Vincent Sarbach-Pulicani
Résumé
Au lendemain de la Grande Guerre, l’autonomisme corse se développe grâce à l’action d’un petit groupe d’activistes rassemblés autour de Petru Rocca et de son journal A Muvra. Véritable organe du premier parti politique autonomiste insulaire, celui-ci paraît de 1920 jusqu’à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. En parallèle de ces revendications politiques qui prennent racine dans un régionalisme culturel datant de la fin du XIXe, le régime fasciste intensifient la propagande irrédentiste à l’aide de revues spécialisées à l’instar de Corsica antica e moderna et l’Archivio storico di Corsica. L’irrédentisme, mouvement politique et culturel datant de la fin de l’unité italienne, vise le rattachement d’un certain nombre de territoires considérés comme italiens. La volonté de prouver l’italianité de la Corse apparaît comme essentiel pour les irrédentiste pour légitimer leurs demandes, de même que pour les corsistes qui se révèlent être de grands admirateurs de la voisine tyrrhénienne. Parmi les arguments présentés, le catholicisme est un choix privilégié pour démarquer la culture insulaire de la culture française continentale. Par cette article, nous essaierons de montrer les points de convergence et de divergence des idéologies présentées à l’aide des publications périodiques, en étudiant la place de la religion catholique dans leur propagande respective.
Détails
Chronologie : XXe siècle
Lieux : Corse
Mots-clés : Autonomisme corse – Petru Rocca – A Muvra – Irrédentisme – Fascisme – Catholicisme – Histoire des revues – Religion politique – Papauté – Histoire de la presse – Histoire du nationalisme italien
Chronology: XXth century
Location: Corsica
Keywords: Corsican autonomism – Petru Rocca – A Muvra – Irredentism – Fascism – Catholicism – History of magazines – Political religion – Papacy – History of the press – History of Italian nationalism
Plan
I – Décrire et prouver la chrétienté naturelle de la Corse
II – Des discours ancrés dans leur temps
III – Vers une sacralisation de la politique corsiste
Conclusion
Pour citer cet article
Référence électronique
Sarbach-Pulicani Vincent, “« In ghjesgia grandi, ùn crepa preti ». La religion catholique comme vecteur d’italianité de la Corse au regard de périodiques autonomiste et irrédentiste de l’Entre-deux-guerres", Revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest [En ligne], n°3, 2023, mis en ligne le 7 novembre 2023, consulté le 14 décembre 2024 à 20h03, URL : https://ajco49.fr/2023/11/07/in-ghjesgia-grandi-un-crepa-preti-la-religion-catholique-comme-vecteur-ditalianite-de-la-corse-au-regard-de-periodiques-autonomiste-et-irredentiste-de-lentre-deux-gue
L’Auteur
Vincent Sarbach-Pulicani
Je suis diplômé du master « Histoire et Civilisation de l’Europe » de l’université de Strasbourg et je devrais être diplômé d’ici peu du double master « Humanités numériques | Informatica umanistica » entre l’École nationale des chartes (Université PSL) et l’Université de Pise.
Je suis actuellement doctorant contractuel en histoire contemporaine à l’Université Côte d’Azur sous la direction de Jean-Paul Pellegrinetti et en cotutelle avec Marco Cini de l’Université de Pise. Ma thèse s’intitule « Une Méditerranée de l’écrit. Circulation et diffusion de la doctrine irrédentiste de l’Italie libérale au mare nostrum fasciste (1861-1943) ».
Droits d’auteur
Tous droits réservés à l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest.
Les propos tenus dans les travaux publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.
Avec l’émergence des nationalismes du XIXe siècle se greffent conjointement des mouvements régionalistes d’affirmations et de revendications de particularismes culturels. La Corse s’insère très bien dans cette dynamique et se présente même comme un lieu propice au développement de telles idées. La centralisation de l’État autour d’une capitale forte et les politiques d’assimilation des populations indigènes à la frontière de la France ont poussé certains acteurs à défendre ces particularismes à l’instar de Santu Casanova[1], poète et rédacteur en chef de la revue A Tramuntana[2] dont il est également le fondateur en 1896. De manière générale, la presse devient un relai important des idéologies nationaliste au tournant du XXe siècle, comme avec le journal L’Action française du monarchiste Charles Maurras créé en 1899. Les retombées démographiques, économiques et sociales de la Première Guerre mondiale se ressentent beaucoup dans la société insulaire. Cette défiance grandissante vis-à-vis du gouvernement français s’incarne par la revue A Muvra[3], fondée en 1920 par l’ancien combattant Petru Rocca[4], lui-même assisté de son frère Matteu[5]. Il s’agit d’un hebdomadaire autonomiste corse d’influence maurrassienne qui a perduré tout au long la période de l’Entre-deux-guerres. Se revendiquant comme une revue culturelle, la dimension politique de cette dernière (incarnée par le Partitu Corsu d’Azione) en a fait un mouvement controversé. En parallèle des revues, la Stamparia di A Muvra[6] a publié tout au long de sa période d’activité ouvrages et almanachs. Écrite en langues française, corse et italienne, cette série de publications s’intègre parfaitement dans l’héritage spirituel de Santu Casanova, dont les auteurs se revendiquent clairement. Si dans les premières années d’existence de cet hebdomadaire les autorités françaises n’y prêtent guère attention, la radicalisation des propos dans les années 1930 pousse le gouvernement à censurer le journal en 1939.
La similarité de certains arguments ainsi que la proximité évidente de certains muvristes avec les autorités italiennes augmentèrent la méfiance des commissaires spéciaux à l’égard des corsistes. En effet, le régime fasciste italien a rapidement fait de la Corse un objet de convoitise tant stratégique qu’idéologique. S’inscrivant dans une longue tradition doctrinale datant du XIXe siècle, ceux qu’on appelle les « irrédentistes » ont largement appuyé leur propagande sur les mouvements autonomistes internes à la société insulaire. L’historienne italienne Deborah Paci définit l’irrédentisme ainsi :
« La notion d’irrédentisme remonte au XIXe siècle et désigne le mouvement culturel et politique ayant pour doctrine politique l’annexion de tous les territoires de langues italiennes ; des espaces qui n’étaient pas encore « libérés » (terre irrédente)[7]. »
Cette notion d’irrédentisme vient de pair avec celle d’italianité, terme qui « exprime la nature et la qualité de ce qui fait partie de l’Italie, de ce qui appartient à l’Italie, ou encore de ce qui est, se sent ou se comporte en italien[sic][8] ». Mais en parallèle de ce soutien financier et intellectuel, Mussolini chargea les institutions et les fidèles de son régime de mener les revendications de l’Italie sur les terres irrédentes. Ainsi, le Comitato per la Corsica fut fondé en 1923 dans le but de soutenir la propagande pour le rattachement de l’île à la péninsule. Cette organisation, financée par le ministère des affaires étrangères et dirigée par Francesco Guerri et Gioacchino Volpe, fut à l’origine de la parution de différentes revues littéraires, historiques et archéologiques comme L’Archivio storico di Corsica (1925) ou encore Corsica antica e moderna (1932).
La mise en valeur des spécificités corses se faisait via une approche culturelle même si les revendications politiques des autonomistes étaient assumées, alors que les irrédentistes avaient tendance à être un peu plus prudents pour ne pas froisser les autorités françaises. De nombreux aspects sont alors abordés allant de l’histoire à la littérature, en passant par le catholicisme sur lequel nous allons dédier notre article. C’est un aspect très important de la vie insulaire pour les muvristes, ces derniers en revendiquent régulièrement leur appartenance. La foi occupe une place assez spécifique au sein de la communauté insulaire. Il existe même un certain nombre de pratiques spécifiques à la Corse, parfois magico-religieuses à l’instar du « mazzérisme » qui consiste en « des rêves de chasse et d’enterrements-fantômes[9] ». La religion représente donc un trait caractéristique de l’identité corse mis en valeur par les autonomistes comme les irrédentistes. Il n’existe que très peu d’études sur le clergé corse au XXe siècle, la plupart d’entre-elles se limitant à des parties ou sous-parties au sein d’études plus globales de la période. Néanmoins, l’historiographie est un peu plus fournie lorsqu’il s’agit d’aborder le XIXe siècle. On peut notamment citer la thèse de Michel Casta soutenue en 1997 à l’Université de Picardie et, dans une moindre mesure, les travaux de Jean-Paul Pellegrinetti sur la sociabilité républicaine en Corse[10]. Ces travaux ont par ailleurs tendance à s’étendre jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. Casta affirme que travailler sur le sujet oriente la recherche sur le fait que les sources soient « exceptionnelles pour certaines, très lacunaires pour d’autres[11] », ce qui peut expliquer le manque de travaux sur ce sujet.
Cet article vise d’abord à démontrer l’importance du catholicisme dans les argumentaires corsiste et irrédentiste, présenté comme un trait essentiel de la société insulaire. Réfléchir à la place du religieux dans les différentes pratiques discursives permet également de faire un constat de l’état de l’Église en Corse à l’Entre-deux-guerres, dépoussiérage non négligeable en vue de la redynamisation de l’historiographie. Mais s’intéresser à un tel sujet nous permet également de dresser des différences idéologiques majeures plus générales entre ces différents mouvements.
