Sarah Kourdi
Résumé
Regroupant près d’un millier d’effigies, les portraits du Fayoum figent pour l’éternité les visages d’hommes, de femmes et d’enfants de l’Égypte romaine, entre le Ier et le IVe siècle de notre ère. Selon les croyances de l’Égypte ancienne, le corps du défunt doit être conservé afin que son âme puisse accéder à l’au-delà. Aux pratiques d’embaumement complexes s’ajoute la conservation du visage, rendue possible grâce à la confection d’un portrait funéraire. Les portraits du Fayoum, généralement peints sur de fines planchettes de bois ou sur linceul, étaient alors placés sur le visage du défunt qu’ils immortalisent. Si les défunts sont généralement figurés jeunes, plusieurs portraits représentent néanmoins des individus d’âge mûr. Ces effigies contrastent fortement avec le reste de la production par la figuration si peu conventionnelle de la vieillesse, à travers les visages d’hommes et de femmes aux traits marqués, aux cheveux grisonnants ou blancs, avec parfois une calvitie avancée tandis que les rides traduisent inexorablement une maturité voire un âge avancé.
Bringing nearly a thousand effigies, the Fayoum portraits freeze for eternity the faces of men, women and children of Roman Egypt, between the 1st and 4th centuries AD. According to the beliefs of ancient Egypt, the body of the deceased must be preserved so that his soul can access the afterlife. In addition to complex embalming practices, there is the preservation of the face, made possible by the creation of a funerary portrait. The Fayum portraits, generally painted on thin wooden boards or on shrouds, were then placed on the face of the deceased whom they immortalized. If the deceased are generally depicted young, several portraits nevertheless represent individuals of mature age. These effigies contrast sharply with the rest of the production by the unconventional depiction of old age, through the faces of men and women with marked features, graying or white hair, sometimes with advanced baldness while the wrinkles reflect inexorably a maturity or even an advanced age.
Plan
Introduction
I – Le reflet de l’âge à travers les cheveux : canitie et calvitie
1. La canitie
2. La calvitie
II – Les visages d’âge mûr : l’expression de la vieillesse comme reflet du temps qui passe
1. L’expression de la maturité sur les visages
2. Des traits adoucis ?
Conclusion
Pour citer cet article
Référence électronique
Kourdi Sarah, “La représentation de la vieillesse sur les portraits dits « du Fayoum »", Revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest [En ligne], n°3, 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 14 octobre 2024 à 19h46, URL : https://ajco49.fr/2023/12/15/la-representation-de-la-vieillesse-sur-les-portraits-dits-du-fayoum
L'Auteur
Sarah Kourdi
Droits d'auteur
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Les propos tenus dans les travaux publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.
Introduction
Les portraits dits « du Fayoum » sont un corpus important de près d’un millier de portraits peints datés entre le Ier et le IVe siècle de notre ère. Découverts dans la région du Fayoum – qui leur a donné leur nom – mais aussi dans d’autres localités d’Égypte, ils sont les témoignages les mieux conservés à la fois de la peinture antique et de la production de portraits issus de la tradition gréco-romaine. Ces effigies funéraires étaient apposées sur les dépouilles dont le corps momifié était destiné à affronter une autre vie après la mort comme le prévalaient les croyances de l’ancienne Égypte. Si la survie de l’âme après la mort dépendait de la conservation du corps, préserver l’image du défunt, et plus précisément son visage, était toute aussi primordiale, expliquant l’abondante production de portraits funéraires qui nous est parvenue. Il existe au sein du vaste ensemble que sont les portraits du Fayoum un nombre non négligeable d’effigies représentant des individus d’âge mûr, attestant d’un souci naturaliste.
Lorsque nous proposons d’étudier la particularité des visages matures et la représentation des signes de l’âge sur les portraits dits « du Fayoum », nous constatons que ceux-ci sont décelables par la présence de plusieurs éléments : les cheveux grisonnants ou blancs (canitie) ainsi que la calvitie (modérée à sévère) révèlent l’âge avancé des individus représentés, hommes comme femmes. Ces détails sont assortis voire complétés de rides et de traits marqués au niveau du visage, parfois accompagnés d’autres altérations de la peau (affaissement par exemple), ce qui renforce d’autant plus le naturalisme de ces portraits peints.
Le reflet de l’âge à travers les cheveux : canitie et calvitie
1.1 La canitie
De prime abord, le premier élément visuel permettant de déceler l’âge d’un individu est sans conteste la couleur des cheveux, devenus grisonnants voire totalement blancs avec l’âge. La canitie est un phénomène naturel corrélé à la diminution puis la perte progressive de mélanine au niveau des follicules pileux, impactant la couleur des phanères (cheveux, sourcils, barbe, poils). Ainsi, les portraits que nous identifions comme étant ceux d’individus matures présentent en grande majorité une canitie perceptible, plus ou moins avancée selon les sujets figurés. C’est le cas par exemple de deux portraits masculins contemporains (fig. 1, 2) sur lesquels les défunts possèdent des cheveux très courts, presque ras, plutôt épars en raison d’une calvitie très présente – affection capillaire également due à l’âge dont nous traiterons ultérieurement. Pour autant, les hommes matures peuvent également posséder une chevelure abondante, comme nous le percevons sur le portrait (fig. 3) : le défunt a des cheveux bouclés et grisonnants qui contrastent d’ailleurs avec le teint mat de la carnation. Ici, les mèches ondulées sont dessinées avec précision. Nous observons aussi une telle attention à la chevelure sur le panneau peint (fig. 4), quoique la facture soit plus stylisée que sur l’effigie précédente. De nombreux traits gris-blanc viennent rehausser une chevelure largement grisonnante. Ces deux derniers portraits font figurer les défunts avec une barbe abondante et soigneusement taillée, là aussi grisonnante, tandis que les sourcils demeurent bruns. Le traitement pictural de la barbe est identique à celui de la chevelure : sur le portrait (fig. 3), de fins poils blancs recouvrent les quelques poils bruns sur les joues et le menton, tandis que sur l’effigie (fig. 4), la barbe est très dense, quoiqu’encore bien brune, et les poils blancs se démarquent nettement, juxtaposés de manière presque graphique.
