occupation. Du non-consentement à la Résistance France-Belgique-Pologne 1940-1945, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2011, p. 353-370, p. 355.
[2] Cet article est tiré de : SAUTEL Déborah, Le rapport à la mort des résistants de France, 1940-1944. Étude de leurs derniers écrits, mémoire de master sous la direction de DENÉCHÈRE Yves, Université d’Angers, 2020.

[3] « La lutte contre les donneurs », La Vie du Parti, novembre 1942, p. 10.

[4] Archives nationales – 72AJ/65 dossier n° 3, pièce 2f. Décision du Conseil national de la Résistance concernant la sécurité, 5 mai 1944.

[5] Lettre de Marc Riquier à sa femme, 19 janvier 1944. Consultable sur https://fusilles-40-44.maitron.fr/spip.php?article166738&id_mot=10754

[6] Lettre d'Eugène Clotrier à sa femme, ses filles et ses proches, 2 avril 1944. Consultable sur https://fusilles-40-44.maitron.fr/spip.php?article20200&id_mot=10754
[7] Lettre d'Eugène Clotrier à sa femme et ses enfants, 11 avril 1944. Consultable sur https://fusilles-40-44.maitron.fr/spip.php?article20200&id_mot=10754

[8] Archives nationales – 72AJ/72 dossier n° 7, pièce 3. Lettre de René Roeckel aux siens, 23 mars 1944.

[9] Lettre de Missak Manouchian à sa femme, 21 février 1944. Consultable sur http://www.mont-valerien.fr/ressources-historiques/le-mont-valerien-pendant-la-seconde-guerre-mondiale/lettres-de-fusilles/detail-lettres-fusiles/lettres-de-fusilles/manouchian-missak/?no_cache=1 Missak Manouchian est membre des FTP-MOI (francs-tireurs et partisans de la main d’œuvre immigrée).

[10]BERLIÈRE Jean-Marc, « Les “polices" de l'État Français : genèse et construction d'un appareil répressif », in GARNIER Bernard, LELEU Jean-Luc, QUELLIEN Jean (dir.), La répression en France : 1940-1945, Centre de Recherche d'Histoire Quantitative, CNRS-Université de Caen Basse-Normandie, Caen, 2007, p. 107-127.
[11] PESCHANSKI Denis, « La confrontation radicale. Résistants communistes parisiens vs Brigades spéciales », in MARCOT François, MUSIEDLAK Didier, Les Résistances, miroir des régimes d’oppression. Allemagne, France, Italie, Presses universitaires de Franche-Comté, Besançon, 2006, p. 335-349.

[12] Lettre d’un anonyme à son aimée, 19 septembre 1943. Consultable dans KRIVOPISSKO Guy (éd.), La vie à en mourir, Lettres de fusillés (1941-1944), Tallandier, Paris, 2006, p. 188-189.

[13] Lettre d'André Diez à son cousin Charlot, août 1942. Consultable sur https://fusilles-40-44.maitron.fr/?article22720&id_mot=10754 André Diez est un militant communiste.
[14] « La lutte contre les donneurs », La Vie du Parti, novembre 1942, p. 10.

[15] Lettre de Guy Le Goff à sa mère, 20 mai 1944. Consultable sur https://fusilles-40-44.maitron.fr/IMG/png/le_goff_guy_derniere_lettre.png

[16] Archives nationales – 72AJ/72 dossier n° 7, pièce 1. Lettre de Jean Alezard à sa sœur et à ses frères, 11 avril 1944.

[17] Lettre de Bernard Maître à ses parents, 16 février 1944. Consultable dans KRIVOPISSKO Guy (éd.), La vie à en mourir, op. cit., p. 241-242.

[18] Lettre de Joseph Delobel à sa famille, au parti communiste et aux jeunesses communistes, 16 juillet 1942. Consultable sur https://fusilles-40-44.maitron.fr/spip.php?article152697&id_mot=10754 Joseph Delobel est membre des FTP.