I. Décrire et prouver la chrétienté naturelle de la Corse
Au XIXe siècle, le retour dans le monde politique du clergé coïncide avec plusieurs facteurs. En Europe, l’engagement des élites cléricales se fait dans une idée générale contre-révolutionnaire avec la naissance du « catholicisme intransigeant[12] ». Mais c’est véritablement à partir de 1861 et du Risorgimento que le clergé se politise et use des moyens qu’il combattait alors, comme la presse, pour essayer d’aider la papauté notamment par la collecte de fonds pour financer sa défense[13]. À l’échelle de la Corse, le clergé a été l’un des acteurs de la francisation de l’île et notamment sous l’épiscopat de Monseigneur Casanelli d’Istria dans les années 1830. Michel Casta cite cependant Gérard Choulvy qui estime que la Corse est « en marge de l’Église gallicane, la Corse [étant] plus anciennement et plus directement soumise à l’influence ultramontaine[14] ». L’action du clergé corse en faveur de l’autonomie s’inscrit donc dans une longue tradition d’engagement politique dans la vie sociale de l’île. D’autant plus que dans les premières années de la IIIe République, le clergé corse s’érige comme un rempart politique face aux républicains en participant « activement à la bataille électorale, en tant que véritables agents au service des candidats[15] ». Cela se matérialise par conséquent par la présence d’un nombre significatif de clercs dans le comité de rédaction de la Muvra, à l’instar de Dumenicu Carlotti, abbé originaire de Pietroso et grand compagnon de foi de Petru Rocca. Cet engagement peut être transversal avec les organes de presse irrédentistes, comme l’auteur anonyme Prete Zeta qui publie régulièrement dans la revue Corsica antica e moderna et A Muvra entre 1933 et 1938. Ainsi, de nombreux articles mettent en parallèle l’autonomie politique de la Corse et sa situation religieuse comme le sobrement intitulé Religione e autonomia, paru en 1933[16].
Bien que les objectifs divergent, l’éventail d’arguments en faveur de la religion corse est très similaire, reprenant les usages classiques que l’on retrouve dans les presses nationalistes et conservatrices européennes. Ainsi, pour respecter ce catholicisme traditionaliste et anti-réformiste, la figure des saints est particulièrement présente, comme en témoigne le long article de 1926 du journaliste Luigi Venturini dans l’Archivio storico di Corsica sur le voyage du prêtre lucquois Gioacchino Prosperi au XIXe siècle[17]. On retrouve également des représentations illustrées comme avec la reproduction en 1932 dans les colonnes de Corsica antica e moderna[18] d’une gravure de saint Théophile de Corte, Frère Mineur de l’Observance[19].
Fig. 1. Gravure représentante Saint Théophile de Corte, reproduction dans la revue Corsica antica e moderna, novembre-décembre 1932, p. 260.
Néanmoins, c’est bien la figure de Domenico Leca[20], dit Circinellu et héros des guerres révolutionnaires du XVIIIe siècle en Corse, qui est préférée par les différents auteurs qui nous intéressent. Ce prêtre trouve une place particulière dans le cœur des muvristes pour le symbole qu’il représente, ne pouvant jurer « fidélité à la France sans se parjurer puisqu’il avait déjà prêté serment sur les Évangiles de rester fidèle à sa patrie[21] ». Les irrédentistes s’intéressent davantage à la dimension poétique du personnage, en retranscrivant régulièrement différents poèmes à son sujet comme ceux de Giuseppe Ottaviano Nobili-Savelli, poète latiniste corse de la fin du XVIIIe siècle. Zeta en fait même une traduction en langue corse dans l’objectif de rendre ces productions artistiques accessibles au plus grand nombre car il « serait certainement apprécié par nos paysans qui l’utilisent et le préfèrent aux langues académiques[22] ». L’hommage rendu au Circinellu atteint son paroxysme le 4 août 1935 avec l’organisation par les muvristes d’une commémoration en son honneur, donnant naissance à une série de publications dans plusieurs journaux de différents bords politiques à l’instar du Petit-Bastiais, du Journal de la Corse ou encore de Marseille-Matin, des discours « fantaisistes[23] » selon A Muvra. Ainsi, bien qu’elle ait une connotation symbolique pour les autonomistes, la religion n’est pas l’apanage de ces derniers. La reprise d’un tel discours par des bonapartistes et républicains est une manière d’accaparer les intentions de vote des électeurs, dont la vie religieuse joue encore un grand rôle dans leur quotidien. Face à cette récupération, Dumenicu Carlotti met en scène dans la Muvra une apparition miraculeuse du Circinellu « sorti de sa tombe » car l’événement « lui fait honte[24] ».
Mais au-delà d’un caractère intrinsèquement culturel, les irrédentistes et corsistes revendiquent également une religiosité ancrée dans le paysage. Dès les débuts de la christianisation du nord de l’Italie et de la Corse, c’est-à-dire aux IIIe et IVe siècle de notre ère, l’Église a subdivisé territorialement ses zones d’influences en pièves. Jusqu’au plan Terrier, les limites extérieures entre pièves n’étaient pas claires, ce qui donna lieu à de nombreux conflits entre propriétaires[25]. Pour les muvristes cependant, la piève constitue encore la circonscription politico-religieuse naturelle de la Corse, allant à l’encontre du système des arrondissements. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que le nom complet du journal soit le « Journal des pièves de Corse[26] ». Les descriptions d’édifices religieux sont nombreuses ainsi que leur représentation graphique. En ce sens, il faut noter le travail de l’artiste Francesco Giammari qui était chargé de réaliser les xylographies pour la couverture de Corsica antica e moderna. Ce dernier a ainsi gravé 14 œuvres représentant une église ou un couvent, soit près de 20 % du total de ses xylographies entre 1932 et 1939, ce qui reste assez conséquent. Cela témoigne bien de l’image que se font les irrédentistes de la Corse, à savoir une terre chrétienne jusque dans sa chair. Ce discours fait partie d’une vision traditionnelle de la chrétienté insulaire, une chrétienté vivante et active, ultramontaine et très similaire aux pratiques de l’Italie centrale et septentrionale grâce aux influences successivement pisanes et génoises. Cette perception idéalisée de l’île n’échappe néanmoins pas à un constat que l’on retrouve chez les irrédentistes comme les muvristes, à savoir le délaissement progressif des pratiques religieuses et donc des bâtiments. Pour Geneviève Morracchini-Mazel, qui a réalisé une thèse sur les églises romanes de l’île, c’est surtout à partir de la fin de la Grande Guerre que se développe une « indifférence consécutive à l’exode rural[27] ». Cet abandon progressif des pratiques chrétiennes en Corse est également consécutif des bouleversements sociaux et économiques insulaires à l’Entre-deux-guerres que nous aborderons dans la deuxième partie de cet article.
II. Des discours ancrés dans leur temps
Malgré le fait que la Corse soit une île où la pratique de la religion est encore très présente, il faut relativiser un peu ce constat. Il est nécessaire de mettre en perspective les éléments qui laissent à penser que la Corse subissait une crise de la ferveur catholique à l’instar du reste de la France et de l’Europe. Monseigneur Simeone[28], prédécesseur de Monseigneur Rodié au siège épiscopal de Corse, que nous évoquerons en détail un peu plus tard, a entamé une série de réformes visant à restructurer le diocèse afin de redynamiser la vie religieuse insulaire. On peut notamment mentionner la fondation en 1925 du journal La Corse catholique, revue avec laquelle la Muvra possédait un certain nombre de liens. Rodié s’est inscrit dans la continuité de Simeone en s’attaquant notamment à la désertification des paroisses par les prêtres. Cela passait par la nomination de clercs venus du continent ce qui pouvait générer des crispations chez les défenseurs d’un clergé intégralement corse. Mais aussi par l’augmentation significative des ordinations qui « de 10 en 1927, passent à 26 en 1938[29] ». Les corsistes ont davantage appuyé le fait que les hommes politiques corses aient des pratiques contraires aux préceptes religieux, s’attaquant ainsi à la corruption, au dévergondage et au clanisme, de quoi « se demander si notre catholicisme ne se réduit pas à l’étiquette[30] ». Mais avec la montée en popularité du « Cartel des gauches » dans les années 1920, l’anticléricalisme se développe en parallèle au sein de la société insulaire. Loin d’être inactifs, les anticléricaux n’hésitent pas à mitrailler la façade de l’évêché à Ajaccio le 11 mai 1935[31].
La restructuration de l’Église corse était un élément central dans la politique de francisation de la Corse qui a débuté avec la Révolution et qui s’est poursuivie tout au long du XIXe siècle. Ce phénomène s’est notamment matérialisé par une série de modifications concernant les évêchés insulaires. Avant 1790, on comptait trois évêques (Aleria, Ajaccio et Sagone) suffragants de l’archevêque de Pise et deux évêques (Nebbio et Mariana) suffragants de l’archevêque de Gênes. Tous ces évêchés sont réunis en un unique dès 1791 avant d’être placés sous l’autorité de l’évêque d’Aix-en-Provence à Ajaccio. Cette situation marqua profondément les relations entre le clergé corse, qui n’accepte pas ces changements en désirant un retour à la situation prérévolutionnaire, et l’État. Cette « querelle des évêchés » fut le cheval de bataille de Monseigneur Augustin-Joesph-Marie Simeone[32], évêque de Corse de 1916 à 1927, qui s’inscrit parfaitement dans la lignée des prélats insulaires ultramontains et conservateurs à l’instar de Monseigneur de la Foata[33]. L’implication de Simeone dans certaines activités autonomistes s’inscrit dans un plan plus large de protection des pratiques religieuses traditionnelles corses, comme avec sa participation à l’érection de la Croce di u Ricordu en août 1925, sous l’impulsion des muvristes, pour commémorer la bataille de Pontenovu[34].