Si nous observons une canitie avancée ou débutante sur plusieurs portraits masculins, il en est de même sur les effigies féminines : le portrait (fig. 5) représente une défunte avec des cheveux entièrement gris, et ses larges boucles sont ramenées autour du visage, ici simplement rehaussées de quelques traits d’un gris plus soutenu. Les sourcils arqués sont également soulignés avec le même gris foncé, ce qui renforce la maturité de la défunte. Sur un portrait plus tardif (fig. 6), le modèle possède des cheveux entièrement grisonnants rendus avec la juxtaposition très schématique de traits blancs et gris sur un aplat noir, rappelant la facture du portrait masculin (fig. 4). Cependant, les effigies de femmes d’âge mûr aux cheveux blancs ou grisonnants sont en nombre restreint, contrairement aux portraits masculins. Cela peut s’expliquer par un choix délibéré de la part des modèles, souhaitant que les signes de l’âge soient alors estompés non pas par l’absence de rides mais par l’absence de canitie. La perte de la couleur naturelle des cheveux serait ainsi estompée par le peintre lui-même, comme semble le révéler l’effigie (fig. 7) : quoique tronquée, nous pouvons observer une partie du visage dont les traits marqués et l’affaissement certain de la peau traduisent son âge malgré une chevelure encore foncée. Celle-ci est simplement rehaussée de nombreux traits d’un gris tout aussi soutenu, se confondant presque avec la couleur naturelle des cheveux. La comparaison avec un autre portrait s’avère intéressante pour comprendre le peu de canitie parmi les effigies féminines : sur le panneau peint (fig. 8) est représentée une femme mature au visage très rond, aux rides peu présentes, possédant une longue chevelure retenue en un chignon aplati au sommet de la tête. Quelques fins traits gris clair au niveau de la raie médiane soulignent les racines gris clair tandis que là aussi, les sourcils sont épais et toujours noirs. S’il peut s’agir d’un début de canitie – malgré l’âge avancé de la défunte – E. Doxiadis[1], dans son étude, fait remarquer les « racines grises de ses cheveux teintés au henné ». Cette explication est probable étant donné l’emploi de cette plante tinctoriale dès l’époque pharaonique : dans un but esthétique, la possibilité d’une coloration grâce aux propriétés des plantes est envisageable. Ainsi, l’absence de cheveux blancs sur les portraits dits « du Fayoum » reflèterait les pratiques destinées à masquer la canitie et les premiers signes de l’âge. Cependant, il s’avère que le henné (Lawsonia inermis) produit une coloration acajou à orangée, ce qui n’est clairement pas le cas sur le portrait concerné. Il est possible alors qu’un autre procédé cosmétique plus complexe ait été employé pour donner une couleur brune naturelle aux cheveux, procédé qui renvoie au statut social de la défunte et à un souci de coquetterie apparent qui contraste cependant avec l’absence de bijoux sur ce portrait peint.
Si la représentation d’une chevelure ayant conservé une couleur naturelle peut résulter d’une demande au moment de l’exécution du portrait, dans un souci esthétique, cela met aussi en évidence le fait que les femmes se teignaient les cheveux – et très certainement les sourcils avec la même préparation.
1.2 La calvitie
Outre la canitie, celle-ci est bien souvent corrélée à la calvitie, autrement dit la perte des cheveux, partielle ou totale. Elle est observable exclusivement sur des portraits masculins : par exemple, sur le portrait déjà évoqué (fig. 1), l’homme est quasiment chauve à l’exception de quelques courts cheveux gris au-dessus des oreilles. Son front apparaît large et bombé car entièrement dégarni. Il en est de même pour le portrait (fig. 9) sur lequel le défunt est atteint d’une calvitie prononcée que souligne également J. Chevallier et D. Gourevitch[2], si bien que le sommet du crâne est nu. Là aussi, la chevelure grisonnante apparaît seulement en couronne, comme sur le portrait cité précédemment. Enfin, sur certaines effigies masculines, la calvitie est bien souvent localisée, se traduisant par une perte capillaire au niveau des golfes temporaux comme sur le portrait (fig. 2) : corrélée à une coiffure courte, la calvitie renforce le visage déjà allongé du défunt. Nous observons également une calvitie au niveau des golfes sur le panneau (fig. 3) même si la chevelure reste abondante comme en témoignent les larges boucles grises. Il semble d’ailleurs que le défunt ait tenté de masquer ce dégarnissement en conservant une chevelure épaisse au sommet du crâne et en ramenant quelques boucles vers le front.
