Margot Tomi
Résumé
Dans l’art antique, le style rétrospectif ou archaïsant est un courant artistique qui s’incarne dans des œuvres inspirées des modèles du passé, en particulier de l’époque archaïque (VIIIe-VIe siècles). Ce courant qui touche tout le monde grec, apparaît à la fin du Ve siècle et perdure au IVe siècle av. J.-C. pour véritablement s’affirmer aux époques hellénistique et impériale. Cette tendance se manifeste d’abord dans les images de culte, avant de se diffuser dans les autres domaines artistiques.
En Asie Mineure, il connaît une grande faveur, en particulier dans le domaine numismatique, mais aussi à travers l’exemple des statues de culte. Les cités de la région cherchent en effet à s’affirmer sur le plan culturel, en mettant en avant leur divinité protectrice, et en insistant sur l’aspect vénérable de son culte. L’Asie Mineure est aussi une région où se rencontrent les différentes populations de Méditerranée orientale, et dont il résulte un art local singulier. Les statues des déesses poliades, qui mêlent des composantes iconographiques originales à cette tendance rétrospective, témoignent de cet art gréco-anatolien.
Cet article issu de la thèse de doctorat vise à proposer une synthèse de ce courant et de ses manifestations en Asie Mineure, en proposant notamment une typologie des statues de culte dont l’apparence est caractéristique de la culture anatolienne aux époques hellénistique et impériale.
Détails
Chronologie : Ve – IVe siècle av.n.è.
Lieux : Asie Mineure
Mots-clés : Asie Mineure – Archaïsme – Déesses – Art votif – Sculpture hellénistique – Transferts culturels
Chronology: Vth – IVth century BCE
Location: Asia Minor
Keywords: Asia Minor – Archaism – Goddesses – Votive art – Hellenistic sculpture – Cultural transfers
Plan
I – Un courant artistique méconnu
II – Des déesses à l’iconographie gréco-anatolienne
1. Le type « Hellénique »
2. Le type « Anatolien »
3. Le type « Captif »
4. Le type « Statue-objet »
III – Un art votif au service du pouvoir
Pour citer cet article
Référence électronique
Tomi Margot, “L’archaïsme hellénistique des déesses d’Asie Mineure", Revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest [En ligne], n°4, 2024, mis en ligne le 29 avril 2024, consulté le 21 novembre 2024 à 7h46, URL : https://ajco49.fr/2024/04/29/larchaisme-hellenistique-des-deesses-dasie-mineure
L'Auteur
Margot Tomi
Titulaire d’un doctorat en « Sciences de l’Antiquité : histoire, archéologie, langues et littérature » de l’École Pratique des Hautes Etudes-PSL. Sa recherche s’inscrit dans la continuité d’un master en « Histoire de l’art : création, diffusion, patrimoine » de l'Université Paris-Sorbonne, consacré à l’iconographie et au culte de la déesse Artémis Ephesia.
Sa thèse intitulée « Déesses d’Asie Mineure. Xoana et idoles archaïsantes aux époques hellénistique et impériale » est consacrée à l’iconographie des déesses d’Asie Mineure. Leurs statues, connues principalement par des images numismatiques et des copies romaines, sont révélatrices du contexte de l’époque et en particulier des échanges culturels entre les différentes populations de Méditerranée orientale. Les œuvres du corpus accusent en effet un caractère archaïsant et des composantes iconographiques gréco-orientales, caractéristiques de l’art anatolien.
Actuellement en poste à la Bibliothèque Universitaire de Dauphine-PSL, au sein du Pôle Appui à la Recherche et Science Ouverte, elle s’occupe principalement de la formation doctorale et de la coordination des thèses et des mémoires.
Droits d'auteur
Tous droits réservés à l'Association des Jeunes Chercheurs de l'Ouest.
Les propos tenus dans les travaux publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.
