Le Psautier d’Odbert (Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20)

22 Mai
2023

Blanche Lagrange

Résumé

À la fin du Xe siècle, le scriptorium de l'abbaye flamande Saint-Bertin connaît, sous la houlette de l'abbé Odbert (986-1007), une intense période de production de manuscrits. Le Psautier d'Odbert (Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20) en est l'un des plus richement enluminés. Les 150 psaumes de l'Ancien Testament y sont accompagnés de nombreuses images, dont des scènes de la vie du Christ, ce qui fait du Psautier d'Odbert le premier psautier connu à posséder un cycle christologique. Ce manuscrit n'avait jamais bénéficié d'une monographie complète. De précédentes recherches, se concentrant seulement sur certains aspects de son décor, ont abouti à des interprétations incorrectes, des erreurs d'identification de certaines scènes ainsi que des hypothèses sur une conception incohérente du décor. Pourtant, lorsque le psautier est étudié dans son ensemble, il est possible d'observer une organisation savamment élaborée et de montrer qu'images et textes fonctionnent ensemble. Ils éclairent la place prépondérante occupée par cet ouvrage dans la spiritualité des moines de Saint-Bertin au tournant de l'An Mil, mais également l'importance du psautier et du rôle des moines dans le Salut des hommes.

Détails

Chronologie : Xe siècle
Lieux : France
Mots-clés : Saint-Bertin Psautier illustration du Psautier liturgie pénitence art carolingien art anglo-saxon

Chronology: Xth century
Location: France
Keywords: Saint-Bertin Psalter illustration of the Psalter liturgy penance Carolingian art Anglo-Saxon art

Plan

I – L’organisation du Psautier

1. Les peintures pleine-page comme introduction aux psaumes

2. La disposition des initiales historiées

3. Les dessins marginaux

4. La création des images : tradition visuelle carolingienne et langage formel anglo-saxon

II – Le Psautier d’Odbert, un outil fondamental dans la quête du Salut

1. L’histoire du Salut dans le Psautier

2. Les références à la liturgie et au cadre ecclésial

3. L’engouement pour la pénitence

4. Les moines comme acteurs du Salut

Pour citer cet article

Référence électronique
Lagrange Blanche, “Le Psautier d’Odbert (Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20)", Revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest [En ligne], n°3, 2023, mis en ligne le 22 mai 2023, consulté le 26 avril 2024 à 1h48, URL : https://ajco49.fr/2023/05/22/le-psautier-dodbert-boulogne-sur-mer-bibliotheque-municipale-ms-20/

L'Auteur

Blanche Lagrange

Droits d'auteur

Tous droits réservés à l'Association des Jeunes Chercheurs de l'Ouest.
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            À la fin du Xe siècle, le scriptorium de l’abbaye flamande Saint-Bertin à Saint-Omer connaît, sous la houlette de l’abbé Odbert (986-1007), une intense période de production de manuscrits. Le Psautier d’Odbert (Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20), réalisé vers 999, en est l’un des plus richement enluminés. Il contient les cent cinquante psaumes, poèmes de l’Ancien Testament chantés durant l’office religieux, précédés de prologues et suivis d’hymnes. Le texte psalmique est encadré, dans les marges, d’une glose inspirée des commentaires des psaumes de saint Augustin[1]. À cet assemblage de textes savamment élaboré ont été associés trois types d’images différents : des peintures pleine-page, des initiales décorées et des dessins marginaux. Leur langage formel et leur graphie reflètent une influence anglo-saxonne, alors que depuis l’époque carolingienne, l’abbaye Saint-Bertin était un important centre de production de manuscrits aux ornements dits « franco-saxons ».

            Aussi, les images ornant le manuscrit consistent pour la plupart en des scènes de la vie du Christ, ce qui en fait le premier psautier à posséder un cycle christologique. L’apparente impossibilité à établir des liens entre les épisodes néotestamentaires et les psaumes a entraîné des interprétations incorrectes, des erreurs d’identification de certaines scènes ainsi que des hypothèses sur une conception incohérente du décor[2]. Pourtant, lorsque le manuscrit est étudié dans son ensemble, il est possible d’observer une organisation savamment élaborée et de montrer qu’images et textes fonctionnent ensemble. En outre, ils éclairent la place prépondérante occupée par le psautier dans la spiritualité de la communauté monastique bertinienne au tournant de l’An Mil, qui a guidé la conception du Psautier, mais aussi la place des moines dans la société médiévale en tant qu’acteurs du Salut des hommes.

L’organisation du Psautier

1. Les peintures pleine-page comme introduction aux psaumes

            Trois peintures pleine-page font office de frontispice pour ce livre des psaumes. Si l’image du roi David composant les psaumes au folio 2 verso se retrouve dans de nombreux psautiers (David était en effet considéré comme l’auteur des psaumes), les deux autres ne se rencontrent dans aucun autre psautier connu. La première (Fig. 1) figure le roi David faisant face aux « quatre princes qui ont fait les psaumes[3] » ; or au Moyen Âge, l’idée est répandue que les chantres n’en sont pas les auteurs. La préface figurant sur le folio suivant, Origo prophetiae regis David psalmorum CL[4], expliquant l’origine du psautier, présente une version qui attribue la confection d’un nombre précis de psaumes à chaque chantre. Ces derniers ne sont pas représentés en train de jouer de la musique, comme dans la plupart des psautiers, mais tenant des codex et en attitude de discussion : Odbert a donc choisi de les représenter comme des co-auteurs qui participent activement à l’élaboration du texte psalmique. Sur le folio précédent a été copié un texte identifiant les concepteurs du psautier : Dodolin a préparé les pièces littéraires, Hérivée a copié le texte, Odbert a réalisé les enluminures. Ce texte, associé à la scène racontant la confection des psaumes juste en face, assimilent les moines bertiniens aux premiers auteurs des psaumes, dont ils poursuivent l’œuvre.

            La dernière peinture pleine-page (Fig. 2 et 3) présente la scène de la Pentecôte contenue dans l’initiale « B » du premier psaume. Lors de la Pentecôte[5], le Saint-Esprit (ici sous la forme d’une colombe) descend sur les apôtres afin qu’ils puissent diffuser la Parole de Dieu. Cet épisode est considéré comme le moment où le Christ établit son Église, et figure généralement à la fin des cycles christologiques. Dans les écoinçons de la bordure qui entoure le texte sont figurées des scènes faisant référence aux versets 7 et 8 du chapitre 17 du premier livre des Chroniques[6], alors que David souhaite édifier un temple à Dieu. Ce dernier lui précise que ce n’est pas lui, mais son fils Salomon qui bâtira ce temple : « Je désignerai l’un de tes propres fils pour te succéder comme roi […] C’est lui qui me construira un temple, et moi je l’installerai sur un trône inébranlable […] Je serai un père pour lui et il sera un fils pour moi[7]. » Ces mots se rapportent à Salomon, mais les exégètes les comprenaient comme des prophéties annonçant la venue du Christ. Ainsi, l’image de la Pentecôte établit entre David, Salomon et le Christ une relation typologique qui fait le lien entre l’Ancien et le Nouveau Testament : David et Salomon sont considérés comme des préfigurations du Christ, et l’Ancien Testament comme un mystère dans lequel se cache le Nouveau. La Pentecôte pourrait ici symboliser le passage du règne de David à celui du Christ et le passage de l’Ancien au Nouveau Testament par l’établissement de l’Église du Christ, de la même manière que Salomon a bâti le temple de Dieu. Cette perspective typologique est renforcée par la représentation de rideaux au folio 2 recto et folio 11, qui symbolisent dans l’art médiéval la révélation de mystères. Alors que le rideau tiré masque les mystères dans la scène vétérotestamentaire au folio 2 recto, ils s’écartent autour du Christ au folio 11 recto, le désignant lui-même comme la Révélation de l’Ancien Testament – dont fait partie le livre des psaumes. La scène de la Pentecôte constitue donc une indication pour le lecteur : celui-ci doit lire le Psautier d’Odbert à la lumière du Nouveau Testament afin de comprendre les mystères de l’Incarnation contenus dans le texte psalmique.