Enfin, nous noterons une absence d’alopécie sur les effigies féminines, contrastant là encore avec les portraits d’hommes d’âge mûr. Dans leur étude, J. Chevallier et D. Gourevitch[3] proposent une mise en relation de telles observations avec les sources littéraires médicales, comme par exemple les textes du médecin grec Hippocrate qui prévalent que la perte des cheveux épargnait les femmes et les eunuques – sans qu’aucune explication rationnelle ne puisse être comparée à nos connaissances médicales actuelles. Si l’alopécie ne semble pas concerner les femmes, nous préciserons également que les modes capillaires de l’époque impériale sont particulièrement complexes, nécessitant bien souvent l’emploi de mèches postiches : en effet, les coiffures impériales les plus complexes nécessitent le recours à ces postiches afin de conférer du volume capillaire. Etant donné l’absence d’alopécie sur les portraits féminins – contrairement aux effigies masculines –, il ne serait pas impossible que les coiffures féminines alors arborées par les défuntes de l’Égypte romaine soient également constituées et/ou agrémentées de ces mêmes mèches postiches, pouvant également expliquer les faibles représentations de canitie.
Les visages d’âge mûr : l’expression de la vieillesse comme reflet du temps qui passe
2.1 L’expression de la maturité sur les visages
Outre la perte de la couleur naturelle des cheveux, l’expression de l’âge chez les individus se matérialise par des traits marqués, l’apparition de rides, plus ou moins profondes, qui impactent les visages. Nous observons quasi systématiquement des rides horizontales au niveau du front, plus ou moins nombreuses, parfois profondes, pouvant aussi être associées à une ride du lion. Celles-ci sont bien souvent corrélées à des rides au niveau du regard (patte d’oie, sillon jugo-palpébral prononcé, cernes et/ou poches) et autour de la boucle (plis naso-géniens, plis d’amertume). Pour illustrer notre propos, nous pouvons mentionner le portrait d’un homme âgé (fig. 2) dont le naturalisme est rendu par un grand nombre de détails révélant l’âge du défunt : le front, particulièrement haut en raison d’une calvitie, est barré de profondes rides horizontales. Le regard est alourdi par un sillon jugo-palpébral prononcé, faisant ressortir les poches sous les yeux. Une autre effigie (fig. 10) est à la fois surprenante et déroutante tant par le caractère ingrat du visage que par l’aspect grossier des traits : le visage est arrondi, joufflu voire bouffi dans sa partie inférieure. Sur le front étroit sont perceptibles des rides horizontales tandis qu’une ride du lion très profonde semble entailler la glabelle recouverte par des sourcils épais voire broussailleux. Les rides en pattes d’oie autour des yeux ainsi que des larges et profonds plis naso-géniens autour des lèvres accentuent la maturité du modèle. Nous remarquons ici que la chevelure est abondante, les mèches ramenées sur le front ne laissant aucunement deviner une éventuelle calvitie. De simples reflets gris suggèrent la canitie même si les cheveux demeurent encore bien sombres.
Les effigies féminines laissent également paraître des visages ridés avec des traits marqués : citons celui d’une dame âgée (fig. 5) dont le front est fortement plissé tandis que de larges rides du lion figurent entre des sourcils arqués. Des plis naso-géniens prononcés encadrent une bouche encore charnue, tandis qu’au niveau du cou, de nombreuses hachures viennent matérialiser l’affaissement de la peau et les plis de celle-ci, sans pour autant les accentuer ni les détailler.
La figuration de la vieillesse peut également se traduire par des joues creusées qui modifient un visage, lui donnant un caractère émacié. Pour illustrer notre propos, nous évoquerons le portrait masculin (fig. 2) dont le visage est considéré comme un cas de maigreur extrême. Dans son étude, E. Doxiadis[4] souligne même l’« apparence ascétique » du défunt, dont le visage allongé accentue sans nul doute la maigreur visible au niveau des joues creusées. C’est également le cas du portrait féminin déjà évoqué (fig. 5) sur lequel les joues apparaissent creusées et les pommettes particulièrement saillantes, notamment la gauche que le peintre a rehaussée d’un trait brun.
Dernier élément perceptible chez les sujets âgés, l’affaissement de la peau qui peut impacter un visage tout entier, soulignant l’âge avancé des modèles tant masculins que féminins. Nous mentionnerons d’une part l’affaissement des paupières supérieures, comme c’est le cas du portrait masculin (fig. 10) dont les yeux sont rapprochés, « fins et enfoncés avec une ptose des paupières[5] » rendue ici avec un fort réalisme. Si les pommettes sont très saillantes, le bas du visage présente un affaissement indéniable, renforçant l’aspect mafflu de l’ensemble du faciès. Nous observons une ptose, quoique moins prononcée, sur le portrait féminin (fig. 5) sur lequel les paupières supérieures sont bombées et arrondies, écrasant les yeux qui semblent enfoncés. D’autre part, l’affaissement de la peau est perceptible au niveau des joues et/ou du cou : sur le portrait féminin (fig. 7), le bas du visage forme un ovale irrégulier, complété de fines rides jugales en bas de la joue droite, et l’affaissement de la peau se traduit également par un menton qui semble épaissi. Au niveau du cou, de « disgracieuses rides[6] » marquent définitivement l’âge de la défunte.