L’Asie Mineure compte parmi les plus grands foyers culturels du monde grec. À l’époque hellénistique (fin IVe-Ier siècles av. J.-C.), l’art s’exprime de façon dynamique à travers une démultiplication de tendances. Parmi elles, un courant particulier, relativement méconnu émerge : le style archaïsant ou rétrospectif, qui s’affirme à partir de la conquête d’Alexandre en Méditerranée orientale. C’est durant cette période que naissent de nouvelles cités tandis que d’autres plus anciennes sont refondées ; leurs dirigeants cherchent alors à s’ancrer dans leur territoire en mettant en avant le culte d’une divinité poliade vénérable. Afin d’évoquer l’ancienneté du culte, les artistes façonnent des œuvres qui reprennent les codes artistiques de l’époque archaïque (VIIIe-VIe siècles av. J.-C.). En imitant les plus anciennes offrandes hiératiques dédiées aux divinités, il s’agit de mettre en exergue des pratiques ancestrales et d’attester l’importance d’un culte aux origines mythiques, s’inscrivant dans la légende et lui conférant ainsi davantage de légitimité. Cette tendance se manifeste d’abord dans des œuvres de la période hellénistique et se poursuit durant la période romaine (Ier-Ve siècles apr. J.-C.), principalement durant le IIe siècle. Il s’agit de donner l’illusion d’une œuvre archaïque grâce à la résurgence de codes archaïsants. S’il s’exprime dans différentes cités grecques puis romaines, cet art prend une forme essentiellement votive dans les cités du littoral qui nous occupent.
Dans le sillage de la conquête d’Alexandre Le Grand les cités cherchent à s’affirmer et à se faire concurrence ; le littoral micrasiatique n’y échappe pas et fait même figure de proue, dans lequel se manifeste cette tendance originale de l’art grec, tout en se mêlant à un substrat local oriental qui renforce encore la référence à des temps immémoriaux. Cette région antique est le théâtre de multiples rencontres entre les différentes populations de Méditerranée, notamment celles venues d’Orient et du monde grec. Les échanges culturels qui en résultent donnent naissance à des œuvres singulières qui témoignent de l’interculturalité de l’Antiquité. Pour légitimer leur pouvoir et rayonner au-delà de leurs murs, ces cités se placent sous la protection d’importantes divinités locales dont le culte connaît un nouveau succès : d’anciens cultes et rituels ressurgissent alors et s’incarnent dans des statues de culte hybrides au nom grec et à l’épiclèse reprenant le nom des cités qu’elles protègent.
Dans quelle mesure le recours à la tendance archaïsante participe de la légitimation du pouvoir des cités hellénistiques d’Asie Mineure ? Dans cet article, nous présenterons ce courant stylistique en nous attachant à en définir les principales notions. Nous en illustrerons les caractéristiques par le biais d’œuvres représentant plusieurs divinités locales. Si elles expriment différemment l’art archaïsant, ces dernières témoignent des échanges culturels de l’époque hellénistique qui perdurent à l’époque impériale, et sont mises en avant par les cités afin de légitimer leur pouvoir et ainsi rayonner en Méditerranée orientale.
Un courant artistique méconnu
Il existe de nombreuses études sur l’art hellénistique et ses tendances variées, et plus particulièrement sur la sculpture en raison de l’aboutissement dont elle témoigne : les sculpteurs semblent alors avoir achevé leur recherche de naturalisme et d’idéalisme, tant du point de vue du mouvement que de l’expressivité des figures. C’est alors que se manifeste un style singulier, archaïsant, qui demeure relativement inédit dans les études portant sur la sculpture antique. C’est seulement à la fin des années 1970 qu’il est mentionné par B. S. Ridgway de façon toutefois assez allusive[1]. Auparavant la tendance archaïsante avait seulement fait l’objet d’une étude de L. Lacroix[2], consacrée toutefois à un corpus constitué des monnaies grecques figurant des statues de culte. Si son analyse est consacrée à la discipline numismatique et aux représentations divines monétaires, les principes abordés par l’auteur peuvent être exploités car ces images sont le reflet d’œuvres sculpturales pour la plupart attestées. La numismatique constitue ainsi un témoignage précieux puisque son intérêt réside dans le conservatisme des monnaies, lié à des raisons économiques autant que religieuses[3].