2. La disposition des initiales historiées

            Le cycle christologique du Psautier d’Odbert continue dans le texte des psaumes, où les scènes sont insérées dans des initiales décorées : parmi elles, vingt-quatre figurent des scènes du Nouveau Testament, de l’Annonciation à l’Ascension, sans être disposées dans l’ordre chronologique. Cinq scènes de l’Ancien Testament alternent avec elles, ainsi que cinq scènes « illustrant » les tituli des psaumes où elles sont placées. Face à cette disposition, Rainer Kahsnitz avait conclu que les scènes étaient agencées de façon aléatoire[8]. Cependant, une analyse minutieuse permet de mettre en évidence des éléments expliquant l’emplacement des scènes.

            D’abord, les scènes sont disposées selon une hiérarchie à la fois visuelle et théologique dans le décor des initiales. Les scènes les plus importantes du dogme chrétien – Pentecôte, Nativité, Crucifixion et Résurrection – prennent place dans les plus grandes initiales, faites d’un précieux pourtour or et argent. Ces lettres ornées, aux psaumes 1, 51 et 101, sont des marqueurs de la division commune du psautier en trois parties de cinquante psaumes. Il est aussi possible d’observer d’autres systèmes de divisions qui n’avaient pas été relevés auparavant. Ainsi, un type d’initiales également métallisées, mais de taille plus réduite, marque la division liturgique en sept féries (ou jour de la semaine) aux psaumes 26, 37, 52, 68, 80 et 97[9] et celle en cinq du Pentateuque aux psaumes 41, 72, 89 et 109. Les scènes restantes sont insérées dans des initiales tracées au trait rouge ou orangé et réhaussées de vert ou de pourpre, faites de vanneries, d’entrelacs et d’animaux.

            La répartition des scènes peut aussi être dictée par un rapport entre les images et le texte. Les psaumes étant issus de l’Ancien Testament, il n’est pas évident d’établir des liens entre ces poèmes et les scènes du Nouveau Testament. Néanmoins, le commentaire de saint Augustin dans les marges donne une clé de lecture grâce à son interprétation christologique des psaumes. Par exemple, au psaume 43 figure la scène du Péché Originel[10] (Fig.4) où Adam et Ève mangent le fruit défendu. Le texte psalmique évoque l’exil, la honte, la condamnation du pécheur à la punition éternelle, ce qui peut se rapporter à la honte d’Adam et Ève, expulsés du Paradis après leur Faute. Le commentaire du psaume fait référence au Salut et au rachat des péchés par la Crucifixion du Christ, or la croix est évoquée par la forme de l’Arbre à trois branches au centre de la composition.

            Le Psautier d’Odbert est un psautier à usage liturgique : il existe également des liens entres les scènes et certaines fêtes ou certains rituels mis en pratique par les moines dans la célébration du culte chrétien. Par exemple, Zacharie encense l’autel conformément au texte biblique au psaume 41 (Fig. 5) ; le psaume suivant, qui ne reçoit aucune décoration car ne faisant parti d’aucun système de division du psautier, est justement psalmodié avant l’encensement de l’autel durant la messe. L’association de la Résurrection de Lazare au psaume 62 s’explique par la mention de la résurrection dans le commentaire, et ce psaume est récité lors de l’office des défunts. Le choix et l’emplacement des scènes n’est donc pas aléatoire mais a été soigneusement élaboré par les moines de Saint-Bertin.

3. Les dessins marginaux

            Sept dessins marginaux figurent également entre les psaumes 2 et 24 et présentent des caractéristiques qui les différencient fondamentalement des autres images du psautier : ils prennent place dans la marge ou entre des lignes du texte, ils sont réalisés d’un trait bistre et réhaussées de lavis bleu, vert ou brun, et « illustrent » littéralement certains versets psalmiques (Fig. 6). Le contraste stylistique entre ces images et celles dessinées par Odbert prouve que ce n’est pas l’abbé qui les a réalisées : la ligne est moins stable, les formes moins confiantes. Selon Robert Mark Harris, cet artiste serait un moine flamand se référant à des sources d’origine anglo-saxonne[11]. Par ailleurs, il reproduit presque à l’identique une représentation de l’auteur carolingien Milon, moine de Saint-Amand, réalisée par Odbert dans un manuscrit conservé à Leyde[12]. Toutes ces caractéristiques prouvent que ces dessins ont été rajoutés peu de temps après la réalisation principale du manuscrit.

4. La création des images : tradition visuelle carolingienne et langage formel anglo-saxon

            Les monastères flamands, notamment Saint-Bertin, bénéficiaient d’un certain prestige sous l’Empire carolingien. Ils produisaient des manuscrits de luxe dans le style franco-saxon, définit par des lettrines faites de vanneries, de têtes d’oiseaux, de cadres ornés sur fond de parchemin. Les grandes initiales peintes d’or et d’argent du Psautier d’Odbert font référence à ces productions franco-saxonnes. D’autres éléments sont issus de traditions visuelles carolingiennes : le fond pourpre du folio de la Pentecôte, la représentation des instruments de musique au folio 2 recto, accompagnée d’une glose compilée à la période carolingienne[13] que l’on retrouve également dans un psautier du IXe siècle[14].

            En revanche, les initiales faites de végétaux entrelacés, de vanneries et de fleurons enroulés ainsi que d’animaux entiers stylisés (Fig. 7) font fortement écho à celles des manuscrits anglo-saxons de cette époque. Très soignées et complexes, elles attestent d’une maîtrise complète de ce genre de travaux par Odbert. L’abbé dessine également dans le « premier style[15]» anglo-saxon, témoin du renouveau monastique et artistique qui touche les abbayes d’Angleterre au cours du Xe siècle. Ce style se caractérise par des draperies de style Winchester : le tissu est léger, les bordures sont chargées d’ondulations. Des pans de tissu sont suspendus dans l’air aux côtés du personnage, et le bas du vêtement est souligné par des plis soulevés. L’aspect flottant de ces draperies était particulièrement bien rendu par la technique du dessin en couleur, caractéristique de l’enluminure anglo-saxonne que nous retrouvons dans le Psautier d’Odbert, où les personnages sont tracés d’une large ligne rouge régulière, sans remplissage. La couleur, normalement utilisée pour remplir des surfaces, devient dans ces manuscrits le principal outil pour tracer les contours, ce qui donne une vivacité scintillante au drapé, qui semble en mouvement constant.

            L’influence anglaise est encore plus importante dans les dessins marginaux. Aux alentours de l’An Mil, les artistes anglais développent un mode d’illustration littérale des versets psalmiques issus de la tradition du Psautier d’Utrecht[16]. Ce manuscrit carolingien, associant chaque psaume à une composition figurant les versets du texte, se trouvait à Canterbury aux alentours de l’An Mil. Les peintres anglais l’ont ainsi observé pour réaliser les enluminures des psautiers qui leur étaient confiés. Conformément au processus de création du premier Moyen Âge, ils ont modifié la composition des images et les ont adaptés au langage formel propre à leur aire culturelle : les traits courts et arrondis du manuscrit carolingien ont donc fait place à des traits plus appuyés, des draperies stylisées et des formes plus allongées. Les dessins dans le Psautier d’Odbert ressemblent iconographiquement à ceux du Psautier de Bury Saint Edmunds[17], réalisés à Canterbury vers la moitié du XIe siècle : ils semblent être originaires d’une même tradition iconographique issue du Psautier d’Utrecht.

            Le Psautier d’Odbert est donc fortement influencé par les productions anglo-saxonnes ; Saint-Bertin entretenait en effet des relations soutenues avec les abbayes du sud de l’Angleterre. Ses rapports étroits avec Canterbury peuvent notamment être attestés par deux lettres d’Odbert aux archevêques Aethelgar (988-990) et Sigeric (990-991)[18], où l’abbé évoque les séjours des archevêques dans l’abbaye flamande. Ces documents suggèrent des liaisons établies durant plusieurs décennies entre les abbayes de Saint-Bertin et Canterbury et des voyages de moines, la circulation de manuscrits, entre la Flandre et le sud de l’Angleterre entraînant un échange considérable de capital culturel. Ainsi, les influences carolingiennes et anglo-saxonnes sont incontestables dans le Psautier, mais les artistes bertiniens ne copient pas passivement les modèles carolingiens et anglo-saxons : ils se les approprient et les combinent afin d’opérer une synthèse propre au scriptorium de Saint-Bertin. Le processus de création alors à l’œuvre dans le monastère bertinien à la fin du Xe siècle repose sur une tradition carolingienne perpétuée, sans cesse réactualisée et mise au goût du jour par l’utilisation du langage formel anglo-saxon de la fin du Xe siècle.