Fig. 7. Portrait de femme d’âge mûr, IIe siècle, bois peint à l’encaustique, er-Rubayat
Altes Museum, Berlin, www.commons.wikimedia.org
2.2 Des traits adoucis ?
Il semble que sur certains portraits, les traits aient été adoucis par le peintre, notamment pour les femmes : c’est le cas par exemple du panneau (fig. 6) où la défunte est certes figurée avec des rides profondes au niveau du front ainsi que des rides du lion entre des sourcils toujours noirs et épais, qui alourdissent le regard, toutefois nous constatons que les sillons jugo-palpébraux sont à peine soulignés, tout comme les ridules sous les yeux, et le pli naso-génien n’est visible que sur la joue droite, sans doute dans le but d’atténuer l’âge de la défunte. Les joues sont toujours rebondies et l’ovale du visage demeure bien défini, souligné par un trait brun. Seuls les plis d’amertume sont très marqués, représentés par un entrecroisement de fines hachures et nous observons un nombre important de lignes entrecroisées au niveau du cou, certainement pour représenter avec finesse les plis de la peau à cet endroit. Il en est de même pour le portrait (fig. 7) sur lequel la défunte a un front lisse et peu de rides profondes, seulement des traits creusés comme les sillons jugo-malaires, laissant deviner des poches sous les yeux. Il semble que le peintre ait employé une teinte lumineuse pour la carnation qui illumine ce visage aux traits fatigués, sans doute pour contrebalancer les défauts esthétiques dus à l’âge : c’est le cas de l’affaissement de la peau, qui révèle à l’évidence la maturité du modèle, contrairement à la couleur des cheveux et aux rides profondes ici absentes. Ainsi, les femmes semblent rarement représentées avec des rides profondes ou à de rares exceptions, le peintre ayant privilégié l’expression naturaliste d’un regard fatigué au profit de rides et ridules sur l’ensemble du visage.
Si l’adoucissement de la maturité est perceptible chez les individus de sexe féminin, déjà envisagé en raison d’un faible nombre de sujets atteints de canitie, nos observations nous amènent à envisager le même traitement pictural pour quelques figurations d’hommes matures : citons comme exemple le portrait (fig. 4) où le visage de l’homme mature présente peu de marques de vieillesse, le front étant à peine plissé, les sourcils toujours denses et noirs, et les plis naso-géniens absents. L’âge est seulement rendu par la chevelure grisonnante, toujours abondante. Autre exemple, le portrait (fig. 1) sur lequel le défunt, malgré son âge avancé, possède un front bombé et lisse, sans rides profondes : l’étude de cette effigie tend à démontrer qu’un procédé aurait été utilisé par le peintre, sans doute pour nuancer la représentation des rides. Au niveau du front sont décelables des marques obliques et parallèles, également constatées par E. Doxiadis[7] qui évoque des « marques en zigzag et parallèles[8] », ainsi qu’un « motif caractéristique de corde juste au-dessus des sourcils[9] ». Ce motif tressé reconnaissable s’est imprimé dans la couche picturale et l’utilisation éventuelle d’une corde dans l’exécution de ce portrait amène à des interrogations : servait-elle simplement à maintenir le panneau – le motif torsadé se serait alors imprimé dans la couche picturale encore souple – ou bien le peintre aurait-il délibérément employé la corde pour rendre l’aspect plissé de la peau en raison de l’âge du modèle ? Dans la seconde hypothèse, l’emploi de la corde pour suggérer les rides permet d’atténuer ces marques de vieillesse, tout en s’avérant naturaliste.
Conclusion
La richesse des éléments évoqués, reflétant la maturité des modèles mais aussi les défauts esthétiques dus à l’âge, renforce le réalisme de ces portraits funéraires, jusqu’à représenter des traits parfois ingrats, comme c’est le cas du panneau peint (fig. 10). L’étude détaillée des portraits du Fayoum si réalistes permet de reconnaître des affections dont souffraient probablement les individus figurés et que les peintres ont su dépeindre avec subtilité : sur le portrait (fig. 2), l’homme a des rougeurs prononcées et étendues sur les joues qui, étant donné sa maturité, peuvent être liées à une affection cutanée de type érythrose ou couperose[10], tandis que sur un autre portrait (fig. 11), l’homme d’âge mûr possède un regard absent en raison d’une couleur atypique des yeux. Les iris sont d’un bleu pâle presque translucide et dans leur étude, J. Chevallier et D. Gourevitch évoquent aussi ce « vieillard grisonnant, aux cheveux ras, [qui] a les yeux d’un gris-bleu liquide, ce qui suggère fortement une cataracte »[11]. En effet, la teinte inhabituelle des iris peut être interprétée comme étant une affection oculaire de type cataracte, maladie qui atteint les individus généralement dès l’âge de soixante voire soixante-cinq ans, ou encore une cécité partielle voire totale, inéluctable lorsque la cataracte n’est pas soignée.
Outre les rides marquées, une canitie nettement visible voire une calvitie plus ou moins avancée, la figuration de la maturité sur les portraits féminins n’est cependant pas aussi évidente : nous constatons que les femmes conservent généralement une chevelure brune, contrairement aux hommes. Reflet d’une certaine coquetterie, la conservation de la couleur naturelle contraste évidemment très fortement avec l’ensemble des portraits d’individus matures. Quant aux traits du visage, il a été mis en évidence que ceux-ci pouvaient sans conteste être atténués, dans le but évident de conférer un visage plus jeune qu’il ne l’était sans doute lors de la réalisation de l’effigie.
In fine, malgré la forte symbolique de ces images éternelles destinées à conserver l’image du modèle défunt, ces portraits funéraires ne sont pas idéalisés mais reflètent au contraire les visages des membres de l’élite de l’Égypte romaine jusque dans les particularités les plus ingrates causés par l’âge. Outre le grand réalisme qui émane de ces visages intemporels et fascinants, les portraits du Fayoum illustrent aussi la grande maîtrise technique des peintres concernant le rendu des détails anatomiques jusque dans la figuration de la vieillesse, à la fois avec la représentation exacte des visages matures mais aussi dans le fait d’atténuer voire de masquer certains traits.