Il faut attendre le travail de M.-A. Zagdoun en 1989 pour que la première monographie consacrée à la sculpture archaïsante soit publiée[4], suivie l’année d’après par l’ouvrage de M. Fullerton. Le sujet cesse ensuite de faire l’objet de publications à l’exception de quelques mentions dans des chapitres d’ouvrages généralistes qui en posent les jalons. Ces écrits des années 1990 restent cependant insuffisants dans le cadre de notre étude puisqu’ils sont consacrés à l’art archaïsant au sein du monde grec, dans lequel l’Asie Mineure est considérée comme une simple région plutôt qu’une entité indépendante. Par ailleurs les témoignages considérés sont essentiellement romains, étant fréquemment les seuls conservés. Or les spécificités de la tendance exprimée dans l’art micrasiatique hellénistique doivent faire l’objet d’une étude indépendante, ce qui nous a conduit à proposer une thèse sur le sujet[5]. Quant aux études consacrées plus largement aux statues de culte de la Méditerranée orientale, elles sont peu nombreuses, bien que les ouvrages de D. Damaskos en 1999[6] et surtout celui plus ancien et complet de R. Fleischer en 1973[7] demeurent des sources de première importance.
Le principal écueil d’un tel sujet de recherche réside dans le fait que les statues de culte dont il est question n’ont pas été conservées en raison du caractère périssable de leur matériau, généralement en bois. Désignées par différents termes tels que xoanon, agalma ou bretas[8] qui compliquent encore leur étude, ces œuvres peuvent être restituées au moyen d’un corpus restreint de reliefs et de monnaies qui en ont conservé les traits. Ces dernières font ainsi écho aux descriptions d’auteurs antiques qui nous sont parvenues. Le style rétrospectif qu’elles illustrent apparaît dès la fin du Ve siècle av. J.-C. et perdure tout au long du IVe siècle[9] ; néanmoins c’est à l’époque hellénistique qu’il prend une ampleur particulière. Ce que l’on identifie comme « archaïsme » peut être entendu comme une interprétation libre, tantôt maniérée des œuvres façonnées du VIIIe au VIe siècles av. J.-C. Les exemplaires antérieurs au IIe siècles restent rares en Méditerranée antique[10]. Cet art concerne l’aire hellénique dans son ensemble, mais certains centres se démarquent par une production florissante, parmi lesquels l’Attique, Corinthe, Rhodes, Milet et Pergame. À titre d’exemple l’art néoattique d’Athènes autour de 100 av. J.-C témoigne de l’imitation des œuvres de la période classique plutôt qu’archaïque[11]. Ce courant se distingue de cette façon de la copie stricte d’œuvres célèbres qui fait quant à elle l’objet de nombreuses études. Cette tradition apparaît quant à elle à partir du Ier siècle av. J.-C. et perdure tout au long de l’époque romaine[12]. Alors que ces ateliers attiques perpétuent une tradition classique de l’art archaïsant, cependant renouvelée pour correspondre au goût et aux innovations de l’époque, les ateliers micrasiatiques produisent quant à eux une sculpture archaïsante décorative qui connaîtra un grand succès à l’époque romaine[13]. À l’époque augustéenne en particulier, l’art archaïsant est particulièrement prisé par les Romains. Fr. Queyrel tient cette production pour un « art de répétition », mais aussi un « art de représentation », puisque les commanditaires montrent ainsi leur goût pour l’art grec[14].