De leur côté, les irrédentistes appuient davantage sur le dépeuplement progressif des cérémonies religieuses dans les villages corses. Ces derniers ciblent la mauvaise gestion de l’île et surtout cette incompatibilité culturelle naturelle entre la France et la Corse, entre Église gallicane et Église ultramontaine[35], entre Église française et Église italienne. Cette incompréhension des enjeux religieux en Corse par le gouvernement de la IIIe République participe donc à la désertification des églises. Ils mettent alors en scène le désarroi des jeunes corses partis en Italie pour étudier de retour dans leur village natal comme Bertino Poli dans son article paru dans Corsica antica e moderna en 1935 :
« Et les jeunes ? Ont-ils déserté le chemin tracé par leurs aïeux ? Qui a creusé ce fossé sacrilège entre grands-parents et petits enfants ? […] Et pourtant la Corse, comme toutes les autres régions italiennes, a toujours été très attachée à la religion catholique[36]. »
Les relations entre le Saint-Siège et Mussolini, particulièrement tumultueuses, ont également influencé le discours irrédentiste. La volonté du Duce de contrôler le pouvoir pontifical avec son accession au pouvoir n’empêche pas une amélioration des relations avec la signature des accords de Latran du 11 février 1929. Cet accord place notamment le catholicisme comme religion d’État tout en donnant une légitimité internationale à la politique irrédentiste fasciste, la papauté reconnaissant le projet de continuité du Risorgimento voulu par Mussolini. Cette détente s’explique également par le conservatisme intransigeant du pape. Ce-dernier comptait notamment sur le Duce pour faire respecter les mœurs catholiques dans la société italienne, en se dressant notamment contre la culture du cabaret et de la nudité féminine[37]. Même si les références faites dans les revues irrédentistes ne font pas directement allusion à des discours de Mussolini sur la religion, on ressent aisément la volonté de mise en valeur de l’homme d’Église, pratique que l’on retrouve chez les muvristes. Cela se matérialise par la tentative faite par le Comitato per la Corsica d’approcher des membres du clergé insulaire[38] mais aussi par la participation active de certains clercs dans l’écriture d’articles.
III. Vers une sacralisation de la politique corsiste
Pour cette dernière partie, attardons-nous davantage sur le concept de religion politique ou de « sacralisation du politique » dans le cas des muvristes. La notion de « religion politique » repose sur un long débat portant sur la crise de la modernité que l’on voit surgir au XXe siècle[39]. Selon l’historien Didier Musiedlak[40], ce débat repose sur deux tendances. La première se base sur l’idée que l’organisation politique occidentale est héritée du principe eschatologique de la Trinité de Joachim de Flore ayant vécu au XIIe siècle à laquelle le régime totalitaire peut se rattacher. Dieu représente la création, le Fils représente le tournant marquant et le Saint-Esprit la fin, ce qu’il y a après les Hommes. La deuxième tendance est incarnée par Max Weber dans les années 1920 et 1930[41]. Cette théorie s’appuie sur le fait que seul le leader de la nation est capable de protéger cette dernière de la corruption du monde. Les historiens du fascisme ont largement utilisé cette rhétorique pour donner une définition tardive à la « religion politique », à l’instar du spécialiste de la question Emilio Gentile. Cependant elle est encore extrêmement discutée dans l’historiographie car elle ne semble correspondre qu’au fascisme mussolinien et se retrouve moins légitime lorsqu’il s’agit d’évoquer le Troisième Reich. Il est donc essentiel de manipuler ce terme, ou ceux qui suivirent comme « sacralisation de la politique[42] », avec une infinie précaution.
Maintenant que nous avons établi une définition rapide de ce concept, peut-on appliquer celle-ci au cas du corsisme ? On retrouve un certain nombre d’éléments qui tendent à démontrer une sacralisation de l’autonomisme insulaire. Le poète Marcu Angeli publie dès 1924 un article portant sur la Fede e l’opinione, replaçant le religieux au centre des préoccupations du mouvement :
« Mais pour être forte, pour vaincre certaines faiblesses, pour dominer le défaitisme traître et refaire une grande Corse, celle des plus beaux jours de Paoli, elle a besoin qu’il y ait entre nous avant tout, l’Union. L’Union qui ne peut naître que de la Foi[43]. »
L’auteur greffe ainsi les idées politiques de la libération de la nation corse à une foi, une foi en l’avenir qui se réfère aux actions du passé. La foi est le leitmotiv de l’union de la razza corsa[44], ce socle commun à tous les Corses et vecteur d’une identité insulaire unique. Mais pour vaincre les maux de la société corse, il ne faut pas seulement croire en l’action politique, il faut également avoir la Foi. L’aspect religieux de ce texte s’inscrit dans la pratique même de la religion chrétienne. Être pieux, c’est ouvrir son esprit aux questionnements de ce monde et ainsi deviner la justice dans les actions muvristes. Cela passe par le catéchisme corse, U catechismu corsu selon Petru Rocca[45], et dans l’éducation des générations futures.
À l’image de l’ouvrage de Rocca précédemment cité, les imprimeries de la Muvra sont particulièrement actives dans la publication d’écrits à connotation religieuse. L’un des plus importants du corsisme est A nostra Santa Fede[46], écrit par Eugène Grimaldi sous le pseudonyme de Saveriu Malaspina et publié en 1926. L’ouvrage est réédité en 1935 et actualisé dans les colonnes du journal[47] afin de l’incorporer dans le programme politique du Partitu Corsu Autonomista[48]. L’ouvrage est constitué de 48 pages, possède une bibliographie qui se veut scientifique et est divisé en 9 parties. Les titres des chapitres sont fortement inspirés des grands principes du catholicisme comme celui sur les Dix Commandements[49] qui est une allusion directe à ceux de l’Ancien Testament. Selon Ange-Toussaint Pietrera, l’ensemble de ces textes est à prendre comme « une étude du problème de l’autonomie sous ses aspects économiques, politiques et moraux[50] ». Grimaldi insiste principalement sur la préservation des traditions et de la langue par l’engagement politique auprès de la Muvra. Il n’hésite pas à canoniser Pasquale Paoli en le considérant comme un saint du corsisme par ses actions vénérables. Le septième commandement est intéressant car il aborde l’aspect de l’éducation des jeunes dans ce même respect. L’idée n’est pas de prêcher des convaincus mais que ces derniers transmettent leur savoir, leur enseignement. Il faut préparer l’avenir par l’endoctrinement des générations futures, tout en plaçant sur le même pied d’égalité la foi catholique, qui régissait encore la vie de nombreuses familles corses, avec la « patrie corse[51] ». Le catéchisme corse, par extension l’autonomisme, se présente alors comme l’ultime rempart à la francisation de l’île qui met en péril la pratique de la religiosité dans la société insulaire. L’essence de la « race corse » est chrétienne et la seule façon de retrouver cet état originel est de faire confiance aux corsistes, qui sont les seuls à défendre ces valeurs traditionnelles. Le mouvement lui-même se veut religieux par ses « commandements » et autres « vertus » qui le composent. L’essence de l’autonomisme est la même que celle du peuple corse, il s’agit donc du seul moyen de la préserver.
Ainsi, à l’instar du fascisme italien, le corsisme se retrouve avec un arsenal complet de symboles politico-religieux qui lui est propre dans le but de rallumer la flamme chrétienne du peuple corse. Comme un écho aux débats entourant la naissance du concept de « religion politique », les muvristes se voient comme les garants de la société corse face à la dangerosité du monde et de la société de consommation. Cette vision du monde s’intègre parfaitement dans les réflexions entourant « l’insularisme », ce rejet de l’extérieur qui est perçu comme une menace aux traditions politico-culturelles de l’île. Mais bien que la culture politique corsiste ait été largement influencée par le fascisme à l’Entre-deux-guerres, il faut replacer la notion de « religion politique » à l’échelle de la Corse. Contrairement au fascisme italien qui voyait en Mussolini le Fils selon la Trinité, celui qui apporterait le changement sur Terre, une telle figure divinisée n’existe pas chez les muvristes qui préfèrent voir en Pasquale Paoli le Père ou le Saint Fondateur de la Nation corse.
Conclusion
La religion catholique apparaît comme un vecteur d’italianité essentiel pour les irrédentistes italiens, élément que les muvristes ne cachent pas non plus. Pour ces derniers néanmoins, il s’agit davantage de revenir aux traditions les plus pures du peuple corse, la chrétienté romaine et apostolique se présentant comme un trait fondamental de l’identité de la « race corse ». L’objectif n’est pas de montrer simplement une corrélation entre la pratique de la Foi en Corse avec celle de l’Italie, comme le font les irrédentistes. La religion catholique devient alors la forme d’expression ultime de l’engagement patriotique, où le discours politique se mêle aisément au discours religieux. Sans être de façade, le catholicisme promu par les Italiens s’insère dans un discours plus global qui apparaît presque en marge des préoccupations du régime. Il s’agit donc de l’un des aspects qui permet de bien relever la différence idéologique profonde qui existe entre l’irrédentisme et le muvrisme. Ces deux idéologies sont complexes et ne s’arrêtent bien évidemment pas à leur caractère religieux. Néanmoins, par cet article, nous avons pu pointer le rôle essentiel de celui-ci dans la détermination de l’identité corse[52], qu’elle se rapproche ou non de l’italianità définie par les grands théoriciens du nationalisme italien.