[1] Doxiadis Euphrosyne, Les portraits du Fayoum, visages de l’Égypte, Paris éditions Gallimard, 1995, p. 30.
[2] Ibid., p. 18.
[3] Id.
[4] Doxiadis Euphrosyne, Les portraits du Fayoum, op. cit., p. 166.
[5] Chevallier Jacques, Gourevitch Danielle, Essai d’iconodiagnostic sur les portraits du Fayoum, Supplément illustré de la revue Histoire des sciences médicales, 2021, p. 17.
[6] Id.
[7] Doxiadis Euphrosyne, Les portraits du Fayoum, op. cit., p. 160.
[8] Id.
[9] Id.
[10] Sur le plan médical, il existe plusieurs maladies pouvant causer de telles rougeurs caractéristiques au niveau des joues, des affections simplement dermatologiques comme la couperose ou des maladies auto-immunes comme par exemple le lupus érythémateux disséminé.
[11] Chevallier Jacques, Gourevitch Danielle, Essai d’iconodiagnostic sur les portraits du Fayoum, op. cit., p. 20.
Introduction
Les portraits dits « du Fayoum » sont un corpus important de près d’un millier de portraits peints datés entre le Ier et le IVe siècle de notre ère. Découverts dans la région du Fayoum – qui leur a donné leur nom – mais aussi dans d’autres localités d’Égypte, ils sont les témoignages les mieux conservés à la fois de la peinture antique et de la production de portraits issus de la tradition gréco-romaine. Ces effigies funéraires étaient apposées sur les dépouilles dont le corps momifié était destiné à affronter une autre vie après la mort comme le prévalaient les croyances de l’ancienne Égypte. Si la survie de l’âme après la mort dépendait de la conservation du corps, préserver l’image du défunt, et plus précisément son visage, était toute aussi primordiale, expliquant l’abondante production de portraits funéraires qui nous est parvenue. Il existe au sein du vaste ensemble que sont les portraits du Fayoum un nombre non négligeable d’effigies représentant des individus d’âge mûr, attestant d’un souci naturaliste.
Lorsque nous proposons d’étudier la particularité des visages matures et la représentation des signes de l’âge sur les portraits dits « du Fayoum », nous constatons que ceux-ci sont décelables par la présence de plusieurs éléments : les cheveux grisonnants ou blancs (canitie) ainsi que la calvitie (modérée à sévère) révèlent l’âge avancé des individus représentés, hommes comme femmes. Ces détails sont assortis voire complétés de rides et de traits marqués au niveau du visage, parfois accompagnés d’autres altérations de la peau (affaissement par exemple), ce qui renforce d’autant plus le naturalisme de ces portraits peints.
Le reflet de l’âge à travers les cheveux : canitie et calvitie
1.1 La canitie
De prime abord, le premier élément visuel permettant de déceler l’âge d’un individu est sans conteste la couleur des cheveux, devenus grisonnants voire totalement blancs avec l’âge. La canitie est un phénomène naturel corrélé à la diminution puis la perte progressive de mélanine au niveau des follicules pileux, impactant la couleur des phanères (cheveux, sourcils, barbe, poils). Ainsi, les portraits que nous identifions comme étant ceux d’individus matures présentent en grande majorité une canitie perceptible, plus ou moins avancée selon les sujets figurés. C’est le cas par exemple de deux portraits masculins contemporains (fig. 1, 2) sur lesquels les défunts possèdent des cheveux très courts, presque ras, plutôt épars en raison d’une calvitie très présente – affection capillaire également due à l’âge dont nous traiterons ultérieurement. Pour autant, les hommes matures peuvent également posséder une chevelure abondante, comme nous le percevons sur le portrait (fig. 3) : le défunt a des cheveux bouclés et grisonnants qui contrastent d’ailleurs avec le teint mat de la carnation. Ici, les mèches ondulées sont dessinées avec précision. Nous observons aussi une telle attention à la chevelure sur le panneau peint (fig. 4), quoique la facture soit plus stylisée que sur l’effigie précédente. De nombreux traits gris-blanc viennent rehausser une chevelure largement grisonnante. Ces deux derniers portraits font figurer les défunts avec une barbe abondante et soigneusement taillée, là aussi grisonnante, tandis que les sourcils demeurent bruns. Le traitement pictural de la barbe est identique à celui de la chevelure : sur le portrait (fig. 3), de fins poils blancs recouvrent les quelques poils bruns sur les joues et le menton, tandis que sur l’effigie (fig. 4), la barbe est très dense, quoiqu’encore bien brune, et les poils blancs se démarquent nettement, juxtaposés de manière presque graphique.