En Asie Mineure, c’est à Pergame que sont élaborées certaines des œuvres les plus fameuses comme en témoigne la Danseuse (fig. 1)[15]. Au sein de ces cités plusieurs œuvres archaïques étaient à l’époque encore conservées et visibles, ce qui explique leur influence dans l’art pergaménien[16]. C’est le cas du groupe des Charites sculpté par Boupalos, conservé dans le Palais d’Attale d’après Pausanias qui en fait la description[17]. Dans la sculpture ainsi que dans la coroplathie votive, un même schéma stylistique s’observe : des divinités à l’apparence classique s’appuient sur des idoles archaïques. L’Artémis de Larnaka (fig. 2) en est un témoignage[18] au même titre que des figurines en terre cuite de Myrina, ou encore certaines monnaies comme celles de Cnide où figure l’Artémis Hyakinthotrophos (fig. 3). Cette dernière nous intéresse particulièrement puisqu’elle fait partie de notre corpus de recherche. Ces effigies hiératiques archaïsantes sont le reflet des œuvres de l’époque archaïque durant laquelle le sculpteur privilégie les statues debout et frontales, figurant un corps séparé symétriquement par un plan imaginaire vertical. Le mouvement est alors absent ou bien seulement suggéré et n’entraînant aucune rupture dans l’attitude figée. Il faut attendre le Ve siècle av. J.-C. pour que les œuvres de grande dimension s’animent[19]. Ainsi, le schéma archaïsant fait cohabiter ces deux arts antinomiques. Au hiératisme symétrique s’ajoute la stylisation géométrique, particulièrement mise en valeur par le vêtement qui dissimule le corps féminin, ou dans les détails comme la coiffe, généralement un haut polos, ou les ornements. Même s’ils ne sont pas toujours très lisibles et que la garde-robe varie selon les représentations, ces éléments permettent d’identifier les œuvres sur les monnaies. Les statues ne sont pas toujours vêtues de la même façon ; c’est le cas des idoles asiatiques dissimulées sous diverses étoffes et ornements. Ces différents traits, notamment la stylisation, sont encore amplifiés dans les œuvres archaïsantes[20], ce qui les distingue des œuvres véritablement archaïques.
Des déesses à l’iconographie gréco-anatolienne
Les divinités gréco-anatoliennes qui font l’objet de cet article se rencontrent dans toute l’Asie Mineure ; au nombre d’une vingtaine pour les plus importantes, elles sont des exemples représentatifs de cet art archaïsant. Elles sont connues sous des noms grecs, essentiellement ceux des déesses du Panthéon classique, mais possèdent une épiclèse qui les rattache à une cité particulière, se référant à son histoire et les rendant ainsi uniques. Dans le nord, cette influence grecque classique est la plus marquée, autour de la figure d’Athéna, tandis que plus au sud c’est la déesse Aphrodite que l’on rencontre dans l’aire de rayonnement d’Aphrodisias située davantage à l’intérieur des terres. L’Héra de Samos fait figure d’exception puisqu’elle ne se rencontre que sur l’île éponyme, mais cela peut s’expliquer par le caractère insulaire du lieu. Artémis, quant à elle, règne sur le cœur de l’Asie Mineure, à savoir l’Ionie, mais aussi sur la Lydie et plus largement sur les régions centrale et méridionale ; c’est assurément la déesse privilégiée. Par sa nature et ses fonctions, c’est la déesse la plus semblable à Cybèle, la grande divinité locale présente dès le Néolithique et dont le culte est connu dans toute l’Anatolie. L’usage du terme « syncrétisme stylistique » est approprié dans l’étude des statues de culte gréco-anatoliennes puisque ce phénomène consiste en une association de plusieurs éléments culturels, le plus souvent religieux. Le plus ancien exemple de représentation de divinité de ce type semble être celui d’Artémis Astyrene qui figure sur les monnaies de la cité d’Astyra dès le IVe siècle av. J.-C. (fig. 4). Ces déesses locales hybrides sont vénérées dans les sanctuaires côtiers et à proximité des fleuves, du nord au sud-est de l’Asie Mineure, y compris au sein des îles de l’Égée orientale. Plus l’on progresse à travers le littoral plus l’image de la déesse gréco-anatolienne évolue, à mesure qu’elle revêt diverses caractéristiques régionales : aux éléments grecs s’ajoutent divers accessoires orientaux évoquant les différents peuples passés par l’Anatolie.