[19] Témoignage de Jean-Pierre Vernant. Consultable sur https://www.memoresist.org/temoignage/jean-pierre-vernant/

[20] CHATENAY Victor, Mon journal du temps du malheur (Angers – Fresnes – Londres – Angers), Éditions du “Courrier de l’Ouest", Angers, 1967, p. 47.

[21] Lettre de Bernard Courtault à son père, 3 novembre 1943. Consultable sur https://www.petit-patrimoine.com/fiche-petit-patrimoine.php?id_pp=92062_15

[22] Lettre de Félicien Joly à sa famille, 15 novembre 1941. Consultable dans KRIVOPISSKO Guy (éd.), La vie à en mourir, op. cit., p. 89.

[23] HUMBERT Agnès, Notre guerre : souvenirs de résistance, Tallandier, Paris, 2004, p. 199.

[24] Lettre de Pierre Biou à son oncle et à Marcelle, janvier 1944. Consultable sur https://fusilles-40-44.maitron.fr/spip.php?article157491&id_mot=10754

[25] HUMBERT Agnès, Notre guerre, op. cit., p. 201.

[26] Lettre de Boris Vildé à son épouse, 23 février 1942. Consultable sur http://www.mont-valerien.fr/ressources-historiques/le-mont-valerien-pendant-la-seconde-guerre-mondiale/lettres-de-fusilles/detail-lettres-fusiles/lettres-de-fusilles/vilde-boris/?no_cache=1
[27] VILDÉ Boris, Journal et lettres de prison : 1940-1941, Allia, Paris, 1997, édité par François Bédarida et Dominique Veillon, p. 76.

[28] Rapport d'Henri Frenay, juillet 1943, archives du Comité d'histoire de la Deuxième Guerre mondiale, cité dans VOYENNE Bernard, Histoire de l'idée fédéraliste 3. Les lignées proudhoniennes, Presses d'Europe, Paris, 1981, p. 198.
[29] Lettre d'Honoré d'Estienne d'Orves à l'abbé Stock, 28 août 1941. Consultable dans KRIVOPISSKO Guy (éd.), La vie à en mourir, op. cit., p. 54.

[30] Lettre de Roger Pironneau à ses parents, 29 juillet 1942. Consultable dans KRIVOPISSKO Guy (éd.), La vie à en mourir, op. cit., p. 147. Roger Pironneau est membre du réseau de renseignement Saint-Jacques.

[31] Témoignage de Jean-Marie Delabre. URL : https://www.memoresist.org/temoignage/jean-marie-delabre/

[32] Je remercie Catherine Gousseff d’avoir attiré mon attention sur ce point.

            En France, après la défaite de 1940, des hommes et des femmes choisissent d’entrer en résistance, agissant contre les occupants et leurs collaborateurs de différentes manières (propagande, attentats, aide aux aviateurs alliés, etc.). Les résistants sont victimes des répressions allemande et française. Nombre d’entre eux sont condamnés à mort, étant considérés comme des francs-tireurs d'après l’article 10 de la convention d’armistice signée par la France et l’Allemagne à Rethondes. Les condamnations diffèrent selon le sexe de l'accusé : la peine de mort des femmes est généralement commuée en déportation.

            Les résistants condamnés à mort sont autorisés à écrire une dernière lettre à leurs proches. Bien que les lettres soient censurées, certaines laissent transparaître les sentiments des résistants à l’égard des Allemands et des responsables de leur arrestation. Des résistants évitent la censure en transmettant des messages à l’insu de leurs geôliers (par exemple en les glissant dans leur linge qu’ils retournent à leur famille)[1]. Plusieurs résistants évoquent la vengeance dans leur lettre, demandant à être vengés ou, au contraire, à ne pas l’être. L’enjeu de cet article est, d’une part, de distinguer les différentes cibles de la vengeance des résistants et d’en expliquer les raisons et, d’autre part, de comprendre pourquoi certains d’entre eux s’opposent à la loi du talion[2].