II. Le Psautier d’Odbert, un outil fondamental dans la quête du Salut

1. L’histoire du Salut dans le Psautier

            Le Péché Originel a eu pour conséquence l’exclusion de l’homme du Paradis. Selon le dogme chrétien, pour avoir désobéi à Dieu, Adam, Eve et tous les hommes ont été condamnés à être mortels, puis à errer en Enfer. Le Christ est envoyé par Dieu sur la terre pour racheter les péchés de l’humanité. Son sacrifice sur la Croix permet d’ouvrir les portes du Paradis : désormais, l’homme a la possibilité de gagner son propre Salut pour espérer aller au Paradis. Ce dogme chrétien est l’Histoire du Salut. Les scènes composant le vaste cycle christologique du Psautier d’Odbert figurent les étapes les plus importantes de l’action salvifique du Christ, mais aussi de nombreuses victoires contre le Mal ou la Mort (comme avec les résurrections). La Rédemption est soulignée par une alternance entre scènes de péchés et scènes de l’Incarnation. Ainsi, une initiale où s’insère un homme nu entouré par un serpent, le Péché originel et le meurtre d’Abel par Caïn ne sont pas disposées dans un ordre chronologique, mais alternent avec l’Annonciation, la Visitation, la Nativité : cette disposition rappelle l’espoir de la Rédemption, permise par l’Incarnation du Sauveur. Une scène assez rare dans les cycles christologiques peut également être rencontrée dans le manuscrit flamand : celle de la Descente aux Limbes (Fig. 8), où le Christ descend en Enfer et libère les premiers hommes après sa Mort sur la Croix, afin de les mener au Paradis.

2. Les références à la liturgie et au cadre ecclésial

            Le Psautier a peut-être été réalisé dans le cadre d’une réforme qui faisait de cet ouvrage un outil fondamental de la liturgie monastique ; les images qui l’ornent figurent en effet des rituels ou des éléments rappelant l’eucharistie. Le psautier était un ouvrage particulièrement utilisé par les communautés monastiques. Son utilisation a été codifiée par la Règle de saint Benoît (vers 530), qui préconisait de réciter le psautier en entier chaque semaine, en répartissant les cent cinquante psaumes entre les huit heures de l’office (d’où les initiales de division du psautier en sept féries). L’enthousiasme pour la psalmodie dans la liturgie était fort depuis la fondation de l’ordre bénédictin, mais a augmenté à un degré considérable lors des réformes monastiques de la seconde moitié Xe siècle, où elle s’est imposée comme l’un des premiers devoirs des moines. L’abbaye Saint-Bertin est réformée en 944 selon ce modèle par le réformateur Gérard de Brogne. Durant la seconde moitié du Xe siècle, les réformes monastiques touchent également l’Angleterre, ce qui aboutit à l’établissement de la Regularis Concordia ; une règle qui accorde encore davantage d’importance à la psalmodie. À ce titre, le nombre de psautiers copiés entre le Xe et le XIe siècle atteste bien de l’importance de cet ouvrage dans les communautés monastiques anglaises. En raison des liens étroits tissés entre Saint-Bertin et les abbayes du sud de l’Angleterre, il n’est pas impossible que les coutumes monastiques anglo-saxonnes aient influencé celles de l’abbaye flamande et aient encore plus augmenté l’importance de la psalmodie, notamment sous l’abbatiat d’Odbert. Ainsi, il est facile de comprendre pourquoi le Psautier a reçu un décor si somptueux.

            Les images qu’il contient mettent d’ailleurs en scène les pratiques et des rituels liturgiques. Par exemple, l’encensement de l’autel dans l’annonce à Zacharie, où il est vêtu comme un prêtre contemporain. Au folio 103 recto, le Christ porte sur ses genoux une étoffe pouvant être assimilée à une nappe d’autel : cette scène peut évoquer le rite de l’offertoire, durant laquelle le pain et le vin sont apportés jusqu’à l’autel (Fig. 9). La représentation d’un baptême, longtemps identifié comme le baptême du Christ, serait plutôt un baptême générique. On trouve également d’autres éléments donnant aux images une coloration liturgique comme des calices, des hosties, des patènes (après l’Annonciation, Samson détruisant les colonnes du temple de Gaza (Fig. 10), les noces de Cana, les saintes femmes au tombeau). Les scènes de la vie du Christ prennent souvent place dans des bâtiments surmontés d’une croix évoquant l’église, ou à proximité d’un autel (Annonciation, sacrifice d’Abel, Nativité (Fig. 11), Présentation au temple). Les scènes sont donc souvent mises en relation avec l’espace liturgique, lieu de rencontre entre l’homme et Dieu : Dominique Iogna-Pratt parle de pétrification ecclésiale, phénomène lié à l’Incarnation du Christ et sa présence dans le bâtiment[19]. L’Église et l’autel permettent d’établir un pont entre ciel et terre et à cette époque, ils finissent de s’imposer comme corps matériel indispensable au corps spirituel de l’Église, ce qui se manifeste par une célébration liturgique toujours plus croissante, surtout après les réformes bénédictines.

            L’Église a été bâtie par Dieu pour le Salut des hommes : elle se présente donc comme l’une des conditions du Salut. Le Christ était d’ailleurs assimilé à la porte de l’Église : « Je suis la porte, si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé[20]. » Cette citation peut s’appliquer à la Pentecôte, qui est l’épisode fondateur de la création de l’Église : « Allez par le monde entier, prêchez l’Évangile à toute créature ; celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, celui qui ne croira pas sera condamné[21]. » En tant que première scène du Psautier, la Pentecôte et donc l’Église s’imposent comme la condition sine qua non du Salut. Les moines, par leur assimilation aux apôtres, la performation du rituel eucharistique et le baptême de nouveaux chrétiens – figurés dans le Psautier – contribuent à la construction de l’Église sur terre.

            La performance eucharistique durant la liturgie occupe aussi une place de premier plan dans l’histoire du Salut. Elle commémore et réitère le sacrifice du Christ sur la Croix. Le sacrifice eucharistique n’est pas seulement symbolique, il rend réellement présent, par la transformation des espèces, le Christ dans l’église. Or, puisque le Christ s’impose comme la condition première du Rachat des Péchés, le rituel eucharistique, garantissant la présence sacramentelle du Christ au monde, rappelle autant qu’il permet la Rédemption. Par conséquent, les moines participent à la fois la construction de l’Église, porte d’entrée du Salut, et à la réactualisation quotidienne des effets du sacrifice rédempteur : ils sont donc les garants du Salut des hommes.

3. L’engouement pour la pénitence

            Les productions textuelles et iconographiques de la fin du Xe siècle et du début du XIe siècle montrent que la pénitence ou de manière générale, la guerre spirituelle contre le Péché et le Mal préoccupaient particulièrement les communautés monastiques anglo-saxonnes. Cela se manifeste notamment par une importante production de psautiers, un livre qui devient l’un des principaux instruments dans la pénitence. En effet, même si les psaumes ne font donc pas directement allusion au regret face à ses péchés ou à la Rédemption, les thèmes qu’ils affichent véhiculent un puissant message de triomphe sur les « ennemis ». Les chrétiens interprétaient ces derniers comme étant le péché, le Mal et le diable : ainsi, les psaumes seraient une source d’inspiration pour le chrétien dans sa lutte. Dans cette perspective, de courtes prières visant à accroître la fonction apotropaïque de la psalmodie se sont multipliées aux Xe-XIe siècles en Angleterre, à l’instar de ce que l’on trouve dans le Psautier d’Odbert avec des oraisons de confession des péchés (folios 223 verso – 224 recto). Le Psautier contient également en préface (folio 6) le Dicti Sancti Augustini quae sint virtutes psalmorum ou « Paroles de saint Augustin sur les vertus des psaumes », un texte souvent présent dans les psautiers anglo-saxons. Cette pièce énumère les mérites de la psalmodie, soulignant à plusieurs reprises le pouvoir protecteur – « il protège comme la cuirasse, il défend comme le casque » -, mais aussi pénitentiel du psautier puisque la psalmodie efface les péchés, chasse les démons et aide le chrétien dans sa quête du Salut.