Il faut distinguer le style rétrospectif de ces éléments locaux issus du monde oriental qui rendent l’art archaïsant anatolien caractéristique : les composantes iconographiques sont justement le fruit de cultures et époques différentes mêlées au sein d’une œuvre composite. L’archaïsme tient principalement à l’attitude hiératique qui, si elle constitue une posture archaïque, est cependant courante dans l’art oriental d’Asie Mineure. Cette attitude s’accompagne sur les monnaies d’une disposition perpendiculaire des avant-bras comme on peut le voir sur plusieurs monnaies micrasiatiques figurant l’Héra de Samos (fig. 5), l’Artémis Ephesia (fig. 6), et l’Athéna Nikephoros (fig. 7). Elles représentent toutes une statue aux bras tendus vers l’avant de façon rigide. Plusieurs attributs locaux tels que le polos ou calathos, coiffe orientale extrêmement répandue et portée par la majorité des divinités orientales, les bijoux abondants, sont autant de caractéristiques liées à un contexte artistique oriental. Ceux-ci sont complétés par des éléments proprement anatoliens : d’une part les bandelettes de laine qui semblent n’exister que sur des divinités micrasiatiques, constituant ainsi un élément typique du style ionien[21]. D’autre part certaines de ces divinités portent sur l’abdomen des « globes » (fig. 6, 7, 10). La nature de ces attributs ne donne pas lieu à un consensus quant à son interprétation : pour les uns il s’agit d’une polymastie, représentation de plusieurs seins, pour d’autres des testicules de taureau sacrifiés. D’autres encore y voient des œufs… Selon une analyse judicieuse récente que l’on doit à S. Morris, il convient d’y reconnaître une résurgence locale de la kursa hittite, une bourse de peau remplie d’offrandes suspendues par les chasseurs sur des arbres en l’honneur des divinités[22].
Il existe différentes catégories d’images cultuelles que nous nous proposons de regrouper selon des caractéristiques précises[23]. Si toutes ces divinités sont assimilées à la grande déesse locale, elles conservent leur autonomie car elles sont liées à une cité d’Asie Mineure en particulier dont elles sont la protectrice. Leurs statues de culte se répartissent ainsi en quatre groupes, de la plus hellénique à la plus locale, de la plus commune à la plus singulière. Cette typologie n’est pas absolue puisque certaines divinités ont des caractéristiques qui les rapprochent de plusieurs groupes. D’autres répartitions sont aussi possibles mais celle que nous présentons dans la suite de cet article nous semble être la plus évocatrice et la plus pertinente. On distingue deux catégories principales, la première réunissant les déesses figurées dans une attitude libre aux bras apparents, et la seconde regroupant celles représentées contraintes, dans une attitude où les bras disparaissent au profit de caractéristiques plus formelles. Alors que les œuvres du premier groupe rappellent des statues de culte que l’on trouve dans le reste du monde grec, celles qui sont dissimulées sous des étoffes et privées de certaines parties ou de tout leur corps tendent à évoquer la tendance aniconique de l’Orient ancien.
Le type « Hellénique »
Les déesses qui appartiennent au groupe du type « Hellénique » sont les divinités qui sont le plus marquées par l’influence de l’art grec. Si on les étudie hors d’un contexte micrasiatique, elles se confondent presque avec d’autres statues archaïsantes que l’on rencontre à travers la Méditerranée. L’Athéna Palladion de Pergame est bien connue dans la tradition grecque et son apparence archaïsante est semblable aux représentations des Athéna casquées traditionnelles (fig. 8). L’Héra de Samos en est un autre témoignage ; celle-ci tient par ailleurs entre les mains des bandelettes de laine, élément micrasiatique déjà mentionné et révélateur d’un lien avec le monde oriental (fig. 5). L’Artémis Anaitis, vénérée dans la région lydienne, tire son épiclèse de son assimilation avec la déesse perse Anahita. Sur des monnaies de la cité phrygienne Apamée Kibotos (fig. 9), elle revêt la même apparence archaïsante hellénique, alors que d’autres cités de la région frappent des représentations de la déesse qui n’appartiennent pas à ce type. Ce sous-corpus comporte les différents noms des déesses grecques, sans qu’Artémis ne soit omniprésente. Ces divinités se rencontrent plutôt dans le nord, en Mysie, et dans l’est de la région lydienne.