La trahison : un acte impardonnable ?

            Les résistants prennent pleinement conscience, à mesure que la répression s’intensifie, des risques d’une trahison. Un résistant peut être retourné par les Allemands par crainte des tortures, d’une condamnation à mort, de représailles à l’égard de sa famille, voire par appât du gain. Si des noms sont livrés, par réaction en chaîne ils nuisent à l’ensemble d’un réseau ou d’un mouvement. Outre les pertes qu’elles engendrent pour la Résistance, ces délations conduisent à la torture et à la mort des camarades. Les résistants les condamnent donc avec intransigeance. Le parti communiste adopte tôt une position très claire à cet égard dans son bulletin destiné à ses militants :

            Un militant qui a ‘‘donné’’ ses compagnons de combat agit en traître et doit être considéré comme tel, tout le bon travail qu'il a pu faire dans le passé s'est effacé après cette trahison et les organisations du Parti doivent impitoyablement dénoncer les donneurs de façon à ce que ces misérables sachent qu'ils sont entourés du mépris et de la haine de leurs anciens compagnons de combat et de leurs proches ; de même qu'ils doivent savoir que leur trahison sera châtiée[3].

Les mouvements de résistance prennent progressivement des mesures pour lutter contre les trahisons. Les nouveaux membres sont prévenus lors de leur intégration dans l’organisation qu’ils risquent d’être arrêtés et torturés pour leurs activités, mais qu’il est de leur devoir de ne rien révéler. Le Conseil national de la Résistance rend une décision concernant la sécurité en mai 1944, alors que les délations risquent de mettre en péril les maquis et la Résistance à l'approche du débarquement :

            Tout patriote doit savoir qu’en cas d’arrestation il est de son devoir de ne pas livrer un seul mot à la police. […] Tout militant doit avoir constamment à l’esprit qu’il est responsable de la sécurité de tous les camarades qui travaillent avec lui, comme ceux-ci sont responsables de la sienne. Celui qui parle perd son honneur, trahit son pays et vend ses compagnons. La fierté de la Résistance est que ceux qui ont fléchi soient si peu nombreux par rapport à ceux qui ont tenu. L’exemple de leurs camarades qui ont passé par là est pour tous les patriotes une règle à laquelle, en cas de malheur, ils doivent se conformer à tout prix et sans exception.

            Tout délateur doit être averti que même s’il parvenait par sa lâcheté à se concilier l’indulgence de la police ou de la Gestapo, sa situation n’en serait pas améliorée. En pareil cas, c’est devant la Résistance qu’il aurait plus tard des comptes à rendre, et il n’aurait à compter sur aucune indulgence[4].

Les résistants ont néanmoins conscience de la difficulté de se taire sous les tortures physiques d’autant que les agents de la répression utilisent des méthodes qui ne se limitent pas aux coups (avec ou sans outils) mais incluent, entre autres, des techniques de suffocation (le supplice de la baignoire) et de brûlures (avec un briquet ou avec des chocs électriques). Des résistants comprennent donc qu’un prisonnier torturé finisse par céder, mais les condamnés à mort sont globalement moins enclins à l’indulgence puisqu’ils ont eux-mêmes subi des supplices sans parler. Ils excusent d’autant moins ceux qui parlent par crainte de la torture (et donc sans l’éprouver) ou pour éviter la peine capitale. Marc Riquier, membre du groupe Fer des corps francs Vengeance, écrit à sa femme qu’il ne « pardonne pas la lâcheté » d’un camarade qui a trahi et précise que lui-même n’a pas voulu sauver sa vie en conduisant à la mort d’autres camarades[5]. Eugène Clotrier, des francs-tireurs et partisans (FTP), demande explicitement à sa femme de le venger de celui qui l’a trahi : « C’est bien le Paulo qui nous a tous donnés à son arrestation. Pour celui-là, pas de pitié ; je te laisse avec les copains le soin de lui régler son addition à la prochaine occasion[6]. » Il lui rappelle que Paul est responsable de sa mort dans sa dernière lettre[7].