            Concernant la mise en image du psautier, le texte se traduit littéralement par des scènes de conflits entre deux armées comme on peut l’observer dans le Psautier d’Utrecht. La transformation du langage iconographique du Psautier d’Utrecht par les anglais à partir de la fin du Xe siècle traduit bien les préoccupations des communautés monastiques : ces armées deviennent, dans l’une des « copies » du Psautier d’Utrecht[22] des anges luttant avec des démons. Le Psautier d’Odbert présente diverses scènes de lutte entre le Bien et le Mal : David, considéré comme une préfiguration du Christ, se bat contre le lion puis contre Goliath, le Christ est représenté en roi victorieux, armé d’une lance et d’un bouclier dans les images marginales (Fig. 5). Plusieurs scènes dépeignent les Tentations du Christ et insistent sur sa victoire contre le diable ; dans l’une, il piétine également un dragon, symbolisant le Mal (Fig. 12).

4. Les moines comme acteurs du Salut

            Ces scènes ont une résonance particulière dans le contexte d’une communauté monastique puisque les moines, qui vivent une vie ascétique, doivent résister et lutter contre le péché et toutes sortes de tentations. De plus, ils doivent également faire pénitence des péchés des hommes pour forcer Dieu à accorder son pardon – ce qui est différent de la Rédemption qui a seulement racheté le Péché originel. Nous retrouvons les mêmes programmes textuels et iconographiques dans certains psautiers anglo-saxons comme le Psautier Tiberius[23]. Dans le manuscrit d’Odbert, l’abondance des scène christologiques et de scènes de lutte ente le Bien et le Mal peut s’expliquer par le fait que le Christ était un modèle de comportement pour les moines, et que ces images auraient fonctionné comme des exemples en leur rappelant leurs luttes pénitentielles et par quel moyen les vaincre.

            Le moine est ainsi présenté comme un véritable « soldat de Dieu[24]» livrant bataille contre Satan et ses sbires, la chair et le monde en tant qu’ascète. Le théologien Pseudo-Basile, dans un manuel d’édification spirituelle peut-être écrit pour un jeune moine et qui était connu dans le monachisme occidental, précise : « Un ennemi invisible ne cesse chaque jour de se battre avec vous (…) vous avez besoin d'armes spirituelles contre un ennemi spirituel[25]. » Ces armes spirituelles sont bien évidemment la prière, la récitation quotidienne et la méditation du psautier, et le psautier lui-même : « Il envoie une lance et des flèches contre son adversaire, vous lancez contre votre adversaire l'éloquence divine, le frappant avec des paroles prophétiques[26]. » Dans le Psautier d’Odbert, les ennemis sont repoussés à l’aide de lances et d’épées, mais surtout avec le Livre, Parole de Dieu, dans la scène de la première Tentation par exemple. Dès le début du Psautier, dans la scène de la Pentecôte, le Christ montre le codex du doigt alors qu’autour de lui, David lutte contre ses ennemis. La Parole de Dieu – et donc le psautier – est présentée comme une arme contre le Mal, destinée à être utilisée par les moines dans leur bataille quotidienne, à la fois dans l’office divin mais aussi la prière privée.

            Ainsi au tournant de l’An Mil, les moines de Saint-Bertin, par la pénitence mais également la liturgie, jouent un rôle prépondérant dans l’histoire du Salut. Les effets du sacrifice rédempteur sont réactualisés quotidiennement par la liturgie des heures, et grâce à leur vie ascétique et leur prière incessante, ils font pénitence des péchés effectifs des hommes. Désignés dans une lettre d’Odbert comme « exécutant des prières qui mènent au Salut[27] », ils ont conscience d’établir un perpétuel lien entre Dieu et les chrétiens et affichent dans ce manuscrit leur rôle agissant dans le Salut de l’humanité.

            Le Psautier d’Odbert, par une mise en images du texte psalmique particulièrement riche et sophistiquée, témoigne de la créativité des moines bertiniens au tournant de l’An Mil. Les choix visuels traduisent la volonté, de la part des moines, de perpétuer et de mettre en valeur le passé carolingien de leur abbaye, mais également le bouillonnement artistique et spirituel lié aux relations de plus en plus soutenues de Saint-Bertin avec l’Angleterre. Le scriptorium de Saint-Bertin se présente à travers cet ouvrage comme un véritable carrefour culturel. Le Psautier se compose de textes et d’images dont les thèmes – présence de l’Église en tant qu’institution ou lieu, rituels par les clercs, liturgie réactualisant le sacrifice du Christ, le Rachat des Péchés, la pénitence des moines – mettent l’accent sur l’économie du Salut. Les images du manuscrit flamand fonctionnent toutes ensembles, se répondent les unes les autres et opèrent pour rendre efficaces le sacrifice rédempteur et la prière des moines. Le Psautier d’Odbert se présente comme l’outil principal dans la quête du Salut, d’une importance prépondérante dans la vie monastique. Il apparaît ainsi comme le résultat d’une longue réflexion motivée par des échanges artistiques et intellectuels interrégionaux, et par des réformes qui en font, au tournant de l’An Mil, l’ouvrage monastique par excellence.

Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 2 (détail)<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 1 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 2 (détail)
© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 2 et 3 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 11
© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 50 v°<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 4 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 50 v°
© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 49<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 5 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 49
© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 29v°<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 6 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 29v°
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Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 96v°<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 7 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 96v°
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Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 109<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 8 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 109
© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 103<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 9 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 103
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Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 63v°<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 10 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 63v°
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Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 58v°<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 11 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 58v°
© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 101<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 12 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 101
© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

[1] AUGUSTIN D’HIPPONE, Enarrationes in psalmos, Gordon College Faculty, 2007.

[2] Par exemple LEROQUAIS Victor, Les Psautiers : manuscrits latins des bibliothèques publiques de France, Tome 2, Protat frères, Mâcon, 1940-41 et KAHSNITZ Rainer, « Frühe Initialpsalter », in BÜTTNER Frank Olaf, The Illuminated Psalter : Studies in the Content, Purpose and Placement of its Images, Brepols, Turnhout, 2004, pp. 137-157.

[3] « Quattuor […] principes qui psalmos facerent » selon le titulus de la scène.
[4] Traduit par : « L’origine des psaumes prophétiques du roi David. »

[5] Actes des Apôtres, 2, 1-4.

[6] « Lorsque tu n’étais qu’un gardien de mouton, je t’ai pris au pâturage pour faire de toi le chef d’Israël. Je t’ai soutenu dans toutes tes entreprises, j’ai exterminé tes ennemis devant toi », I Chroniques, 17, 7-8.

[7] I Chroniques, 17, 11-13.

[8] KAHSNITZ Rainer, « Frühe Initialpsalter… »,op. cit.., p. 155.

[9] Cette dernière initiale ne présente cependant pas l’ornementation du type de division par féries, mais celle du Pentateuque.

[10] Ancien Testament, Genèse, 3.

[11] MARK HARRIS Robert, The Marginal Drawings of the Bury St. Edmunds Psalter (Rome, Vatican library ms. Reg. lat. 12), Ann Arbor, UMI Dissertation Services, 1999 (Princeton University, 1960) pp. 120-136.
[12] Leyde, Bibliotheca Publica Latina 190, réalisé à Saint-Bertin entre 986 et 1007.

[13] MARCHESIN Isabelle, L’image Organum : la représentation de la musique dans les psautiers médiévaux, 800-1200, Turnhout, Brepols, 2000, p. 25.
[14] Angers, Bibliothèque municipale, ms. 18.

[15] Terme défini par WORMALD Francis dans English Drawings of the Tenth and Eleventh Centuries, London, Faber &Faber, 1952.

[16] Utrecht, Universiteitsbibliotheek, MS Bibl. Rhenotraiectinae I Nr 32, réalisé près de Reims au IXe siècle.