[1] Santu Casanova, né à Azzana en 1850 et mort à Livourne en 1937. Surnommé « Ziu Santu » (Oncle Toussaint), est un poète dialectal et le fondateur en 1889 du premier journal écrit en langue corse, A Tramuntana. Père du régionalisme corse, il passa les dernières années de sa vie en Italie après avoir rallier la cause irrédentiste.
[2] « La Tramontane ».
[3] « Le Mouflon », animal symbolique de Corse connu pour sa résilience.
[4] Petru Rocca, né à Vico en 1887 et mort dans la même ville en 1966. Fondateur d’A Muvra en 1920 et des revues satellites, Almanaccu di A Muvra et A Baretta Misgia, et du Partitu Corsu d’Azione en 1923. Il est considéré comme l’une des figures du renouveau culturel corse malgré ses opinions très tranchées.
[5] Matteu Rocca, né à Vico en 1896 et mort à Nice en 1955. Frère de Petru et co-initiateur du mouvement muvriste, il se distingue par ses longues études en linguistique orientale et italienne. Il s’occupe également des caricatures dans A Muvra et partage régulièrement ses réflexions intellectuelles sur la culture.
[6] « Imprimerie de la Muvra ».
[7] Paci Deborah, « Le mare nostrum fasciste. L’espace politique et culturel en Corse et à Malte à l’époque du fascisme italien », Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée modernes et contemporaines, n°128-2, 2016, p. 440.
[8] Grange Daniel, « La société ‘‘Dante Alighieri’’ et la défense de l’italianità », Mélanges de l'École française de Rome – Italie et Méditerranée, n°117-1, 2005, p. 261.
[9] Mariani-Rousset Sophie, « Les fantômes du mazzérisme », Le Coq-héron, n°231-4, 2017, p. 110.
[10] Pellegrinetti Jean-Paul, « Sociabilité républicaine en Corse de 1870 à 1914 : Mutation d'une société », Cahiers de la Méditerranée, n°56, 1998, p. 131 à 153.
[11] Casta Michel, Le prêtre corse au XIXe siècle, thèse de doctorat en Histoire contemporaine sous la direction de Chaline Nadine-Josette, Université de Picardie Jules Vernes, 1997, p. 7.
[12] Pour en savoir plus, lire les derniers travaux de Frédéric Gugelot notamment : Gugelot Frédéric, « Intransigeantisme-libéralisme-socialisme : le triangle interprétatif de Poulat en débats », Archives de sciences sociales des religions, n°176, 2016, p. 73–87.
[13] Hérisson Arthur, « Une mobilisation internationale de masse à l’époque du Risorgimento : l’aide financière des catholiques français à la papauté (1860-1870) », Revue d'histoire du XIXe siècle, n°52, 2016, p. 175-192.
[14] Casta Michel, Le prêtre corse…, op. cit., p. 6.
[15] Pellegrinetti Jean-Paul, « Sociabilité républicaine en Corse… », art. cit., p. 138.
[16] A Muvra, 10-20 novembre 1933.
[17] Archivio storico di Corsica, mars-juin 1926.
[18] Corsica antica e moderna, novembre-décembre 1932.
[19] Né en 1676 à Corte et mort en 1740 à Fuceccio en Toscane, il est considéré comme le saint patron de la Corse. Pour en savoir plus : Cristiani Léon, Saint Théophile de Corte (1676-1740), Paris, 1951.
[20] Domenico Leca, surnommé U Circinellu, est un prêtre corse ayant vécu au XVIIIe siècle. Il est connu pour avoir été un partisan de Pasquale Paoli dans la guerre contre le royaume de France. Après la défaite de Pontenovu, il se serait réfugié à Ania, dans le Fiumorbu, pour continuer la résistance. Selon la légende, il aurait été retrouvé mort par des bergers en 1771 dans une grotte « ceppu in manu è croce in pettu » (épée en main et croix sur le cœur). Voir : Nobili-Savelli Giuseppe Ottaviano, Vir Nemoris, Circinellu ou l'homme du bois sacré, Ajaccio, Albiana, éd. 2008.
[21] Serpentini Antoine-Laurent (dir.), Dictionnaire historique de la Corse, Albania, Ajaccio, 2006, p. 252.
[22] Corsica antica e moderna, juillet-octobre 1938 : « […] sarebbe stato certo gradito dai nostri contadini che lo usano e lo preferiscono alle lingue accademiche ».
[23] A Muvra, 10-18 août 1935 : « I giurnali amici di a prefettura – landrysti o pietristi – hanu publicatu sopr’a manifestazione di Guagnu i resiconti i più… fantasisti ».
[24] Ibid : « – E miò pene ! Un possu mancu gridalle ad alta voce. Un m’aspettava a tamatu affrontu… – Affrontu ? … ma no ! Credìanu di fabbi festa… – Vergogna m’hanu fattu ! U silenziu e l’ubliu cuprìanu a miò memoria… cosa indegna, sì, ma, almenu, era tranquillu, ind’a miò tomba ».
[25] Il ne faut pas oublier que les pièves ont toujours été en mouvement car évoluaient en fonction des données démographiques. Difficile donc de dire que les cantons sont les successeurs des pièves même si ces dernières constituaient quand même une entité administrative.
[26] A Muvra. Ghjurnale di e pieve di Corsica.
[27] Moracchini-Mazel Geneviève, La Corse romane, Éditions du Zodiaque, Saint-Léger-Vauban, 1972, p. 13.
[28] Dauzet Dominique-Marie et Le Moigne Frédéric (dir.), Dictionnaire des évêques de France au XXe siècle, Cerf, Paris, 2010, p. 620.
[29] Ibid, p. 577.
[30] A Muvra, 10 janvier 1937.
[31] Dauzet Dominique-Marie et Le Moigne Frédéric, Dictionnaire des évêques…, op. cit., p. 620.
[32] Augustin Simeone est évêque d’Ajaccio de 1916 à 1927. Son office en Corse est marqué par sa tentative de restructuration de l’évêché, mis à mal après la Première Guerre mondiale.
[33] Paul-Matthieu de La Foata est évêque d’Ajaccio de 1877 à 1899. D’origine insulaire et catholique intransigeant, son office s’est caractérisé par sa lutte contre le laïcisme de la Troisième République. Il est l’un des premiers à écrire des poèmes en langue corse en parallèle de Santu Casanova.
[34] Pietrera Ange-Toussaint, Imaginaires nationaux et mythes fondateurs ; la construction des multiples socles identitaires de la Corse française à la geste nationaliste, thèse de doctorat en Histoire contemporaine sous la direction de Rey Didier, Université de Corse Pasquale Paoli, 2015, p. 248.
[35] Église favorable à l'autorité absolue du pape. Les historiens parlent aujourd’hui davantage d’intransigeance, voir : Boutry Philippe, « Papauté et culture au XIXe siècle. Magistère, orthodoxie, tradition », Revue d'histoire du XIXe siècle, n°28, 2004, p. 31-58.
[36] Corsica antica e moderna, juillet/octobre 1935.
[37] Kertzer David I. (trad. Forterre-De Monicault Alexandra), Le pape et Mussolini. L’histoire secrète de Pie XI et de la montée du fascisme en Europe, Les Arènes, Paris, 2016, p. 186.
[38] Giglioli Alessandra, Italia e Francia 1936-1939, irredentismo e ultranazionalismo nella politica estera di Mussolini, Jouvence, Rome, 2001, p. 224.
[39] Gentile Emilio, L’Apocalisse della Modernità : la Grande Guerra per l’Uomo Moderna, Mondadori, Milan, 2009.
[40] Musiedlak Didier, « Fascisme, religion politique et religion de la politique. Généalogie d’un concept et de ses limites », Vingtième siècle. Revue d’histoire, Presses de Sciences Po, n°108, 2010/4, p. 71-84.
[41] Ibid, p. 72.
[42] Gentile Emilio (trad. Gayrard Julien), La religion fasciste : la sacralisation de la politique dans l'Italie fasciste, Le Grand Livre du Mois, Paris, 2002.
[43] A Muvra, 10 février 1924 : « Ma par esse forte, par vince certe minuanze, par dumà u disfattismu vittulescu e rifà un’antra Côrzica, degna d’i più belli jorni di Paoli, bisogna ch’ellu ci sighi, tra di noi, nanzituttu, l’Unione. L’Unione chi un pò nasce che da la Fede. »
[44] « Race corse », terme souvent utilisé par les autonomistes corses à l’Entre-deux-guerres, qui fait écho à la montée des pensées eugénistes en Europe.
[45] Rocca Petru (dir.), Catechismu corsu, Stamparia di A Muvra, Aiacciu, 1922.