            Rares sont les résistants à pardonner ceux qui les ont livrés. René Roeckel, des FTP, prend en conséquence la précaution de s’excuser pour les propos qu’ont pu tenir les résistants arrêtés avec lui : « Je demande pardon à tout le monde de ce qu'involontairement mes ‘‘soldats’’ par leurs déclarations ont pu causer comme mal aux patriotes qui nous ont aidés[8]. » Même des résistants qui appellent à la paix dans leur dernière lettre excluent les traîtres de leur pardon. Bien que la lettre de Missak Manouchian soit connue pour son caractère irénique, il y indique : « je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal, sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et [à] ceux qui nous ont vendus »[9]. La rancœur des résistants à l’égard des « traîtres » vient de l’engagement originel de ceux-ci dans la Résistance en connaissance des risques, de la camaraderie qui pouvait les lier ainsi que des souffrances qui résultent de la trahison tant pour eux-mêmes que pour les autres camarades qui sont dénoncés. Si la trahison d’une personne à qui ils avaient personnellement accordé leur confiance leur est douloureuse, ce qu’ils estiment être la trahison des représentants de l’ordre leur est odieuse.

            Les différentes « polices » de l'État Français prennent part à la poursuite des résistants en les arrêtant et en les interrogeant[10]. Les accords Oberg-Bousquet conclus en août 1942 confirment la collaboration de la police française à la répression. Les Renseignements généraux disposent d’une brigade anticommuniste (créée en 1940 elle est réemployée à partir de l'été 1941) et, à partir de janvier 1942, d’une brigade antiterroriste enquêtant sur les résistants[11]. D’autres policiers et des gendarmes sont également impliqués dans la traque des résistants. Ceux-ci leur reprochent d’être des traîtres à leur patrie. Un anonyme résume à sa compagne les griefs à l’égard des policiers :

            Il faut aussi que tu connaisses les responsables de ma mort, ce sont les policiers français qui, après nous avoir maltraités, cravachés, nous ont livré aux Allemands. N'oublie jamais tous ces lâches, il faut aussi que mes enfants le sachent. Ne pardonne jamais à ceux qui m’ont arrêté et enchaîné devant toi, ils se sont faits complices par leur inconscience et leur lâcheté[12].

Les résistants appellent donc à la vengeance soit en affirmant qu’ils se vengeront eux-mêmes, comme c’est le cas d’André Diez qui écrit en évoquant les policiers qui l’ont torturé : « Alors tu penses que lorsque je sortirai, je serai plutôt méchant… Qu’est-ce que je leur laisserai aller ! »[13], soit, de manière plus rationnelle, en demandant aux destinataires de leur courrier de les venger. Des communistes s’adressent à leur parti en nommant les auteurs de leurs tourments, car le PCF incite à lui indiquer les policiers qui torturent et les « donneurs » et affirme que leurs crimes seront châtiés[14]. Les autres résistants s’adressent soit à leurs camarades soit à leur famille, mais certains, craignant les représailles, enjoignent au contraire leurs parents à ne pas chercher à les venger afin de les protéger. Guy Le Goff, du mouvement Défense de la France, demande à ses proches de ne rien faire qui puisse leur « attirer des ennuis »[15]. Dans cette perspective, des résistants évitent de demander une vengeance immédiate et interpersonnelle et privilégient une justice d’après-guerre. Jean Alezard, des FTP, écrit ainsi : « Ma volonté de communiste français est de ne pas vouloir de tuerie après la victoire, mais de châtier de la seule façon qui s’impose les traîtres à notre Patrie qui nous ont livrés[16]. »

            Si les résistants sont peu enclins à pardonner leurs compatriotes, ils n’excusent pas davantage les actes des nazis à leur égard.