[17] Rome, Biblioteca Apostolica Vaticana, ms. Vat. Reg. Lat. 12, réalisé à l’abbaye de Canterbury vers la moitié du XIe siècle.

[18] Les lettres ont été copiées dans deux manuscrits : Londres, British Library, Cotton Tiberius A. xv, fol. 145v°-146v° et 161v°–162v° et Cotton Vespasian A. xiv, fol. 160r° et 159r°-v°.

[19] IOGNA-PRAT Dominique, La Maison Dieu : une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge (v. 800-v. 1200), Éditions du Seuil, Paris, 2006, p. 313.

[20] Evangile de Jean, 10, 10.

[21] Evangile de Marc, 16, 15.

[22] Londres, British Library, Harley Ms.603, réalisé à Canterbury vers 1000-1050.

[23] Londres, British Library, Cotton MS Tiberius C VI, réalisé à Winchester entre 1050-1075.

[24] PSEUDO-BASILE, Admonitio ad filium spiritualem, 1, 16, Patrologia Latina, vol. 103, col. 683-700.

[25] Ibid.

[26] Ibid, 15, 1.

[27] Ibid, 1, 16.

            À la fin du Xe siècle, le scriptorium de l’abbaye flamande Saint-Bertin à Saint-Omer connaît, sous la houlette de l’abbé Odbert (986-1007), une intense période de production de manuscrits. Le Psautier d’Odbert (Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20), réalisé vers 999, en est l’un des plus richement enluminés. Il contient les cent cinquante psaumes, poèmes de l’Ancien Testament chantés durant l’office religieux, précédés de prologues et suivis d’hymnes. Le texte psalmique est encadré, dans les marges, d’une glose inspirée des commentaires des psaumes de saint Augustin[1]. À cet assemblage de textes savamment élaboré ont été associés trois types d’images différents : des peintures pleine-page, des initiales décorées et des dessins marginaux. Leur langage formel et leur graphie reflètent une influence anglo-saxonne, alors que depuis l’époque carolingienne, l’abbaye Saint-Bertin était un important centre de production de manuscrits aux ornements dits « franco-saxons ».

            Aussi, les images ornant le manuscrit consistent pour la plupart en des scènes de la vie du Christ, ce qui en fait le premier psautier à posséder un cycle christologique. L’apparente impossibilité à établir des liens entre les épisodes néotestamentaires et les psaumes a entraîné des interprétations incorrectes, des erreurs d’identification de certaines scènes ainsi que des hypothèses sur une conception incohérente du décor[2]. Pourtant, lorsque le manuscrit est étudié dans son ensemble, il est possible d’observer une organisation savamment élaborée et de montrer qu’images et textes fonctionnent ensemble. En outre, ils éclairent la place prépondérante occupée par le psautier dans la spiritualité de la communauté monastique bertinienne au tournant de l’An Mil, qui a guidé la conception du Psautier, mais aussi la place des moines dans la société médiévale en tant qu’acteurs du Salut des hommes.

L’organisation du Psautier

1. Les peintures pleine-page comme introduction aux psaumes

            Trois peintures pleine-page font office de frontispice pour ce livre des psaumes. Si l’image du roi David composant les psaumes au folio 2 verso se retrouve dans de nombreux psautiers (David était en effet considéré comme l’auteur des psaumes), les deux autres ne se rencontrent dans aucun autre psautier connu. La première (Fig. 1) figure le roi David faisant face aux « quatre princes qui ont fait les psaumes[3] » ; or au Moyen Âge, l’idée est répandue que les chantres n’en sont pas les auteurs. La préface figurant sur le folio suivant, Origo prophetiae regis David psalmorum CL[4], expliquant l’origine du psautier, présente une version qui attribue la confection d’un nombre précis de psaumes à chaque chantre. Ces derniers ne sont pas représentés en train de jouer de la musique, comme dans la plupart des psautiers, mais tenant des codex et en attitude de discussion : Odbert a donc choisi de les représenter comme des co-auteurs qui participent activement à l’élaboration du texte psalmique. Sur le folio précédent a été copié un texte identifiant les concepteurs du psautier : Dodolin a préparé les pièces littéraires, Hérivée a copié le texte, Odbert a réalisé les enluminures. Ce texte, associé à la scène racontant la confection des psaumes juste en face, assimilent les moines bertiniens aux premiers auteurs des psaumes, dont ils poursuivent l’œuvre.

            La dernière peinture pleine-page (Fig. 2 et 3) présente la scène de la Pentecôte contenue dans l’initiale « B » du premier psaume. Lors de la Pentecôte[5], le Saint-Esprit (ici sous la forme d’une colombe) descend sur les apôtres afin qu’ils puissent diffuser la Parole de Dieu. Cet épisode est considéré comme le moment où le Christ établit son Église, et figure généralement à la fin des cycles christologiques. Dans les écoinçons de la bordure qui entoure le texte sont figurées des scènes faisant référence aux versets 7 et 8 du chapitre 17 du premier livre des Chroniques[6], alors que David souhaite édifier un temple à Dieu. Ce dernier lui précise que ce n’est pas lui, mais son fils Salomon qui bâtira ce temple : « Je désignerai l’un de tes propres fils pour te succéder comme roi […] C’est lui qui me construira un temple, et moi je l’installerai sur un trône inébranlable […] Je serai un père pour lui et il sera un fils pour moi[7]. » Ces mots se rapportent à Salomon, mais les exégètes les comprenaient comme des prophéties annonçant la venue du Christ. Ainsi, l’image de la Pentecôte établit entre David, Salomon et le Christ une relation typologique qui fait le lien entre l’Ancien et le Nouveau Testament : David et Salomon sont considérés comme des préfigurations du Christ, et l’Ancien Testament comme un mystère dans lequel se cache le Nouveau. La Pentecôte pourrait ici symboliser le passage du règne de David à celui du Christ et le passage de l’Ancien au Nouveau Testament par l’établissement de l’Église du Christ, de la même manière que Salomon a bâti le temple de Dieu. Cette perspective typologique est renforcée par la représentation de rideaux au folio 2 recto et folio 11, qui symbolisent dans l’art médiéval la révélation de mystères. Alors que le rideau tiré masque les mystères dans la scène vétérotestamentaire au folio 2 recto, ils s’écartent autour du Christ au folio 11 recto, le désignant lui-même comme la Révélation de l’Ancien Testament – dont fait partie le livre des psaumes. La scène de la Pentecôte constitue donc une indication pour le lecteur : celui-ci doit lire le Psautier d’Odbert à la lumière du Nouveau Testament afin de comprendre les mystères de l’Incarnation contenus dans le texte psalmique.

2. La disposition des initiales historiées

            Le cycle christologique du Psautier d’Odbert continue dans le texte des psaumes, où les scènes sont insérées dans des initiales décorées : parmi elles, vingt-quatre figurent des scènes du Nouveau Testament, de l’Annonciation à l’Ascension, sans être disposées dans l’ordre chronologique. Cinq scènes de l’Ancien Testament alternent avec elles, ainsi que cinq scènes « illustrant » les tituli des psaumes où elles sont placées. Face à cette disposition, Rainer Kahsnitz avait conclu que les scènes étaient agencées de façon aléatoire[8]. Cependant, une analyse minutieuse permet de mettre en évidence des éléments expliquant l’emplacement des scènes.

            D’abord, les scènes sont disposées selon une hiérarchie à la fois visuelle et théologique dans le décor des initiales. Les scènes les plus importantes du dogme chrétien – Pentecôte, Nativité, Crucifixion et Résurrection – prennent place dans les plus grandes initiales, faites d’un précieux pourtour or et argent. Ces lettres ornées, aux psaumes 1, 51 et 101, sont des marqueurs de la division commune du psautier en trois parties de cinquante psaumes. Il est aussi possible d’observer d’autres systèmes de divisions qui n’avaient pas été relevés auparavant. Ainsi, un type d’initiales également métallisées, mais de taille plus réduite, marque la division liturgique en sept féries (ou jour de la semaine) aux psaumes 26, 37, 52, 68, 80 et 97[9] et celle en cinq du Pentateuque aux psaumes 41, 72, 89 et 109. Les scènes restantes sont insérées dans des initiales tracées au trait rouge ou orangé et réhaussées de vert ou de pourpre, faites de vanneries, d’entrelacs et d’animaux.