Si nous observons une canitie avancée ou débutante sur plusieurs portraits masculins, il en est de même sur les effigies féminines : le portrait (fig. 5) représente une défunte avec des cheveux entièrement gris, et ses larges boucles sont ramenées autour du visage, ici simplement rehaussées de quelques traits d’un gris plus soutenu. Les sourcils arqués sont également soulignés avec le même gris foncé, ce qui renforce la maturité de la défunte. Sur un portrait plus tardif (fig. 6), le modèle possède des cheveux entièrement grisonnants rendus avec la juxtaposition très schématique de traits blancs et gris sur un aplat noir, rappelant la facture du portrait masculin (fig. 4). Cependant, les effigies de femmes d’âge mûr aux cheveux blancs ou grisonnants sont en nombre restreint, contrairement aux portraits masculins. Cela peut s’expliquer par un choix délibéré de la part des modèles, souhaitant que les signes de l’âge soient alors estompés non pas par l’absence de rides mais par l’absence de canitie. La perte de la couleur naturelle des cheveux serait ainsi estompée par le peintre lui-même, comme semble le révéler l’effigie (fig. 7) : quoique tronquée, nous pouvons observer une partie du visage dont les traits marqués et l’affaissement certain de la peau traduisent son âge malgré une chevelure encore foncée. Celle-ci est simplement rehaussée de nombreux traits d’un gris tout aussi soutenu, se confondant presque avec la couleur naturelle des cheveux. La comparaison avec un autre portrait s’avère intéressante pour comprendre le peu de canitie parmi les effigies féminines : sur le panneau peint (fig. 8) est représentée une femme mature au visage très rond, aux rides peu présentes, possédant une longue chevelure retenue en un chignon aplati au sommet de la tête. Quelques fins traits gris clair au niveau de la raie médiane soulignent les racines gris clair tandis que là aussi, les sourcils sont épais et toujours noirs. S’il peut s’agir d’un début de canitie – malgré l’âge avancé de la défunte – E. Doxiadis[1], dans son étude, fait remarquer les « racines grises de ses cheveux teintés au henné ». Cette explication est probable étant donné l’emploi de cette plante tinctoriale dès l’époque pharaonique : dans un but esthétique, la possibilité d’une coloration grâce aux propriétés des plantes est envisageable. Ainsi, l’absence de cheveux blancs sur les portraits dits « du Fayoum » reflèterait les pratiques destinées à masquer la canitie et les premiers signes de l’âge. Cependant, il s’avère que le henné (Lawsonia inermis) produit une coloration acajou à orangée, ce qui n’est clairement pas le cas sur le portrait concerné. Il est possible alors qu’un autre procédé cosmétique plus complexe ait été employé pour donner une couleur brune naturelle aux cheveux, procédé qui renvoie au statut social de la défunte et à un souci de coquetterie apparent qui contraste cependant avec l’absence de bijoux sur ce portrait peint.
Si la représentation d’une chevelure ayant conservé une couleur naturelle peut résulter d’une demande au moment de l’exécution du portrait, dans un souci esthétique, cela met aussi en évidence le fait que les femmes se teignaient les cheveux – et très certainement les sourcils avec la même préparation.
1.2 La calvitie
Outre la canitie, celle-ci est bien souvent corrélée à la calvitie, autrement dit la perte des cheveux, partielle ou totale. Elle est observable exclusivement sur des portraits masculins : par exemple, sur le portrait déjà évoqué (fig. 1), l’homme est quasiment chauve à l’exception de quelques courts cheveux gris au-dessus des oreilles. Son front apparaît large et bombé car entièrement dégarni. Il en est de même pour le portrait (fig. 9) sur lequel le défunt est atteint d’une calvitie prononcée que souligne également J. Chevallier et D. Gourevitch[2], si bien que le sommet du crâne est nu. Là aussi, la chevelure grisonnante apparaît seulement en couronne, comme sur le portrait cité précédemment. Enfin, sur certaines effigies masculines, la calvitie est bien souvent localisée, se traduisant par une perte capillaire au niveau des golfes temporaux comme sur le portrait (fig. 2) : corrélée à une coiffure courte, la calvitie renforce le visage déjà allongé du défunt. Nous observons également une calvitie au niveau des golfes sur le panneau (fig. 3) même si la chevelure reste abondante comme en témoignent les larges boucles grises. Il semble d’ailleurs que le défunt ait tenté de masquer ce dégarnissement en conservant une chevelure épaisse au sommet du crâne et en ramenant quelques boucles vers le front.
Enfin, nous noterons une absence d’alopécie sur les effigies féminines, contrastant là encore avec les portraits d’hommes d’âge mûr. Dans leur étude, J. Chevallier et D. Gourevitch[3] proposent une mise en relation de telles observations avec les sources littéraires médicales, comme par exemple les textes du médecin grec Hippocrate qui prévalent que la perte des cheveux épargnait les femmes et les eunuques – sans qu’aucune explication rationnelle ne puisse être comparée à nos connaissances médicales actuelles. Si l’alopécie ne semble pas concerner les femmes, nous préciserons également que les modes capillaires de l’époque impériale sont particulièrement complexes, nécessitant bien souvent l’emploi de mèches postiches : en effet, les coiffures impériales les plus complexes nécessitent le recours à ces postiches afin de conférer du volume capillaire. Etant donné l’absence d’alopécie sur les portraits féminins – contrairement aux effigies masculines –, il ne serait pas impossible que les coiffures féminines alors arborées par les défuntes de l’Égypte romaine soient également constituées et/ou agrémentées de ces mêmes mèches postiches, pouvant également expliquer les faibles représentations de canitie.