Les Allemands : les adversaires d’aujourd’hui, les alliés de demain

            Des résistants font part de leur animosité à l’égard des Allemands en la liant aux tortures que ceux-ci leur font subir. En conséquence, ils refusent tout contact avec eux et appellent également à la vengeance. Bernard Maître, des FTP, écrit à sa famille :

            En cette heure tragique, mes bourreaux nazis ont eu l'audace de m'offrir une cigarette, je l'ai refusée. M'entendez-vous ?
Pendant mon écrouement [sic] par eux […] je n'ai absolument rien sollicité de leur faveur : c'est en noble et digne Français que je veux mourir. Courage, parents chéris et patriotes, je meurs, mais dans l'espoir de nous venger.
Punissez les actes odieux qu'ils ont commis sur notre terre chérie[17].

Cette rancune interpersonnelle, concentrée sur les bourreaux pour leurs actes, peut être associée à l’ensemble des Allemands comme le montre l’expression employée par Joseph Delobel : « la barbarie des teutons »[18]. Cependant, des résistants distinguent dès leur engagement dans la lutte les agissements des nazis du peuple allemand. Jean-Pierre Vernant, chef de l’armée secrète du Sud-Ouest, affirme après-guerre que les résistants pouvaient « être des gens comme moi qui n’avaient pas de haine contre les Allemands et n’ont jamais voulu en avoir pour les Allemands comme Allemands, ils ont toujours refusé de dire les Boches, il faut tuer tous les Boches, non sûrement pas, mais qui avaient la haine du nazisme[19]. » D’autres résistants, au contraire, ne peuvent dissocier la charge symbolique des vêtements et des insignes militaires que portent les Allemands. Victor Chatenay, du réseau Honneur et Patrie, évoque ainsi : « un jeune homme blond avec une figure qui aurait pu être sympathique si elle n’avait pas été déparée par cet uniforme[20]. » Toutefois, des actes des Allemands peuvent les amener à avoir une vision plus nuancée. Bernard Courtault, du groupe de la Résistance étudiante chrétienne du lycée Paul-Langevin à Suresnes, indique à son père qu’il a « toujours été très bien traité par les soldats allemands et [que] certains étaient vraiment des hommes d'une bonté et d'une charité exemplaires, comme il ferait bon en voir partout[21]. » De même, Félicien Joly, de l’Organisation spéciale, remarque que des Allemands sont opposés à la guerre et que leur devoir leur pèse : « J'ai vu des larmes dans les yeux des soldats allemands qui nous gardent. Je sais aujourd'hui qu'ils haïssent la guerre. Je sais que nous pouvons compter sur l'Allemagne[22]. »

            Des Allemands montrent aux résistants qu’ils les trouvent braves et qu’ils regrettent d’avoir à les condamner à mort. Agnès Humbert, à propos du procès des résistants du réseau du musée de l’Homme, écrit : « Le président est pâle, je n'ai jamais vu un homme si pâle : il a dit que son devoir d'Allemand était dur. Aujourd'hui, on sent bien que ce mot était sincère. Il souffre d'avoir à prononcer une telle sentence. Il estime, il admire les hommes qu'il va condamner à mort[23]. » Certains résistants tiennent compte de ce devoir pour les Allemands de condamner les résistants. Pierre Biou, du réseau Alphonse, demande « à tous de ne pas avoir de haine contre les hommes qui m’ont jugé, ils l’ont fait en leur âme et conscience persuadés qu’ils accomplissaient leur devoir »[24]. Agnès Humbert fait aussi part d’un moment d’échange exceptionnel entre un Allemand et un résistant, il s’agit en l’occurrence de Boris Vildé, le chef du réseau : « Le greffier – un soldat allemand – lui souhaite, en bredouillant d'émotion, d'être bientôt gracié ; Vildé rit, lui serre la main et, comme pour distraire l'Allemand de sa peine, lui balance le bras de droite à gauche comme on fait à un gosse, et ils rient tous deux aux éclats[25]. »