[46] Malaspina Saveriu, A nostra Santa Fede (Catechismu corsu), Stamparia di A Muvra, Aiacciu, 1926.
[47] A Muvra, 12 et 19 mai 1935.
[48] Parti fondé en 1927 et qui prend la suite du Partitu Corsu d’Azione.
[49] I dece Cumandamenti.
[50] Pietrera Ange-Toussaint, Imaginaires nationaux et mythes fondateurs…, op. cit., p. 360.
[51] Malaspina Saveriu, A nostra Santa Fede…, op. cit., p. 38.
[52] Casta Michel, « La religion dans les constructions identitaires en Corse (XVIIIe-XXe siècle) », in Lazzarotti Olivier (éd.), L’identité entre ineffable et effroyable, Paris, Armand Colin, 2011, p. 184-193.
Avec l’émergence des nationalismes du XIXe siècle se greffent conjointement des mouvements régionalistes d’affirmations et de revendications de particularismes culturels. La Corse s’insère très bien dans cette dynamique et se présente même comme un lieu propice au développement de telles idées. La centralisation de l’État autour d’une capitale forte et les politiques d’assimilation des populations indigènes à la frontière de la France ont poussé certains acteurs à défendre ces particularismes à l’instar de Santu Casanova[1], poète et rédacteur en chef de la revue A Tramuntana[2] dont il est également le fondateur en 1896. De manière générale, la presse devient un relai important des idéologies nationaliste au tournant du XXe siècle, comme avec le journal L’Action française du monarchiste Charles Maurras créé en 1899. Les retombées démographiques, économiques et sociales de la Première Guerre mondiale se ressentent beaucoup dans la société insulaire. Cette défiance grandissante vis-à-vis du gouvernement français s’incarne par la revue A Muvra[3], fondée en 1920 par l’ancien combattant Petru Rocca[4], lui-même assisté de son frère Matteu[5]. Il s’agit d’un hebdomadaire autonomiste corse d’influence maurrassienne qui a perduré tout au long la période de l’Entre-deux-guerres. Se revendiquant comme une revue culturelle, la dimension politique de cette dernière (incarnée par le Partitu Corsu d’Azione) en a fait un mouvement controversé. En parallèle des revues, la Stamparia di A Muvra[6] a publié tout au long de sa période d’activité ouvrages et almanachs. Écrite en langues française, corse et italienne, cette série de publications s’intègre parfaitement dans l’héritage spirituel de Santu Casanova, dont les auteurs se revendiquent clairement. Si dans les premières années d’existence de cet hebdomadaire les autorités françaises n’y prêtent guère attention, la radicalisation des propos dans les années 1930 pousse le gouvernement à censurer le journal en 1939.
La similarité de certains arguments ainsi que la proximité évidente de certains muvristes avec les autorités italiennes augmentèrent la méfiance des commissaires spéciaux à l’égard des corsistes. En effet, le régime fasciste italien a rapidement fait de la Corse un objet de convoitise tant stratégique qu’idéologique. S’inscrivant dans une longue tradition doctrinale datant du XIXe siècle, ceux qu’on appelle les « irrédentistes » ont largement appuyé leur propagande sur les mouvements autonomistes internes à la société insulaire. L’historienne italienne Deborah Paci définit l’irrédentisme ainsi :
« La notion d’irrédentisme remonte au XIXe siècle et désigne le mouvement culturel et politique ayant pour doctrine politique l’annexion de tous les territoires de langues italiennes ; des espaces qui n’étaient pas encore « libérés » (terre irrédente)[7]. »
Cette notion d’irrédentisme vient de pair avec celle d’italianité, terme qui « exprime la nature et la qualité de ce qui fait partie de l’Italie, de ce qui appartient à l’Italie, ou encore de ce qui est, se sent ou se comporte en italien[sic][8] ». Mais en parallèle de ce soutien financier et intellectuel, Mussolini chargea les institutions et les fidèles de son régime de mener les revendications de l’Italie sur les terres irrédentes. Ainsi, le Comitato per la Corsica fut fondé en 1923 dans le but de soutenir la propagande pour le rattachement de l’île à la péninsule. Cette organisation, financée par le ministère des affaires étrangères et dirigée par Francesco Guerri et Gioacchino Volpe, fut à l’origine de la parution de différentes revues littéraires, historiques et archéologiques comme L’Archivio storico di Corsica (1925) ou encore Corsica antica e moderna (1932).
La mise en valeur des spécificités corses se faisait via une approche culturelle même si les revendications politiques des autonomistes étaient assumées, alors que les irrédentistes avaient tendance à être un peu plus prudents pour ne pas froisser les autorités françaises. De nombreux aspects sont alors abordés allant de l’histoire à la littérature, en passant par le catholicisme sur lequel nous allons dédier notre article. C’est un aspect très important de la vie insulaire pour les muvristes, ces derniers en revendiquent régulièrement leur appartenance. La foi occupe une place assez spécifique au sein de la communauté insulaire. Il existe même un certain nombre de pratiques spécifiques à la Corse, parfois magico-religieuses à l’instar du « mazzérisme » qui consiste en « des rêves de chasse et d’enterrements-fantômes[9] ». La religion représente donc un trait caractéristique de l’identité corse mis en valeur par les autonomistes comme les irrédentistes. Il n’existe que très peu d’études sur le clergé corse au XXe siècle, la plupart d’entre-elles se limitant à des parties ou sous-parties au sein d’études plus globales de la période. Néanmoins, l’historiographie est un peu plus fournie lorsqu’il s’agit d’aborder le XIXe siècle. On peut notamment citer la thèse de Michel Casta soutenue en 1997 à l’Université de Picardie et, dans une moindre mesure, les travaux de Jean-Paul Pellegrinetti sur la sociabilité républicaine en Corse[10]. Ces travaux ont par ailleurs tendance à s’étendre jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. Casta affirme que travailler sur le sujet oriente la recherche sur le fait que les sources soient « exceptionnelles pour certaines, très lacunaires pour d’autres[11] », ce qui peut expliquer le manque de travaux sur ce sujet.
Cet article vise d’abord à démontrer l’importance du catholicisme dans les argumentaires corsiste et irrédentiste, présenté comme un trait essentiel de la société insulaire. Réfléchir à la place du religieux dans les différentes pratiques discursives permet également de faire un constat de l’état de l’Église en Corse à l’Entre-deux-guerres, dépoussiérage non négligeable en vue de la redynamisation de l’historiographie. Mais s’intéresser à un tel sujet nous permet également de dresser des différences idéologiques majeures plus générales entre ces différents mouvements.
I. Décrire et prouver la chrétienté naturelle de la Corse
Au XIXe siècle, le retour dans le monde politique du clergé coïncide avec plusieurs facteurs. En Europe, l’engagement des élites cléricales se fait dans une idée générale contre-révolutionnaire avec la naissance du « catholicisme intransigeant[12] ». Mais c’est véritablement à partir de 1861 et du Risorgimento que le clergé se politise et use des moyens qu’il combattait alors, comme la presse, pour essayer d’aider la papauté notamment par la collecte de fonds pour financer sa défense[13]. À l’échelle de la Corse, le clergé a été l’un des acteurs de la francisation de l’île et notamment sous l’épiscopat de Monseigneur Casanelli d’Istria dans les années 1830. Michel Casta cite cependant Gérard Choulvy qui estime que la Corse est « en marge de l’Église gallicane, la Corse [étant] plus anciennement et plus directement soumise à l’influence ultramontaine[14] ». L’action du clergé corse en faveur de l’autonomie s’inscrit donc dans une longue tradition d’engagement politique dans la vie sociale de l’île. D’autant plus que dans les premières années de la IIIe République, le clergé corse s’érige comme un rempart politique face aux républicains en participant « activement à la bataille électorale, en tant que véritables agents au service des candidats[15] ». Cela se matérialise par conséquent par la présence d’un nombre significatif de clercs dans le comité de rédaction de la Muvra, à l’instar de Dumenicu Carlotti, abbé originaire de Pietroso et grand compagnon de foi de Petru Rocca. Cet engagement peut être transversal avec les organes de presse irrédentistes, comme l’auteur anonyme Prete Zeta qui publie régulièrement dans la revue Corsica antica e moderna et A Muvra entre 1933 et 1938. Ainsi, de nombreux articles mettent en parallèle l’autonomie politique de la Corse et sa situation religieuse comme le sobrement intitulé Religione e autonomia, paru en 1933[16].
Bien que les objectifs divergent, l’éventail d’arguments en faveur de la religion corse est très similaire, reprenant les usages classiques que l’on retrouve dans les presses nationalistes et conservatrices européennes. Ainsi, pour respecter ce catholicisme traditionaliste et anti-réformiste, la figure des saints est particulièrement présente, comme en témoigne le long article de 1926 du journaliste Luigi Venturini dans l’Archivio storico di Corsica sur le voyage du prêtre lucquois Gioacchino Prosperi au XIXe siècle[17]. On retrouve également des représentations illustrées comme avec la reproduction en 1932 dans les colonnes de Corsica antica e moderna[18] d’une gravure de saint Théophile de Corte, Frère Mineur de l’Observance[19].
Fig. 1. Gravure représentante Saint Théophile de Corte, reproduction dans la revue Corsica antica e moderna, novembre-décembre 1932, p. 260.