Le type « Anatolien »
Avec le type « Hellénique », les « Anatoliennes » constituent également le groupe le plus répandu sur le littoral anatolien. À Pergame, une autre incarnation d’Athéna en est un exemple : il s’agit de l’Athéna Nikephoros (fig. 7). Cette iconographie composite est révélatrice de la culture hybride anatolienne car elle mêle des caractéristiques des cultures grecque, orientale et locale. Il s’agit des divinités les plus ornées et accessoirisées, évoquant ainsi des garde-robes religieuses élaborées. Parmi elles l’Artémis d’Éphèse est la plus célèbre et la plus étudiée (fig. 6, fig. 10), tout comme l’Aphrodite d’Aphrodisias (fig. 11). Toutes deux possèdent une iconographie d’une extrême richesse et complexité qui a fait l’objet de nombreuses recherches sans que toutes les questions n’aient été élucidées. Ces divinités tout comme leurs voisines qui en sont vraisemblablement inspirées, sont vénérées au cœur de l’Asie Mineure, en Ionie et en Lydie, où semble être né l’archétype de la déesse gréco-anatolienne. C’est en tout cas ce qui pourrait expliquer la prévalence du type « anatolien » dans cette région.
Le type « Captif »
Ce schéma inédit de la divinité captive semble être exclusif à la sculpture anatolienne. Les déesses sont représentées emmaillotées dans des étoffes dont elles sont « captives ». Ce terme qui peut paraître étrange est en réalité révélateur d’une tradition antique ancestrale : pour certaines communautés plutôt que de vénérer la déesse, il s’agissait de la capturer, ou du moins de la retenir afin de bénéficier de sa protection et de ses pouvoirs. L’Artémis Sardiane tire son nom de la cité de Sardes où elle est vénérée même si elle est aussi assimilée à Anahita comme les autres divinités lydiennes ; à titre d’exemple, un chapiteau découvert à Sardes la représente avec les bras cachés sous de lourdes étoffes, même si elle n’est pas encore complètement contrainte (fig. 12). Une statue de l’Artémis Kindyas vénérée à Bargylia conservée au musée du Pirée la figure avec les bras attachés et dissimulés sous le tissu (fig. 13). L’existence de plusieurs divinités ailées dont les ailes disparaissent sur certaines représentations se font encore l’écho de ce type captif. Les Nikai, même si elles conservent leurs ailes, pourraient être une évocation de cette dévotion envers les déesses ailées dont on cherche la protection : leur motif est en effet fréquent dans l’iconographie micrasiatique. Ce sous-corpus n’est constitué que d’Artémis et se concentre principalement au centre de l’Anatolie, en Carie et en Lydie.
Le type « Statue-objet »
Bien que cette catégorie soit la moins répandue, elle n’en demeure pas moins la plus originale : alors que l’on s’éloigne de l’aire d’influence hellénique, le lien avec la tradition iconique anthropomorphe se délite et les œuvres sont de moins en moins réalistes. Parmi elles, des statues de culte dont la forme les apparente à un bétyle ou à un pilier comme l’Artémis Eleuthera (fig. 14), ou encore à une stèle comme c’est le cas de l’Artémis Pergaia (fig. 15) ; ces deux types de représentations sont inédites et caractéristiques de l’art anatolien. Il semble que ces œuvres soient plus tardives, ce qui peut s’expliquer par un schéma stylistique qui aurait connu une diffusion plus lente au sein des régions plus reculées. À l’exception de l’Aphrodite Kastnietides, une divinité double vénérée à Aspendos, ce sous-corpus ne comporte que des Artémis et se manifeste essentiellement au sud et au sud-est de l’Anatolie. En Orient, il est courant de vénérer des objets qui sont considérés comme le réceptacle de la divinité, ou encore sa maison. En Asie Mineure, notamment en Lycie et en Pamphylie, cette tendance s’affirme de plus en plus à mesure que l’on s’éloigne de l’aire d’influence de la Grèce, et que l’on se rapproche de la Syrie Phénicie et de l’Orient en général.