            Boris Vildé distingue l’idéologie nazie, contre laquelle il lutte, du peuple allemand. Il écrit à sa femme : « Il ne faut pas que ma mort soit un prétexte à une haine contre l'Allemagne. J'avais agi pour la France, mais non contre les Allemands[26]. » Il intègre d’ailleurs l’Allemagne dans l’Europe d’après-guerre qu’il imagine : « Je m'imagine très bien cette Europe nouvelle où […] l'armée allemande assurera l'ordre intérieur et les frontières…[27] » Si les évocations favorables à l’Allemagne sont rares dans les lettres des condamnés à mort, la nécessité de l’intégrer ultérieurement dans l’Europe est signifiée par certains résistants. Henri Frenay, fondateur du mouvement Combat, précise dans un rapport qu'il envoie à Londres en 1943 : « Ce que nous combattons, c'est une tentative d'unification de l'Europe par la violence au service d'un régime totalitaire. Mais c'est en vue, après la libération, de travailler ensemble à la construction d'une Europe libre et démocratique, avec ceux-là même que nous combattons aujourd'hui[28]. » En conséquence, si les résistants ne pardonnent pas les actes des nazis, certains prônent une réconciliation avec l’Allemagne à l’issue de la guerre. Honoré d'Estienne d'Orves, du réseau Nemrod, déclare qu'il « prie le bon Dieu de donner à la France et à l'Allemagne une paix dans la justice, comportant le rétablissement de la grandeur de [s]on pays[29]. » La foi chrétienne des résistants est un argument supplémentaire en faveur de l’opposition à la vengeance comme l’explique Roger Pironneau à ses parents : « Surtout, aucune haine contre ceux qui me fusillent. ‘‘Aimez-vous les uns les autres’’, a dit Jésus, et la religion à laquelle je suis revenu, celle à laquelle vous devez revenir, car mes frères et sœurs chéris, vous vous en étiez écartés, est une religion d’amour[30]. »

            De nombreux résistants deviennent européistes après-guerre, en dépit d’un certain ressentiment envers les Allemands. Jean-Marie Delabre (membre des Volontaires de la Liberté puis de Défense de la France), qui a été déporté, déclare ainsi dans un témoignage : « si je me suis trouvé pendant quelque temps à avoir un rapport difficile avec tout ce qui était allemand, après j’ai trouvé tout à fait extraordinaire tout ce qui a pu se faire pour l’Europe, pour moi, l’Europe c’est la grande chose du XXe siècle[31]. »

            Les résistants condamnés à mort vouent une rancune tenace à ceux qui les ont trahis, estimant qu’il est du devoir des patriotes de ne rien révéler après leur arrestation. Ils en veulent d’autant plus à ceux qui ont parlé par crainte des tortures sans les subir. Le ressentiment envers les policiers semble unanime puisque, de leur rôle initial de protecteurs des populations, ils deviennent durant la guerre des acteurs de la répression des résistants, participant parfois à leurs tortures. La vision nuancée des Allemands ne s’explique pas par un pardon des actes des nazis, mais par la distinction faite entre les agissements individuels, incitant à refuser de leur vouer une haine collective. Les résistants comparent en outre les agissements des Allemands à ceux des Français. Dans cette perspective, si la répression allemande peut se comprendre car elle s’inscrit dans un processus de protection, ce n’est pas le cas de la répression française. Les résistants en veulent donc d’autant plus à leurs compatriotes dont les agissements leur paraissent inexcusables. Ceci souligne la différence de traitement entre le proche (les concitoyens) et le lointain (les Allemands), qui se retrouve dans d’autres cas de figure (des juifs ayant par exemple plus de ressentiment à l’égard de leurs compatriotes que des nazis)[32].