Néanmoins, c’est bien la figure de Domenico Leca[20], dit Circinellu et héros des guerres révolutionnaires du XVIIIe siècle en Corse, qui est préférée par les différents auteurs qui nous intéressent. Ce prêtre trouve une place particulière dans le cœur des muvristes pour le symbole qu’il représente, ne pouvant jurer « fidélité à la France sans se parjurer puisqu’il avait déjà prêté serment sur les Évangiles de rester fidèle à sa patrie[21] ». Les irrédentistes s’intéressent davantage à la dimension poétique du personnage, en retranscrivant régulièrement différents poèmes à son sujet comme ceux de Giuseppe Ottaviano Nobili-Savelli, poète latiniste corse de la fin du XVIIIe siècle. Zeta en fait même une traduction en langue corse dans l’objectif de rendre ces productions artistiques accessibles au plus grand nombre car il « serait certainement apprécié par nos paysans qui l’utilisent et le préfèrent aux langues académiques[22] ». L’hommage rendu au Circinellu atteint son paroxysme le 4 août 1935 avec l’organisation par les muvristes d’une commémoration en son honneur, donnant naissance à une série de publications dans plusieurs journaux de différents bords politiques à l’instar du Petit-Bastiais, du Journal de la Corse ou encore de Marseille-Matin, des discours « fantaisistes[23] » selon A Muvra. Ainsi, bien qu’elle ait une connotation symbolique pour les autonomistes, la religion n’est pas l’apanage de ces derniers. La reprise d’un tel discours par des bonapartistes et républicains est une manière d’accaparer les intentions de vote des électeurs, dont la vie religieuse joue encore un grand rôle dans leur quotidien. Face à cette récupération, Dumenicu Carlotti met en scène dans la Muvra une apparition miraculeuse du Circinellu « sorti de sa tombe » car l’événement « lui fait honte[24] ».
Mais au-delà d’un caractère intrinsèquement culturel, les irrédentistes et corsistes revendiquent également une religiosité ancrée dans le paysage. Dès les débuts de la christianisation du nord de l’Italie et de la Corse, c’est-à-dire aux IIIe et IVe siècle de notre ère, l’Église a subdivisé territorialement ses zones d’influences en pièves. Jusqu’au plan Terrier, les limites extérieures entre pièves n’étaient pas claires, ce qui donna lieu à de nombreux conflits entre propriétaires[25]. Pour les muvristes cependant, la piève constitue encore la circonscription politico-religieuse naturelle de la Corse, allant à l’encontre du système des arrondissements. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que le nom complet du journal soit le « Journal des pièves de Corse[26] ». Les descriptions d’édifices religieux sont nombreuses ainsi que leur représentation graphique. En ce sens, il faut noter le travail de l’artiste Francesco Giammari qui était chargé de réaliser les xylographies pour la couverture de Corsica antica e moderna. Ce dernier a ainsi gravé 14 œuvres représentant une église ou un couvent, soit près de 20 % du total de ses xylographies entre 1932 et 1939, ce qui reste assez conséquent. Cela témoigne bien de l’image que se font les irrédentistes de la Corse, à savoir une terre chrétienne jusque dans sa chair. Ce discours fait partie d’une vision traditionnelle de la chrétienté insulaire, une chrétienté vivante et active, ultramontaine et très similaire aux pratiques de l’Italie centrale et septentrionale grâce aux influences successivement pisanes et génoises. Cette perception idéalisée de l’île n’échappe néanmoins pas à un constat que l’on retrouve chez les irrédentistes comme les muvristes, à savoir le délaissement progressif des pratiques religieuses et donc des bâtiments. Pour Geneviève Morracchini-Mazel, qui a réalisé une thèse sur les églises romanes de l’île, c’est surtout à partir de la fin de la Grande Guerre que se développe une « indifférence consécutive à l’exode rural[27] ». Cet abandon progressif des pratiques chrétiennes en Corse est également consécutif des bouleversements sociaux et économiques insulaires à l’Entre-deux-guerres que nous aborderons dans la deuxième partie de cet article.
II. Des discours ancrés dans leur temps
Malgré le fait que la Corse soit une île où la pratique de la religion est encore très présente, il faut relativiser un peu ce constat. Il est nécessaire de mettre en perspective les éléments qui laissent à penser que la Corse subissait une crise de la ferveur catholique à l’instar du reste de la France et de l’Europe. Monseigneur Simeone[28], prédécesseur de Monseigneur Rodié au siège épiscopal de Corse, que nous évoquerons en détail un peu plus tard, a entamé une série de réformes visant à restructurer le diocèse afin de redynamiser la vie religieuse insulaire. On peut notamment mentionner la fondation en 1925 du journal La Corse catholique, revue avec laquelle la Muvra possédait un certain nombre de liens. Rodié s’est inscrit dans la continuité de Simeone en s’attaquant notamment à la désertification des paroisses par les prêtres. Cela passait par la nomination de clercs venus du continent ce qui pouvait générer des crispations chez les défenseurs d’un clergé intégralement corse. Mais aussi par l’augmentation significative des ordinations qui « de 10 en 1927, passent à 26 en 1938[29] ». Les corsistes ont davantage appuyé le fait que les hommes politiques corses aient des pratiques contraires aux préceptes religieux, s’attaquant ainsi à la corruption, au dévergondage et au clanisme, de quoi « se demander si notre catholicisme ne se réduit pas à l’étiquette[30] ». Mais avec la montée en popularité du « Cartel des gauches » dans les années 1920, l’anticléricalisme se développe en parallèle au sein de la société insulaire. Loin d’être inactifs, les anticléricaux n’hésitent pas à mitrailler la façade de l’évêché à Ajaccio le 11 mai 1935[31].
La restructuration de l’Église corse était un élément central dans la politique de francisation de la Corse qui a débuté avec la Révolution et qui s’est poursuivie tout au long du XIXe siècle. Ce phénomène s’est notamment matérialisé par une série de modifications concernant les évêchés insulaires. Avant 1790, on comptait trois évêques (Aleria, Ajaccio et Sagone) suffragants de l’archevêque de Pise et deux évêques (Nebbio et Mariana) suffragants de l’archevêque de Gênes. Tous ces évêchés sont réunis en un unique dès 1791 avant d’être placés sous l’autorité de l’évêque d’Aix-en-Provence à Ajaccio. Cette situation marqua profondément les relations entre le clergé corse, qui n’accepte pas ces changements en désirant un retour à la situation prérévolutionnaire, et l’État. Cette « querelle des évêchés » fut le cheval de bataille de Monseigneur Augustin-Joesph-Marie Simeone[32], évêque de Corse de 1916 à 1927, qui s’inscrit parfaitement dans la lignée des prélats insulaires ultramontains et conservateurs à l’instar de Monseigneur de la Foata[33]. L’implication de Simeone dans certaines activités autonomistes s’inscrit dans un plan plus large de protection des pratiques religieuses traditionnelles corses, comme avec sa participation à l’érection de la Croce di u Ricordu en août 1925, sous l’impulsion des muvristes, pour commémorer la bataille de Pontenovu[34].
De leur côté, les irrédentistes appuient davantage sur le dépeuplement progressif des cérémonies religieuses dans les villages corses. Ces derniers ciblent la mauvaise gestion de l’île et surtout cette incompatibilité culturelle naturelle entre la France et la Corse, entre Église gallicane et Église ultramontaine[35], entre Église française et Église italienne. Cette incompréhension des enjeux religieux en Corse par le gouvernement de la IIIe République participe donc à la désertification des églises. Ils mettent alors en scène le désarroi des jeunes corses partis en Italie pour étudier de retour dans leur village natal comme Bertino Poli dans son article paru dans Corsica antica e moderna en 1935 :
« Et les jeunes ? Ont-ils déserté le chemin tracé par leurs aïeux ? Qui a creusé ce fossé sacrilège entre grands-parents et petits enfants ? […] Et pourtant la Corse, comme toutes les autres régions italiennes, a toujours été très attachée à la religion catholique[36]. »
Les relations entre le Saint-Siège et Mussolini, particulièrement tumultueuses, ont également influencé le discours irrédentiste. La volonté du Duce de contrôler le pouvoir pontifical avec son accession au pouvoir n’empêche pas une amélioration des relations avec la signature des accords de Latran du 11 février 1929. Cet accord place notamment le catholicisme comme religion d’État tout en donnant une légitimité internationale à la politique irrédentiste fasciste, la papauté reconnaissant le projet de continuité du Risorgimento voulu par Mussolini. Cette détente s’explique également par le conservatisme intransigeant du pape. Ce-dernier comptait notamment sur le Duce pour faire respecter les mœurs catholiques dans la société italienne, en se dressant notamment contre la culture du cabaret et de la nudité féminine[37]. Même si les références faites dans les revues irrédentistes ne font pas directement allusion à des discours de Mussolini sur la religion, on ressent aisément la volonté de mise en valeur de l’homme d’Église, pratique que l’on retrouve chez les muvristes. Cela se matérialise par la tentative faite par le Comitato per la Corsica d’approcher des membres du clergé insulaire[38] mais aussi par la participation active de certains clercs dans l’écriture d’articles.