            La répartition des scènes peut aussi être dictée par un rapport entre les images et le texte. Les psaumes étant issus de l’Ancien Testament, il n’est pas évident d’établir des liens entre ces poèmes et les scènes du Nouveau Testament. Néanmoins, le commentaire de saint Augustin dans les marges donne une clé de lecture grâce à son interprétation christologique des psaumes. Par exemple, au psaume 43 figure la scène du Péché Originel[10] (Fig.4) où Adam et Ève mangent le fruit défendu. Le texte psalmique évoque l’exil, la honte, la condamnation du pécheur à la punition éternelle, ce qui peut se rapporter à la honte d’Adam et Ève, expulsés du Paradis après leur Faute. Le commentaire du psaume fait référence au Salut et au rachat des péchés par la Crucifixion du Christ, or la croix est évoquée par la forme de l’Arbre à trois branches au centre de la composition.

            Le Psautier d’Odbert est un psautier à usage liturgique : il existe également des liens entres les scènes et certaines fêtes ou certains rituels mis en pratique par les moines dans la célébration du culte chrétien. Par exemple, Zacharie encense l’autel conformément au texte biblique au psaume 41 (Fig. 5) ; le psaume suivant, qui ne reçoit aucune décoration car ne faisant parti d’aucun système de division du psautier, est justement psalmodié avant l’encensement de l’autel durant la messe. L’association de la Résurrection de Lazare au psaume 62 s’explique par la mention de la résurrection dans le commentaire, et ce psaume est récité lors de l’office des défunts. Le choix et l’emplacement des scènes n’est donc pas aléatoire mais a été soigneusement élaboré par les moines de Saint-Bertin.

3. Les dessins marginaux

            Sept dessins marginaux figurent également entre les psaumes 2 et 24 et présentent des caractéristiques qui les différencient fondamentalement des autres images du psautier : ils prennent place dans la marge ou entre des lignes du texte, ils sont réalisés d’un trait bistre et réhaussées de lavis bleu, vert ou brun, et « illustrent » littéralement certains versets psalmiques (Fig. 6). Le contraste stylistique entre ces images et celles dessinées par Odbert prouve que ce n’est pas l’abbé qui les a réalisées : la ligne est moins stable, les formes moins confiantes. Selon Robert Mark Harris, cet artiste serait un moine flamand se référant à des sources d’origine anglo-saxonne[11]. Par ailleurs, il reproduit presque à l’identique une représentation de l’auteur carolingien Milon, moine de Saint-Amand, réalisée par Odbert dans un manuscrit conservé à Leyde[12]. Toutes ces caractéristiques prouvent que ces dessins ont été rajoutés peu de temps après la réalisation principale du manuscrit.

4. La création des images : tradition visuelle carolingienne et langage formel anglo-saxon

            Les monastères flamands, notamment Saint-Bertin, bénéficiaient d’un certain prestige sous l’Empire carolingien. Ils produisaient des manuscrits de luxe dans le style franco-saxon, définit par des lettrines faites de vanneries, de têtes d’oiseaux, de cadres ornés sur fond de parchemin. Les grandes initiales peintes d’or et d’argent du Psautier d’Odbert font référence à ces productions franco-saxonnes. D’autres éléments sont issus de traditions visuelles carolingiennes : le fond pourpre du folio de la Pentecôte, la représentation des instruments de musique au folio 2 recto, accompagnée d’une glose compilée à la période carolingienne[13] que l’on retrouve également dans un psautier du IXe siècle[14].

            En revanche, les initiales faites de végétaux entrelacés, de vanneries et de fleurons enroulés ainsi que d’animaux entiers stylisés (Fig. 7) font fortement écho à celles des manuscrits anglo-saxons de cette époque. Très soignées et complexes, elles attestent d’une maîtrise complète de ce genre de travaux par Odbert. L’abbé dessine également dans le « premier style[15]» anglo-saxon, témoin du renouveau monastique et artistique qui touche les abbayes d’Angleterre au cours du Xe siècle. Ce style se caractérise par des draperies de style Winchester : le tissu est léger, les bordures sont chargées d’ondulations. Des pans de tissu sont suspendus dans l’air aux côtés du personnage, et le bas du vêtement est souligné par des plis soulevés. L’aspect flottant de ces draperies était particulièrement bien rendu par la technique du dessin en couleur, caractéristique de l’enluminure anglo-saxonne que nous retrouvons dans le Psautier d’Odbert, où les personnages sont tracés d’une large ligne rouge régulière, sans remplissage. La couleur, normalement utilisée pour remplir des surfaces, devient dans ces manuscrits le principal outil pour tracer les contours, ce qui donne une vivacité scintillante au drapé, qui semble en mouvement constant.

            L’influence anglaise est encore plus importante dans les dessins marginaux. Aux alentours de l’An Mil, les artistes anglais développent un mode d’illustration littérale des versets psalmiques issus de la tradition du Psautier d’Utrecht[16]. Ce manuscrit carolingien, associant chaque psaume à une composition figurant les versets du texte, se trouvait à Canterbury aux alentours de l’An Mil. Les peintres anglais l’ont ainsi observé pour réaliser les enluminures des psautiers qui leur étaient confiés. Conformément au processus de création du premier Moyen Âge, ils ont modifié la composition des images et les ont adaptés au langage formel propre à leur aire culturelle : les traits courts et arrondis du manuscrit carolingien ont donc fait place à des traits plus appuyés, des draperies stylisées et des formes plus allongées. Les dessins dans le Psautier d’Odbert ressemblent iconographiquement à ceux du Psautier de Bury Saint Edmunds[17], réalisés à Canterbury vers la moitié du XIe siècle : ils semblent être originaires d’une même tradition iconographique issue du Psautier d’Utrecht.

            Le Psautier d’Odbert est donc fortement influencé par les productions anglo-saxonnes ; Saint-Bertin entretenait en effet des relations soutenues avec les abbayes du sud de l’Angleterre. Ses rapports étroits avec Canterbury peuvent notamment être attestés par deux lettres d’Odbert aux archevêques Aethelgar (988-990) et Sigeric (990-991)[18], où l’abbé évoque les séjours des archevêques dans l’abbaye flamande. Ces documents suggèrent des liaisons établies durant plusieurs décennies entre les abbayes de Saint-Bertin et Canterbury et des voyages de moines, la circulation de manuscrits, entre la Flandre et le sud de l’Angleterre entraînant un échange considérable de capital culturel. Ainsi, les influences carolingiennes et anglo-saxonnes sont incontestables dans le Psautier, mais les artistes bertiniens ne copient pas passivement les modèles carolingiens et anglo-saxons : ils se les approprient et les combinent afin d’opérer une synthèse propre au scriptorium de Saint-Bertin. Le processus de création alors à l’œuvre dans le monastère bertinien à la fin du Xe siècle repose sur une tradition carolingienne perpétuée, sans cesse réactualisée et mise au goût du jour par l’utilisation du langage formel anglo-saxon de la fin du Xe siècle.

II. Le Psautier d’Odbert, un outil fondamental dans la quête du Salut

1. L’histoire du Salut dans le Psautier

            Le Péché Originel a eu pour conséquence l’exclusion de l’homme du Paradis. Selon le dogme chrétien, pour avoir désobéi à Dieu, Adam, Eve et tous les hommes ont été condamnés à être mortels, puis à errer en Enfer. Le Christ est envoyé par Dieu sur la terre pour racheter les péchés de l’humanité. Son sacrifice sur la Croix permet d’ouvrir les portes du Paradis : désormais, l’homme a la possibilité de gagner son propre Salut pour espérer aller au Paradis. Ce dogme chrétien est l’Histoire du Salut. Les scènes composant le vaste cycle christologique du Psautier d’Odbert figurent les étapes les plus importantes de l’action salvifique du Christ, mais aussi de nombreuses victoires contre le Mal ou la Mort (comme avec les résurrections). La Rédemption est soulignée par une alternance entre scènes de péchés et scènes de l’Incarnation. Ainsi, une initiale où s’insère un homme nu entouré par un serpent, le Péché originel et le meurtre d’Abel par Caïn ne sont pas disposées dans un ordre chronologique, mais alternent avec l’Annonciation, la Visitation, la Nativité : cette disposition rappelle l’espoir de la Rédemption, permise par l’Incarnation du Sauveur. Une scène assez rare dans les cycles christologiques peut également être rencontrée dans le manuscrit flamand : celle de la Descente aux Limbes (Fig. 8), où le Christ descend en Enfer et libère les premiers hommes après sa Mort sur la Croix, afin de les mener au Paradis.