[1] MARCOT François, « Lettres de fusillés. Derniers écrits. Documents d'histoire », in CURATOLO Bruno, MARCOT François (dir.), Écrire sous l'Occupation. Du non-consentement à la Résistance France-Belgique-Pologne 1940-1945, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2011, p. 353-370, p. 355.

[2] Cet article est tiré de : SAUTEL Déborah, Le rapport à la mort des résistants de France, 1940-1944. Étude de leurs derniers écrits, mémoire de master sous la direction de DENÉCHÈRE Yves, Université d’Angers, 2020.

[3] « La lutte contre les donneurs », La Vie du Parti, novembre 1942, p. 10.

[4] Archives nationales – 72AJ/65 dossier n° 3, pièce 2f. Décision du Conseil national de la Résistance concernant la sécurité, 5 mai 1944.

[5] Lettre de Marc Riquier à sa femme, 19 janvier 1944. Consultable sur https://fusilles-40-44.maitron.fr/spip.php?article166738&id_mot=10754

[6] Lettre d'Eugène Clotrier à sa femme, ses filles et ses proches, 2 avril 1944. Consultable sur https://fusilles-40-44.maitron.fr/spip.php?article20200&id_mot=10754

[7] Lettre d'Eugène Clotrier à sa femme et ses enfants, 11 avril 1944. Consultable sur https://fusilles-40-44.maitron.fr/spip.php?article20200&id_mot=10754

[8] Archives nationales – 72AJ/72 dossier n° 7, pièce 3. Lettre de René Roeckel aux siens, 23 mars 1944.

[9] Lettre de Missak Manouchian à sa femme, 21 février 1944. Consultable sur http://www.mont-valerien.fr/ressources-historiques/le-mont-valerien-pendant-la-seconde-guerre-mondiale/lettres-de-fusilles/detail-lettres-fusiles/lettres-de-fusilles/manouchian-missak/?no_cache=1 Missak Manouchian est membre des FTP-MOI (francs-tireurs et partisans de la main d’œuvre immigrée).

[10]BERLIÈRE Jean-Marc, « Les “polices" de l'État Français : genèse et construction d'un appareil répressif », in GARNIER Bernard, LELEU Jean-Luc, QUELLIEN Jean (dir.), La répression en France : 1940-1945, Centre de Recherche d'Histoire Quantitative, CNRS-Université de Caen Basse-Normandie, Caen, 2007, p. 107-127.

[11] PESCHANSKI Denis, « La confrontation radicale. Résistants communistes parisiens vs Brigades spéciales », in MARCOT François, MUSIEDLAK Didier, Les Résistances, miroir des régimes d’oppression. Allemagne, France, Italie, Presses universitaires de Franche-Comté, Besançon, 2006, p. 335-349.

[12] Lettre d’un anonyme à son aimée, 19 septembre 1943. Consultable dans KRIVOPISSKO Guy (éd.), La vie à en mourir, Lettres de fusillés (1941-1944), Tallandier, Paris, 2006, p. 188-189.

[13] Lettre d'André Diez à son cousin Charlot, août 1942. Consultable sur https://fusilles-40-44.maitron.fr/?article22720&id_mot=10754 André Diez est un militant communiste.

[14] « La lutte contre les donneurs », La Vie du Parti, novembre 1942, p. 10.

[15] Lettre de Guy Le Goff à sa mère, 20 mai 1944. Consultable sur https://fusilles-40-44.maitron.fr/IMG/png/le_goff_guy_derniere_lettre.png

[16] Archives nationales – 72AJ/72 dossier n° 7, pièce 1. Lettre de Jean Alezard à sa sœur et à ses frères, 11 avril 1944.

[17] Lettre de Bernard Maître à ses parents, 16 février 1944. Consultable dans KRIVOPISSKO Guy (éd.), La vie à en mourir, op. cit., p. 241-242.

[18] Lettre de Joseph Delobel à sa famille, au parti communiste et aux jeunesses communistes, 16 juillet 1942. Consultable sur https://fusilles-40-44.maitron.fr/spip.php?article152697&id_mot=10754 Joseph Delobel est membre des FTP.