Les visages d’âge mûr : l’expression de la vieillesse comme reflet du temps qui passe
2.1 L’expression de la maturité sur les visages
Outre la perte de la couleur naturelle des cheveux, l’expression de l’âge chez les individus se matérialise par des traits marqués, l’apparition de rides, plus ou moins profondes, qui impactent les visages. Nous observons quasi systématiquement des rides horizontales au niveau du front, plus ou moins nombreuses, parfois profondes, pouvant aussi être associées à une ride du lion. Celles-ci sont bien souvent corrélées à des rides au niveau du regard (patte d’oie, sillon jugo-palpébral prononcé, cernes et/ou poches) et autour de la boucle (plis naso-géniens, plis d’amertume). Pour illustrer notre propos, nous pouvons mentionner le portrait d’un homme âgé (fig. 2) dont le naturalisme est rendu par un grand nombre de détails révélant l’âge du défunt : le front, particulièrement haut en raison d’une calvitie, est barré de profondes rides horizontales. Le regard est alourdi par un sillon jugo-palpébral prononcé, faisant ressortir les poches sous les yeux. Une autre effigie (fig. 10) est à la fois surprenante et déroutante tant par le caractère ingrat du visage que par l’aspect grossier des traits : le visage est arrondi, joufflu voire bouffi dans sa partie inférieure. Sur le front étroit sont perceptibles des rides horizontales tandis qu’une ride du lion très profonde semble entailler la glabelle recouverte par des sourcils épais voire broussailleux. Les rides en pattes d’oie autour des yeux ainsi que des larges et profonds plis naso-géniens autour des lèvres accentuent la maturité du modèle. Nous remarquons ici que la chevelure est abondante, les mèches ramenées sur le front ne laissant aucunement deviner une éventuelle calvitie. De simples reflets gris suggèrent la canitie même si les cheveux demeurent encore bien sombres.
Les effigies féminines laissent également paraître des visages ridés avec des traits marqués : citons celui d’une dame âgée (fig. 5) dont le front est fortement plissé tandis que de larges rides du lion figurent entre des sourcils arqués. Des plis naso-géniens prononcés encadrent une bouche encore charnue, tandis qu’au niveau du cou, de nombreuses hachures viennent matérialiser l’affaissement de la peau et les plis de celle-ci, sans pour autant les accentuer ni les détailler.
La figuration de la vieillesse peut également se traduire par des joues creusées qui modifient un visage, lui donnant un caractère émacié. Pour illustrer notre propos, nous évoquerons le portrait masculin (fig. 2) dont le visage est considéré comme un cas de maigreur extrême. Dans son étude, E. Doxiadis[4] souligne même l’« apparence ascétique » du défunt, dont le visage allongé accentue sans nul doute la maigreur visible au niveau des joues creusées. C’est également le cas du portrait féminin déjà évoqué (fig. 5) sur lequel les joues apparaissent creusées et les pommettes particulièrement saillantes, notamment la gauche que le peintre a rehaussée d’un trait brun.
Dernier élément perceptible chez les sujets âgés, l’affaissement de la peau qui peut impacter un visage tout entier, soulignant l’âge avancé des modèles tant masculins que féminins. Nous mentionnerons d’une part l’affaissement des paupières supérieures, comme c’est le cas du portrait masculin (fig. 10) dont les yeux sont rapprochés, « fins et enfoncés avec une ptose des paupières[5] » rendue ici avec un fort réalisme. Si les pommettes sont très saillantes, le bas du visage présente un affaissement indéniable, renforçant l’aspect mafflu de l’ensemble du faciès. Nous observons une ptose, quoique moins prononcée, sur le portrait féminin (fig. 5) sur lequel les paupières supérieures sont bombées et arrondies, écrasant les yeux qui semblent enfoncés. D’autre part, l’affaissement de la peau est perceptible au niveau des joues et/ou du cou : sur le portrait féminin (fig. 7), le bas du visage forme un ovale irrégulier, complété de fines rides jugales en bas de la joue droite, et l’affaissement de la peau se traduit également par un menton qui semble épaissi. Au niveau du cou, de « disgracieuses rides[6] » marquent définitivement l’âge de la défunte.
Fig. 7. Portrait de femme d’âge mûr, IIe siècle, bois peint à l’encaustique, er-Rubayat
Altes Museum, Berlin, www.commons.wikimedia.org
2.2 Des traits adoucis ?
Il semble que sur certains portraits, les traits aient été adoucis par le peintre, notamment pour les femmes : c’est le cas par exemple du panneau (fig. 6) où la défunte est certes figurée avec des rides profondes au niveau du front ainsi que des rides du lion entre des sourcils toujours noirs et épais, qui alourdissent le regard, toutefois nous constatons que les sillons jugo-palpébraux sont à peine soulignés, tout comme les ridules sous les yeux, et le pli naso-génien n’est visible que sur la joue droite, sans doute dans le but d’atténuer l’âge de la défunte. Les joues sont toujours rebondies et l’ovale du visage demeure bien défini, souligné par un trait brun. Seuls les plis d’amertume sont très marqués, représentés par un entrecroisement de fines hachures et nous observons un nombre important de lignes entrecroisées au niveau du cou, certainement pour représenter avec finesse les plis de la peau à cet endroit. Il en est de même pour le portrait (fig. 7) sur lequel la défunte a un front lisse et peu de rides profondes, seulement des traits creusés comme les sillons jugo-malaires, laissant deviner des poches sous les yeux. Il semble que le peintre ait employé une teinte lumineuse pour la carnation qui illumine ce visage aux traits fatigués, sans doute pour contrebalancer les défauts esthétiques dus à l’âge : c’est le cas de l’affaissement de la peau, qui révèle à l’évidence la maturité du modèle, contrairement à la couleur des cheveux et aux rides profondes ici absentes. Ainsi, les femmes semblent rarement représentées avec des rides profondes ou à de rares exceptions, le peintre ayant privilégié l’expression naturaliste d’un regard fatigué au profit de rides et ridules sur l’ensemble du visage.