2. Les références à la liturgie et au cadre ecclésial

            Le Psautier a peut-être été réalisé dans le cadre d’une réforme qui faisait de cet ouvrage un outil fondamental de la liturgie monastique ; les images qui l’ornent figurent en effet des rituels ou des éléments rappelant l’eucharistie. Le psautier était un ouvrage particulièrement utilisé par les communautés monastiques. Son utilisation a été codifiée par la Règle de saint Benoît (vers 530), qui préconisait de réciter le psautier en entier chaque semaine, en répartissant les cent cinquante psaumes entre les huit heures de l’office (d’où les initiales de division du psautier en sept féries). L’enthousiasme pour la psalmodie dans la liturgie était fort depuis la fondation de l’ordre bénédictin, mais a augmenté à un degré considérable lors des réformes monastiques de la seconde moitié Xe siècle, où elle s’est imposée comme l’un des premiers devoirs des moines. L’abbaye Saint-Bertin est réformée en 944 selon ce modèle par le réformateur Gérard de Brogne. Durant la seconde moitié du Xe siècle, les réformes monastiques touchent également l’Angleterre, ce qui aboutit à l’établissement de la Regularis Concordia ; une règle qui accorde encore davantage d’importance à la psalmodie. À ce titre, le nombre de psautiers copiés entre le Xe et le XIe siècle atteste bien de l’importance de cet ouvrage dans les communautés monastiques anglaises. En raison des liens étroits tissés entre Saint-Bertin et les abbayes du sud de l’Angleterre, il n’est pas impossible que les coutumes monastiques anglo-saxonnes aient influencé celles de l’abbaye flamande et aient encore plus augmenté l’importance de la psalmodie, notamment sous l’abbatiat d’Odbert. Ainsi, il est facile de comprendre pourquoi le Psautier a reçu un décor si somptueux.

            Les images qu’il contient mettent d’ailleurs en scène les pratiques et des rituels liturgiques. Par exemple, l’encensement de l’autel dans l’annonce à Zacharie, où il est vêtu comme un prêtre contemporain. Au folio 103 recto, le Christ porte sur ses genoux une étoffe pouvant être assimilée à une nappe d’autel : cette scène peut évoquer le rite de l’offertoire, durant laquelle le pain et le vin sont apportés jusqu’à l’autel (Fig. 9). La représentation d’un baptême, longtemps identifié comme le baptême du Christ, serait plutôt un baptême générique. On trouve également d’autres éléments donnant aux images une coloration liturgique comme des calices, des hosties, des patènes (après l’Annonciation, Samson détruisant les colonnes du temple de Gaza (Fig. 10), les noces de Cana, les saintes femmes au tombeau). Les scènes de la vie du Christ prennent souvent place dans des bâtiments surmontés d’une croix évoquant l’église, ou à proximité d’un autel (Annonciation, sacrifice d’Abel, Nativité (Fig. 11), Présentation au temple). Les scènes sont donc souvent mises en relation avec l’espace liturgique, lieu de rencontre entre l’homme et Dieu : Dominique Iogna-Pratt parle de pétrification ecclésiale, phénomène lié à l’Incarnation du Christ et sa présence dans le bâtiment[19]. L’Église et l’autel permettent d’établir un pont entre ciel et terre et à cette époque, ils finissent de s’imposer comme corps matériel indispensable au corps spirituel de l’Église, ce qui se manifeste par une célébration liturgique toujours plus croissante, surtout après les réformes bénédictines.

            L’Église a été bâtie par Dieu pour le Salut des hommes : elle se présente donc comme l’une des conditions du Salut. Le Christ était d’ailleurs assimilé à la porte de l’Église : « Je suis la porte, si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé[20]. » Cette citation peut s’appliquer à la Pentecôte, qui est l’épisode fondateur de la création de l’Église : « Allez par le monde entier, prêchez l’Évangile à toute créature ; celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, celui qui ne croira pas sera condamné[21]. » En tant que première scène du Psautier, la Pentecôte et donc l’Église s’imposent comme la condition sine qua non du Salut. Les moines, par leur assimilation aux apôtres, la performation du rituel eucharistique et le baptême de nouveaux chrétiens – figurés dans le Psautier – contribuent à la construction de l’Église sur terre.

            La performance eucharistique durant la liturgie occupe aussi une place de premier plan dans l’histoire du Salut. Elle commémore et réitère le sacrifice du Christ sur la Croix. Le sacrifice eucharistique n’est pas seulement symbolique, il rend réellement présent, par la transformation des espèces, le Christ dans l’église. Or, puisque le Christ s’impose comme la condition première du Rachat des Péchés, le rituel eucharistique, garantissant la présence sacramentelle du Christ au monde, rappelle autant qu’il permet la Rédemption. Par conséquent, les moines participent à la fois la construction de l’Église, porte d’entrée du Salut, et à la réactualisation quotidienne des effets du sacrifice rédempteur : ils sont donc les garants du Salut des hommes.

3. L’engouement pour la pénitence

            Les productions textuelles et iconographiques de la fin du Xe siècle et du début du XIe siècle montrent que la pénitence ou de manière générale, la guerre spirituelle contre le Péché et le Mal préoccupaient particulièrement les communautés monastiques anglo-saxonnes. Cela se manifeste notamment par une importante production de psautiers, un livre qui devient l’un des principaux instruments dans la pénitence. En effet, même si les psaumes ne font donc pas directement allusion au regret face à ses péchés ou à la Rédemption, les thèmes qu’ils affichent véhiculent un puissant message de triomphe sur les « ennemis ». Les chrétiens interprétaient ces derniers comme étant le péché, le Mal et le diable : ainsi, les psaumes seraient une source d’inspiration pour le chrétien dans sa lutte. Dans cette perspective, de courtes prières visant à accroître la fonction apotropaïque de la psalmodie se sont multipliées aux Xe-XIe siècles en Angleterre, à l’instar de ce que l’on trouve dans le Psautier d’Odbert avec des oraisons de confession des péchés (folios 223 verso – 224 recto). Le Psautier contient également en préface (folio 6) le Dicti Sancti Augustini quae sint virtutes psalmorum ou « Paroles de saint Augustin sur les vertus des psaumes », un texte souvent présent dans les psautiers anglo-saxons. Cette pièce énumère les mérites de la psalmodie, soulignant à plusieurs reprises le pouvoir protecteur – « il protège comme la cuirasse, il défend comme le casque » -, mais aussi pénitentiel du psautier puisque la psalmodie efface les péchés, chasse les démons et aide le chrétien dans sa quête du Salut.

            Concernant la mise en image du psautier, le texte se traduit littéralement par des scènes de conflits entre deux armées comme on peut l’observer dans le Psautier d’Utrecht. La transformation du langage iconographique du Psautier d’Utrecht par les anglais à partir de la fin du Xe siècle traduit bien les préoccupations des communautés monastiques : ces armées deviennent, dans l’une des « copies » du Psautier d’Utrecht[22] des anges luttant avec des démons. Le Psautier d’Odbert présente diverses scènes de lutte entre le Bien et le Mal : David, considéré comme une préfiguration du Christ, se bat contre le lion puis contre Goliath, le Christ est représenté en roi victorieux, armé d’une lance et d’un bouclier dans les images marginales (Fig. 5). Plusieurs scènes dépeignent les Tentations du Christ et insistent sur sa victoire contre le diable ; dans l’une, il piétine également un dragon, symbolisant le Mal (Fig. 12).