[19] Témoignage de Jean-Pierre Vernant. Consultable sur https://www.memoresist.org/temoignage/jean-pierre-vernant/

[20] CHATENAY Victor, Mon journal du temps du malheur (Angers – Fresnes – Londres – Angers), Éditions du “Courrier de l’Ouest", Angers, 1967, p. 47.

[21] Lettre de Bernard Courtault à son père, 3 novembre 1943. Consultable sur https://www.petit-patrimoine.com/fiche-petit-patrimoine.php?id_pp=92062_15

[22] Lettre de Félicien Joly à sa famille, 15 novembre 1941. Consultable dans KRIVOPISSKO Guy (éd.), La vie à en mourir, op. cit., p. 89.

[23] HUMBERT Agnès, Notre guerre : souvenirs de résistance, Tallandier, Paris, 2004, p. 199.

[24] Lettre de Pierre Biou à son oncle et à Marcelle, janvier 1944. Consultable sur https://fusilles-40-44.maitron.fr/spip.php?article157491&id_mot=10754

[25] HUMBERT Agnès, Notre guerre, op. cit., p. 201.

[26] Lettre de Boris Vildé à son épouse, 23 février 1942. Consultable sur http://www.mont-valerien.fr/ressources-historiques/le-mont-valerien-pendant-la-seconde-guerre-mondiale/lettres-de-fusilles/detail-lettres-fusiles/lettres-de-fusilles/vilde-boris/?no_cache=1

[27] VILDÉ Boris, Journal et lettres de prison : 1940-1941, Allia, Paris, 1997, édité par François Bédarida et Dominique Veillon, p. 76.

[28] Rapport d'Henri Frenay, juillet 1943, archives du Comité d'histoire de la Deuxième Guerre mondiale, cité dans VOYENNE Bernard, Histoire de l'idée fédéraliste 3. Les lignées proudhoniennes, Presses d'Europe, Paris, 1981, p. 198.

[29] Lettre d'Honoré d'Estienne d'Orves à l'abbé Stock, 28 août 1941. Consultable dans KRIVOPISSKO Guy (éd.), La vie à en mourir, op. cit., p. 54.

[30] Lettre de Roger Pironneau à ses parents, 29 juillet 1942. Consultable dans KRIVOPISSKO Guy (éd.), La vie à en mourir, op. cit., p. 147. Roger Pironneau est membre du réseau de renseignement Saint-Jacques.

[31] Témoignage de Jean-Marie Delabre. URL : https://www.memoresist.org/temoignage/jean-marie-delabre/

[32] Je remercie Catherine Gousseff d’avoir attiré mon attention sur ce point.

Bibliographie

BERLIÈRE Jean-Marc, « Les “polices" de l'État Français : genèse et construction d'un appareil répressif », in GARNIER Bernard, LELEU Jean-Luc, QUELLIEN Jean (dir.), La répression en France : 1940-1945, Centre de Recherche d'Histoire Quantitative, CNRS-Université de Caen Basse-Normandie, Caen, 2007, p. 107-127.

MARCOT François, « Lettres de fusillés. Derniers écrits. Documents d'histoire », in CURATOLO Bruno, MARCOT François (dir.), Écrire sous l'Occupation. Du non-consentement à la Résistance France-Belgique-Pologne 1940-1945, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2011, p. 353-370.

PESCHANSKI Denis, « La confrontation radicale. Résistants communistes parisiens vs Brigades spéciales », in MARCOT François, MUSIEDLAK Didier, Les Résistances, miroir des régimes d’oppression. Allemagne, France, Italie, Presses universitaires de Franche-Comté, Besançon, 2006, p. 335-349.

SAUTEL Déborah, Le rapport à la mort des résistants de France, 1940-1944. Étude de leurs derniers écrits, mémoire de master sous la direction de DENÉCHÈRE Yves, Université d’Angers, 2020.