Si l’adoucissement de la maturité est perceptible chez les individus de sexe féminin, déjà envisagé en raison d’un faible nombre de sujets atteints de canitie, nos observations nous amènent à envisager le même traitement pictural pour quelques figurations d’hommes matures : citons comme exemple le portrait (fig. 4) où le visage de l’homme mature présente peu de marques de vieillesse, le front étant à peine plissé, les sourcils toujours denses et noirs, et les plis naso-géniens absents. L’âge est seulement rendu par la chevelure grisonnante, toujours abondante. Autre exemple, le portrait (fig. 1) sur lequel le défunt, malgré son âge avancé, possède un front bombé et lisse, sans rides profondes : l’étude de cette effigie tend à démontrer qu’un procédé aurait été utilisé par le peintre, sans doute pour nuancer la représentation des rides. Au niveau du front sont décelables des marques obliques et parallèles, également constatées par E. Doxiadis[7] qui évoque des « marques en zigzag et parallèles[8] », ainsi qu’un « motif caractéristique de corde juste au-dessus des sourcils[9] ». Ce motif tressé reconnaissable s’est imprimé dans la couche picturale et l’utilisation éventuelle d’une corde dans l’exécution de ce portrait amène à des interrogations : servait-elle simplement à maintenir le panneau – le motif torsadé se serait alors imprimé dans la couche picturale encore souple – ou bien le peintre aurait-il délibérément employé la corde pour rendre l’aspect plissé de la peau en raison de l’âge du modèle ? Dans la seconde hypothèse, l’emploi de la corde pour suggérer les rides permet d’atténuer ces marques de vieillesse, tout en s’avérant naturaliste.
Conclusion
La richesse des éléments évoqués, reflétant la maturité des modèles mais aussi les défauts esthétiques dus à l’âge, renforce le réalisme de ces portraits funéraires, jusqu’à représenter des traits parfois ingrats, comme c’est le cas du panneau peint (fig. 10). L’étude détaillée des portraits du Fayoum si réalistes permet de reconnaître des affections dont souffraient probablement les individus figurés et que les peintres ont su dépeindre avec subtilité : sur le portrait (fig. 2), l’homme a des rougeurs prononcées et étendues sur les joues qui, étant donné sa maturité, peuvent être liées à une affection cutanée de type érythrose ou couperose[10], tandis que sur un autre portrait (fig. 11), l’homme d’âge mûr possède un regard absent en raison d’une couleur atypique des yeux. Les iris sont d’un bleu pâle presque translucide et dans leur étude, J. Chevallier et D. Gourevitch évoquent aussi ce « vieillard grisonnant, aux cheveux ras, [qui] a les yeux d’un gris-bleu liquide, ce qui suggère fortement une cataracte »[11]. En effet, la teinte inhabituelle des iris peut être interprétée comme étant une affection oculaire de type cataracte, maladie qui atteint les individus généralement dès l’âge de soixante voire soixante-cinq ans, ou encore une cécité partielle voire totale, inéluctable lorsque la cataracte n’est pas soignée.
Outre les rides marquées, une canitie nettement visible voire une calvitie plus ou moins avancée, la figuration de la maturité sur les portraits féminins n’est cependant pas aussi évidente : nous constatons que les femmes conservent généralement une chevelure brune, contrairement aux hommes. Reflet d’une certaine coquetterie, la conservation de la couleur naturelle contraste évidemment très fortement avec l’ensemble des portraits d’individus matures. Quant aux traits du visage, il a été mis en évidence que ceux-ci pouvaient sans conteste être atténués, dans le but évident de conférer un visage plus jeune qu’il ne l’était sans doute lors de la réalisation de l’effigie.
In fine, malgré la forte symbolique de ces images éternelles destinées à conserver l’image du modèle défunt, ces portraits funéraires ne sont pas idéalisés mais reflètent au contraire les visages des membres de l’élite de l’Égypte romaine jusque dans les particularités les plus ingrates causés par l’âge. Outre le grand réalisme qui émane de ces visages intemporels et fascinants, les portraits du Fayoum illustrent aussi la grande maîtrise technique des peintres concernant le rendu des détails anatomiques jusque dans la figuration de la vieillesse, à la fois avec la représentation exacte des visages matures mais aussi dans le fait d’atténuer voire de masquer certains traits.
[1] Doxiadis Euphrosyne, Les portraits du Fayoum, visages de l’Égypte, Paris éditions Gallimard, 1995, p. 30.
[2] Ibid., p. 18.
[3] Id.
[4] Doxiadis Euphrosyne, Les portraits du Fayoum, op. cit., p. 166.
[5] Chevallier Jacques, Gourevitch Danielle, Essai d’iconodiagnostic sur les portraits du Fayoum, Supplément illustré de la revue Histoire des sciences médicales, 2021, p. 17.
[6] Id.
[7] Doxiadis Euphrosyne, Les portraits du Fayoum, op. cit., p. 160.
[8] Id.
[9] Id.
[10] Sur le plan médical, il existe plusieurs maladies pouvant causer de telles rougeurs caractéristiques au niveau des joues, des affections simplement dermatologiques comme la couperose ou des maladies auto-immunes comme par exemple le lupus érythémateux disséminé.
[11] Chevallier Jacques, Gourevitch Danielle, Essai d’iconodiagnostic sur les portraits du Fayoum, op. cit., p. 20.
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