4. Les moines comme acteurs du Salut

            Ces scènes ont une résonance particulière dans le contexte d’une communauté monastique puisque les moines, qui vivent une vie ascétique, doivent résister et lutter contre le péché et toutes sortes de tentations. De plus, ils doivent également faire pénitence des péchés des hommes pour forcer Dieu à accorder son pardon – ce qui est différent de la Rédemption qui a seulement racheté le Péché originel. Nous retrouvons les mêmes programmes textuels et iconographiques dans certains psautiers anglo-saxons comme le Psautier Tiberius[23]. Dans le manuscrit d’Odbert, l’abondance des scène christologiques et de scènes de lutte ente le Bien et le Mal peut s’expliquer par le fait que le Christ était un modèle de comportement pour les moines, et que ces images auraient fonctionné comme des exemples en leur rappelant leurs luttes pénitentielles et par quel moyen les vaincre.

            Le moine est ainsi présenté comme un véritable « soldat de Dieu[24]» livrant bataille contre Satan et ses sbires, la chair et le monde en tant qu’ascète. Le théologien Pseudo-Basile, dans un manuel d’édification spirituelle peut-être écrit pour un jeune moine et qui était connu dans le monachisme occidental, précise : « Un ennemi invisible ne cesse chaque jour de se battre avec vous (…) vous avez besoin d'armes spirituelles contre un ennemi spirituel[25]. » Ces armes spirituelles sont bien évidemment la prière, la récitation quotidienne et la méditation du psautier, et le psautier lui-même : « Il envoie une lance et des flèches contre son adversaire, vous lancez contre votre adversaire l'éloquence divine, le frappant avec des paroles prophétiques[26]. » Dans le Psautier d’Odbert, les ennemis sont repoussés à l’aide de lances et d’épées, mais surtout avec le Livre, Parole de Dieu, dans la scène de la première Tentation par exemple. Dès le début du Psautier, dans la scène de la Pentecôte, le Christ montre le codex du doigt alors qu’autour de lui, David lutte contre ses ennemis. La Parole de Dieu – et donc le psautier – est présentée comme une arme contre le Mal, destinée à être utilisée par les moines dans leur bataille quotidienne, à la fois dans l’office divin mais aussi la prière privée.

            Ainsi au tournant de l’An Mil, les moines de Saint-Bertin, par la pénitence mais également la liturgie, jouent un rôle prépondérant dans l’histoire du Salut. Les effets du sacrifice rédempteur sont réactualisés quotidiennement par la liturgie des heures, et grâce à leur vie ascétique et leur prière incessante, ils font pénitence des péchés effectifs des hommes. Désignés dans une lettre d’Odbert comme « exécutant des prières qui mènent au Salut[27] », ils ont conscience d’établir un perpétuel lien entre Dieu et les chrétiens et affichent dans ce manuscrit leur rôle agissant dans le Salut de l’humanité.

            Le Psautier d’Odbert, par une mise en images du texte psalmique particulièrement riche et sophistiquée, témoigne de la créativité des moines bertiniens au tournant de l’An Mil. Les choix visuels traduisent la volonté, de la part des moines, de perpétuer et de mettre en valeur le passé carolingien de leur abbaye, mais également le bouillonnement artistique et spirituel lié aux relations de plus en plus soutenues de Saint-Bertin avec l’Angleterre. Le scriptorium de Saint-Bertin se présente à travers cet ouvrage comme un véritable carrefour culturel. Le Psautier se compose de textes et d’images dont les thèmes – présence de l’Église en tant qu’institution ou lieu, rituels par les clercs, liturgie réactualisant le sacrifice du Christ, le Rachat des Péchés, la pénitence des moines – mettent l’accent sur l’économie du Salut. Les images du manuscrit flamand fonctionnent toutes ensembles, se répondent les unes les autres et opèrent pour rendre efficaces le sacrifice rédempteur et la prière des moines. Le Psautier d’Odbert se présente comme l’outil principal dans la quête du Salut, d’une importance prépondérante dans la vie monastique. Il apparaît ainsi comme le résultat d’une longue réflexion motivée par des échanges artistiques et intellectuels interrégionaux, et par des réformes qui en font, au tournant de l’An Mil, l’ouvrage monastique par excellence.

Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 2 (détail)<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 1 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 2 (détail)
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Fig. 2 et 3 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 11
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Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 50 v°<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 4 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 50 v°
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Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 49<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 5 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 49
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Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 29v°<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 6 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 29v°
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Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 96v°<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 7 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 96v°
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Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 109<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 8 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 109
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Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 103<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 9 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 103
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Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 63v°<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 10 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 63v°
© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 58v°<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 11 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 58v°
© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 101<br>© 2013 Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris

Fig. 12 : Boulogne-sur-Mer, Bibliothèque municipale, ms. 20, fol. 101
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[1] AUGUSTIN D’HIPPONE, Enarrationes in psalmos, Gordon College Faculty, 2007.

[2] Par exemple LEROQUAIS Victor, Les Psautiers : manuscrits latins des bibliothèques publiques de France, Tome 2, Protat frères, Mâcon, 1940-41 et KAHSNITZ Rainer, « Frühe Initialpsalter », in BÜTTNER Frank Olaf, The Illuminated Psalter : Studies in the Content, Purpose and Placement of its Images, Brepols, Turnhout, 2004, pp. 137-157.

[3] « Quattuor […] principes qui psalmos facerent » selon le titulus de la scène.

[4] Traduit par : « L’origine des psaumes prophétiques du roi David. »

[5] Actes des Apôtres, 2, 1-4.

[6] « Lorsque tu n’étais qu’un gardien de mouton, je t’ai pris au pâturage pour faire de toi le chef d’Israël. Je t’ai soutenu dans toutes tes entreprises, j’ai exterminé tes ennemis devant toi », I Chroniques, 17, 7-8.

[7] I Chroniques, 17, 11-13.

[8] KAHSNITZ Rainer, « Frühe Initialpsalter… »,op. cit.., p. 155.

[9] Cette dernière initiale ne présente cependant pas l’ornementation du type de division par féries, mais celle du Pentateuque.

[10] Ancien Testament, Genèse, 3.

[11] MARK HARRIS Robert, The Marginal Drawings of the Bury St. Edmunds Psalter (Rome, Vatican library ms. Reg. lat. 12), Ann Arbor, UMI Dissertation Services, 1999 (Princeton University, 1960) pp. 120-136.

[12] Leyde, Bibliotheca Publica Latina 190, réalisé à Saint-Bertin entre 986 et 1007.

[13] MARCHESIN Isabelle, L’image Organum : la représentation de la musique dans les psautiers médiévaux, 800-1200, Turnhout, Brepols, 2000, p. 25.

[14] Angers, Bibliothèque municipale, ms. 18.

[15] Terme défini par WORMALD Francis dans English Drawings of the Tenth and Eleventh Centuries, London, Faber &Faber, 1952.

[16] Utrecht, Universiteitsbibliotheek, MS Bibl. Rhenotraiectinae I Nr 32, réalisé près de Reims au IXe siècle.

[17] Rome, Biblioteca Apostolica Vaticana, ms. Vat. Reg. Lat. 12, réalisé à l’abbaye de Canterbury vers la moitié du XIe siècle.

[18] Les lettres ont été copiées dans deux manuscrits : Londres, British Library, Cotton Tiberius A. xv, fol. 145v°-146v° et 161v°–162v° et Cotton Vespasian A. xiv, fol. 160r° et 159r°-v°.

[19] IOGNA-PRAT Dominique, La Maison Dieu : une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge (v. 800-v. 1200), Éditions du Seuil, Paris, 2006, p. 313.

[20] Evangile de Jean, 10, 10.

[21] Evangile de Marc, 16, 15.

[22] Londres, British Library, Harley Ms.603, réalisé à Canterbury vers 1000-1050.

[23] Londres, British Library, Cotton MS Tiberius C VI, réalisé à Winchester entre 1050-1075.

[24] PSEUDO-BASILE, Admonitio ad filium spiritualem, 1, 16, Patrologia Latina, vol. 103, col. 683-700.

[25] Ibid.

[26] Ibid, 15, 1.

[27] Ibid, 1, 16.

Bibliographie

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AUGUSTIN D’HIPPONE, Enarrationes in Psalmos, Gordon College Faculty, 2007.

PSEUDO-BASILE, Admonitio ad filium spiritualem, Patrologia Latina, vol. 103, col. 683-700.

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