III. Vers une sacralisation de la politique corsiste
Pour cette dernière partie, attardons-nous davantage sur le concept de religion politique ou de « sacralisation du politique » dans le cas des muvristes. La notion de « religion politique » repose sur un long débat portant sur la crise de la modernité que l’on voit surgir au XXe siècle[39]. Selon l’historien Didier Musiedlak[40], ce débat repose sur deux tendances. La première se base sur l’idée que l’organisation politique occidentale est héritée du principe eschatologique de la Trinité de Joachim de Flore ayant vécu au XIIe siècle à laquelle le régime totalitaire peut se rattacher. Dieu représente la création, le Fils représente le tournant marquant et le Saint-Esprit la fin, ce qu’il y a après les Hommes. La deuxième tendance est incarnée par Max Weber dans les années 1920 et 1930[41]. Cette théorie s’appuie sur le fait que seul le leader de la nation est capable de protéger cette dernière de la corruption du monde. Les historiens du fascisme ont largement utilisé cette rhétorique pour donner une définition tardive à la « religion politique », à l’instar du spécialiste de la question Emilio Gentile. Cependant elle est encore extrêmement discutée dans l’historiographie car elle ne semble correspondre qu’au fascisme mussolinien et se retrouve moins légitime lorsqu’il s’agit d’évoquer le Troisième Reich. Il est donc essentiel de manipuler ce terme, ou ceux qui suivirent comme « sacralisation de la politique[42] », avec une infinie précaution.
Maintenant que nous avons établi une définition rapide de ce concept, peut-on appliquer celle-ci au cas du corsisme ? On retrouve un certain nombre d’éléments qui tendent à démontrer une sacralisation de l’autonomisme insulaire. Le poète Marcu Angeli publie dès 1924 un article portant sur la Fede e l’opinione, replaçant le religieux au centre des préoccupations du mouvement :
« Mais pour être forte, pour vaincre certaines faiblesses, pour dominer le défaitisme traître et refaire une grande Corse, celle des plus beaux jours de Paoli, elle a besoin qu’il y ait entre nous avant tout, l’Union. L’Union qui ne peut naître que de la Foi[43]. »
L’auteur greffe ainsi les idées politiques de la libération de la nation corse à une foi, une foi en l’avenir qui se réfère aux actions du passé. La foi est le leitmotiv de l’union de la razza corsa[44], ce socle commun à tous les Corses et vecteur d’une identité insulaire unique. Mais pour vaincre les maux de la société corse, il ne faut pas seulement croire en l’action politique, il faut également avoir la Foi. L’aspect religieux de ce texte s’inscrit dans la pratique même de la religion chrétienne. Être pieux, c’est ouvrir son esprit aux questionnements de ce monde et ainsi deviner la justice dans les actions muvristes. Cela passe par le catéchisme corse, U catechismu corsu selon Petru Rocca[45], et dans l’éducation des générations futures.
À l’image de l’ouvrage de Rocca précédemment cité, les imprimeries de la Muvra sont particulièrement actives dans la publication d’écrits à connotation religieuse. L’un des plus importants du corsisme est A nostra Santa Fede[46], écrit par Eugène Grimaldi sous le pseudonyme de Saveriu Malaspina et publié en 1926. L’ouvrage est réédité en 1935 et actualisé dans les colonnes du journal[47] afin de l’incorporer dans le programme politique du Partitu Corsu Autonomista[48]. L’ouvrage est constitué de 48 pages, possède une bibliographie qui se veut scientifique et est divisé en 9 parties. Les titres des chapitres sont fortement inspirés des grands principes du catholicisme comme celui sur les Dix Commandements[49] qui est une allusion directe à ceux de l’Ancien Testament. Selon Ange-Toussaint Pietrera, l’ensemble de ces textes est à prendre comme « une étude du problème de l’autonomie sous ses aspects économiques, politiques et moraux[50] ». Grimaldi insiste principalement sur la préservation des traditions et de la langue par l’engagement politique auprès de la Muvra. Il n’hésite pas à canoniser Pasquale Paoli en le considérant comme un saint du corsisme par ses actions vénérables. Le septième commandement est intéressant car il aborde l’aspect de l’éducation des jeunes dans ce même respect. L’idée n’est pas de prêcher des convaincus mais que ces derniers transmettent leur savoir, leur enseignement. Il faut préparer l’avenir par l’endoctrinement des générations futures, tout en plaçant sur le même pied d’égalité la foi catholique, qui régissait encore la vie de nombreuses familles corses, avec la « patrie corse[51] ». Le catéchisme corse, par extension l’autonomisme, se présente alors comme l’ultime rempart à la francisation de l’île qui met en péril la pratique de la religiosité dans la société insulaire. L’essence de la « race corse » est chrétienne et la seule façon de retrouver cet état originel est de faire confiance aux corsistes, qui sont les seuls à défendre ces valeurs traditionnelles. Le mouvement lui-même se veut religieux par ses « commandements » et autres « vertus » qui le composent. L’essence de l’autonomisme est la même que celle du peuple corse, il s’agit donc du seul moyen de la préserver.
Ainsi, à l’instar du fascisme italien, le corsisme se retrouve avec un arsenal complet de symboles politico-religieux qui lui est propre dans le but de rallumer la flamme chrétienne du peuple corse. Comme un écho aux débats entourant la naissance du concept de « religion politique », les muvristes se voient comme les garants de la société corse face à la dangerosité du monde et de la société de consommation. Cette vision du monde s’intègre parfaitement dans les réflexions entourant « l’insularisme », ce rejet de l’extérieur qui est perçu comme une menace aux traditions politico-culturelles de l’île. Mais bien que la culture politique corsiste ait été largement influencée par le fascisme à l’Entre-deux-guerres, il faut replacer la notion de « religion politique » à l’échelle de la Corse. Contrairement au fascisme italien qui voyait en Mussolini le Fils selon la Trinité, celui qui apporterait le changement sur Terre, une telle figure divinisée n’existe pas chez les muvristes qui préfèrent voir en Pasquale Paoli le Père ou le Saint Fondateur de la Nation corse.
Conclusion
La religion catholique apparaît comme un vecteur d’italianité essentiel pour les irrédentistes italiens, élément que les muvristes ne cachent pas non plus. Pour ces derniers néanmoins, il s’agit davantage de revenir aux traditions les plus pures du peuple corse, la chrétienté romaine et apostolique se présentant comme un trait fondamental de l’identité de la « race corse ». L’objectif n’est pas de montrer simplement une corrélation entre la pratique de la Foi en Corse avec celle de l’Italie, comme le font les irrédentistes. La religion catholique devient alors la forme d’expression ultime de l’engagement patriotique, où le discours politique se mêle aisément au discours religieux. Sans être de façade, le catholicisme promu par les Italiens s’insère dans un discours plus global qui apparaît presque en marge des préoccupations du régime. Il s’agit donc de l’un des aspects qui permet de bien relever la différence idéologique profonde qui existe entre l’irrédentisme et le muvrisme. Ces deux idéologies sont complexes et ne s’arrêtent bien évidemment pas à leur caractère religieux. Néanmoins, par cet article, nous avons pu pointer le rôle essentiel de celui-ci dans la détermination de l’identité corse[52], qu’elle se rapproche ou non de l’italianità définie par les grands théoriciens du nationalisme italien.
[1] Santu Casanova, né à Azzana en 1850 et mort à Livourne en 1937. Surnommé « Ziu Santu » (Oncle Toussaint), est un poète dialectal et le fondateur en 1889 du premier journal écrit en langue corse, A Tramuntana. Père du régionalisme corse, il passa les dernières années de sa vie en Italie après avoir rallier la cause irrédentiste.
[2] « La Tramontane ».
[3] « Le Mouflon », animal symbolique de Corse connu pour sa résilience.
[4] Petru Rocca, né à Vico en 1887 et mort dans la même ville en 1966. Fondateur d’A Muvra en 1920 et des revues satellites, Almanaccu di A Muvra et A Baretta Misgia, et du Partitu Corsu d’Azione en 1923. Il est considéré comme l’une des figures du renouveau culturel corse malgré ses opinions très tranchées.
[5] Matteu Rocca, né à Vico en 1896 et mort à Nice en 1955. Frère de Petru et co-initiateur du mouvement muvriste, il se distingue par ses longues études en linguistique orientale et italienne. Il s’occupe également des caricatures dans A Muvra et partage régulièrement ses réflexions intellectuelles sur la culture.
[6] « Imprimerie de la Muvra ».
[7] Paci Deborah, « Le mare nostrum fasciste. L’espace politique et culturel en Corse et à Malte à l’époque du fascisme italien », Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée modernes et contemporaines, n°128-2, 2016, p. 440.
[8] Grange Daniel, « La société ‘‘Dante Alighieri’’ et la défense de l’italianità », Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée, n°117-1, 2005, p. 261.
[9] Mariani-Rousset Sophie, « Les fantômes du mazzérisme », Le Coq-héron, n°231-4, 2017, p. 110.
[10] Pellegrinetti Jean-Paul, « Sociabilité républicaine en Corse de 1870 à 1914 : Mutation d’une société », Cahiers de la Méditerranée, n°56, 1998, p. 131 à 153.
[11] Casta Michel, Le prêtre corse au XIXe siècle, thèse de doctorat en Histoire contemporaine sous la direction de Chaline Nadine-Josette, Université de Picardie Jules Vernes, 1997, p. 7.
[12] Pour en savoir plus, lire les derniers travaux de Frédéric Gugelot notamment : Gugelot Frédéric, « Intransigeantisme-libéralisme-socialisme : le triangle interprétatif de Poulat en débats », Archives de sciences sociales des religions, n°176, 2016, p. 73–87.
[13] Hérisson Arthur, « Une mobilisation internationale de masse à l’époque du Risorgimento : l’aide financière des catholiques français à la papauté (1860-1870) », Revue d’histoire du XIXe siècle, n°52, 2016, p. 175-192.
[14] Casta Michel, Le prêtre corse…, op. cit., p. 6.
[15] Pellegrinetti Jean-Paul, « Sociabilité républicaine en Corse… », art. cit., p. 138.
[16] A Muvra, 10-20 novembre 1933.
[17] Archivio storico di Corsica, mars-juin 1926.
[18] Corsica antica e moderna, novembre-décembre 1932.
[19] Né en 1676 à Corte et mort en 1740 à Fuceccio en Toscane, il est considéré comme le saint patron de la Corse. Pour en savoir plus : Cristiani Léon, Saint Théophile de Corte (1676-1740), Paris, 1951.
[20] Domenico Leca, surnommé U Circinellu, est un prêtre corse ayant vécu au XVIIIe siècle. Il est connu pour avoir été un partisan de Pasquale Paoli dans la guerre contre le royaume de France. Après la défaite de Pontenovu, il se serait réfugié à Ania, dans le Fiumorbu, pour continuer la résistance. Selon la légende, il aurait été retrouvé mort par des bergers en 1771 dans une grotte « ceppu in manu è croce in pettu » (épée en main et croix sur le cœur). Voir : Nobili-Savelli Giuseppe Ottaviano, Vir Nemoris, Circinellu ou l’homme du bois sacré, Ajaccio, Albiana, éd. 2008.
[21] Serpentini Antoine-Laurent (dir.), Dictionnaire historique de la Corse, Albania, Ajaccio, 2006, p. 252.
[22] Corsica antica e moderna, juillet-octobre 1938 : « […] sarebbe stato certo gradito dai nostri contadini che lo usano e lo preferiscono alle lingue accademiche ».
[23] A Muvra, 10-18 août 1935 : « I giurnali amici di a prefettura – landrysti o pietristi – hanu publicatu sopr’a manifestazione di Guagnu i resiconti i più… fantasisti ».
[24] Ibid : « – E miò pene ! Un possu mancu gridalle ad alta voce. Un m’aspettava a tamatu affrontu… – Affrontu ? … ma no ! Credìanu di fabbi festa… – Vergogna m’hanu fattu ! U silenziu e l’ubliu cuprìanu a miò memoria… cosa indegna, sì, ma, almenu, era tranquillu, ind’a miò tomba ».
[25] Il ne faut pas oublier que les pièves ont toujours été en mouvement car évoluaient en fonction des données démographiques. Difficile donc de dire que les cantons sont les successeurs des pièves même si ces dernières constituaient quand même une entité administrative.
[26] A Muvra. Ghjurnale di e pieve di Corsica.
[27] Moracchini-Mazel Geneviève, La Corse romane, Éditions du Zodiaque, Saint-Léger-Vauban, 1972, p. 13.
[28] Dauzet Dominique-Marie et Le Moigne Frédéric (dir.), Dictionnaire des évêques de France au XXe siècle, Cerf, Paris, 2010, p. 620.
[29] Ibid, p. 577.
[30] A Muvra, 10 janvier 1937.
[31] Dauzet Dominique-Marie et Le Moigne Frédéric, Dictionnaire des évêques…, op. cit., p. 620.
[32] Augustin Simeone est évêque d’Ajaccio de 1916 à 1927. Son office en Corse est marqué par sa tentative de restructuration de l’évêché, mis à mal après la Première Guerre mondiale.
[33] Paul-Matthieu de La Foata est évêque d’Ajaccio de 1877 à 1899. D’origine insulaire et catholique intransigeant, son office s’est caractérisé par sa lutte contre le laïcisme de la Troisième République. Il est l’un des premiers à écrire des poèmes en langue corse en parallèle de Santu Casanova.
[34] Pietrera Ange-Toussaint, Imaginaires nationaux et mythes fondateurs ; la construction des multiples socles identitaires de la Corse française à la geste nationaliste, thèse de doctorat en Histoire contemporaine sous la direction de Rey Didier, Université de Corse Pasquale Paoli, 2015, p. 248.
[35] Église favorable à l’autorité absolue du pape. Les historiens parlent aujourd’hui davantage d’intransigeance, voir : Boutry Philippe, « Papauté et culture au XIXe siècle. Magistère, orthodoxie, tradition », Revue d’histoire du XIXe siècle, n°28, 2004, p. 31-58.
[36] Corsica antica e moderna, juillet/octobre 1935.
[37] Kertzer David I. (trad. Forterre-De Monicault Alexandra), Le pape et Mussolini. L’histoire secrète de Pie XI et de la montée du fascisme en Europe, Les Arènes, Paris, 2016, p. 186.
[38] Giglioli Alessandra, Italia e Francia 1936-1939, irredentismo e ultranazionalismo nella politica estera di Mussolini, Jouvence, Rome, 2001, p. 224.
[39] Gentile Emilio, L’Apocalisse della Modernità : la Grande Guerra per l’Uomo Moderna, Mondadori, Milan, 2009.
[40] Musiedlak Didier, « Fascisme, religion politique et religion de la politique. Généalogie d’un concept et de ses limites », Vingtième siècle. Revue d’histoire, Presses de Sciences Po, n°108, 2010/4, p. 71-84.
[41] Ibid, p. 72.
[42] Gentile Emilio (trad. Gayrard Julien), La religion fasciste : la sacralisation de la politique dans l’Italie fasciste, Le Grand Livre du Mois, Paris, 2002.
[43] A Muvra, 10 février 1924 : « Ma par esse forte, par vince certe minuanze, par dumà u disfattismu vittulescu e rifà un’antra Côrzica, degna d’i più belli jorni di Paoli, bisogna ch’ellu ci sighi, tra di noi, nanzituttu, l’Unione. L’Unione chi un pò nasce che da la Fede. »
[44] « Race corse », terme souvent utilisé par les autonomistes corses à l’Entre-deux-guerres, qui fait écho à la montée des pensées eugénistes en Europe.
[45] Rocca Petru (dir.), Catechismu corsu, Stamparia di A Muvra, Aiacciu, 1922.
[46] Malaspina Saveriu, A nostra Santa Fede (Catechismu corsu), Stamparia di A Muvra, Aiacciu, 1926.
[47] A Muvra, 12 et 19 mai 1935.
[48] Parti fondé en 1927 et qui prend la suite du Partitu Corsu d’Azione.
[49] I dece Cumandamenti.
[50] Pietrera Ange-Toussaint, Imaginaires nationaux et mythes fondateurs…, op. cit., p. 360.
[51] Malaspina Saveriu, A nostra Santa Fede…, op. cit., p. 38.
[52] Casta Michel, « La religion dans les constructions identitaires en Corse (XVIIIe-XXe siècle) », in Lazzarotti Olivier (éd.), L’identité entre ineffable et effroyable, Paris, Armand Colin, 2011, p. 184-193.
Bibliographie
CASTA Michel, « La religion dans les constructions identitaires en Corse (XVIIIe-XXe siècle) », in LAZZAROTTI Olivier (éd.), L’identité entre ineffable et effroyable, Paris, Armand Colin, 2011, p. 184-193.
KERTZER David I. (trad. FORTERRE-DE MONICAULT Alexandra), Le pape et Mussolini. L’histoire secrète de Pie XI et de la montée du fascisme en Europe, Les Arènes, Paris, 2016.
PACI Deborah, « Le mare nostrum fasciste. L’espace politique et culturel en Corse et à Malte à l’époque du fascisme italien », Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée modernes et contemporaines, n°128-2, 2016, p. 449 à 461.
—, Il mito del Risorgimento mediterraneo: Corsica e Malta tra politica e cultura nel ventennio fascista, thèse de doctorat en histoire contemporaine sous la direction de PELLEGRINETTI Jean-Paul, Université de Nice-Sophia-Antipolis, 2013.
PACI Deborah et SARBACH-PULICANI Vincent, « Una lettura “distante” di A Muvra : esplorare la stampa dialettale e autonomista còrsa attraverso il topic modelling », Umanistica digitale, 2023 (à paraître).
PELLEGRINETTI Jean-Paul et ROVERE Ange, La Corse et la République. La vie politique, de la fin du second Empire au début du XXIe siècle, Média Diffusion, Paris, éd. 2013.
SARBACH-PULICANI Vincent, La presse corsiste et irrédentiste des années 1930 : étude comparative et quantitative des revues A Muvra et Corsica antica e moderna entre 1932 et 1939, mémoire de master en histoire contemporaine sous la dircetion de BOURGUINAT Nicolas, Université de Strasbourg, 2021.
—, Authors profiling in the Corsican autonomist press during the interwar period. Stylometric analysis and topic modelling on the journal A Muvra, mémoire de master en humanités numériques sous la direction de CAMPS Jean-Baptiste et LENCI Alessandro, École nationale des chartes – PSL et Università di Pisa, 2023.