Un art votif au service du pouvoir
Dans l’Antiquité, la religion est l’une des finalités principales de l’art : il s’agit de plaire aux dieux en leur offrant de belles images, les agalmata, qui s’incarnent avant tout dans les statues de culte[24]. Naturellement, l’art votif constitue un domaine d’expression privilégié de cette politique de légitimation du pouvoir. C’est pourquoi il est nécessaire de recourir à des œuvres archaïques, protégées pour certaines dans les temples durant plusieurs siècles, ou dont l’image a été préservée par conservatisme religieux. Elles offrent un modèle aux sculpteurs qui tentent par ce biais de créer de nouvelles images de culte, à l’aspect vénérable. L’apparition des œuvres archaïsantes est liée au contexte de l’époque, qui voit naître de nouvelles cités cherchant à s’ancrer dans leur territoire en se dotant d’une filiation renommée et en se plaçant sous la protection de divinités ancestrales. Les grands royaumes sont en compétition, soucieux de mettre en avant une ascendance mythologique. Vénérer une image de culte issue d’une époque lointaine, à travers la création de statues qui en reprennent les caractéristiques, est donc un moyen de s’affirmer sur le plan politico-religieux. Les divinités poliades protègent la cité tandis que l’ancienneté supposée de leur culte permet d’enraciner la culture locale dans le territoire, et plus généralement dans la tradition grecque. Les divinités grecques les plus fréquemment nommées par les sources sont Artémis, Athéna et Aphrodite parce qu’elles sont parmi les divinités les plus importantes du monde grec, mais c’est leur assimilation à la grande déesse anatolienne qui permet de faciliter l’acceptation de leur culte nouvellement instauré.
Il convient de distinguer les œuvres qui reproduisent de véritables statues issues de l’époque archaïque de celles qui s’en inspirent afin de créer de nouvelles images dites archaïsantes. Grâce au traditionalisme religieux et aux soins prodigués à l’entretien des anciennes statues de culte, il est possible que certaines aient survécu aux aléas du temps et aient été conservées dans les temples des cités. Par ailleurs en cas de disparition de l’idole, celle-ci est généralement remplacée par une autre statue reprenant ses traits, afin de conférer à la divinité une certaine permanence[25]. L’époque hellénistique voit apparaître ces nouvelles images qui s’en inspirent, sans en être une reproduction servile : on peut les qualifier de « pastiches » archaïsants. Il est toutefois difficile de les reconnaître, en tout cas sur les monnaies : les images de certaines divinités peuvent passer pour des idoles primitives, alors que des répliques en statuaires nous révèlent qu’il s’agit de créations hellénistiques. C’est le cas de l’Artémis d’Éphèse (fig. 6, fig. 10). À Pergame, la déesse Athéna prend quant à elle deux formes (fig. 7, fig. 8), dont l’une semble reproduire une œuvre archaïque tandis que la seconde est une création qui n’est pas antérieure au IIIe siècle av. J.-C.[26]. Sur les images hellénistiques, quelques « anachronismes » stylistiques permettent d’identifier le caractère archaïsant de certaines statues de culte. L’Athéna Nikephoros, contrairement au Palladion, n’est pas engainée dans un vêtement mais porte un chiton qui épouse la forme des jambes, évoquant le style libre de la fin du IVe siècle av. J.-C. Selon L. Lacroix, il n’est de toute façon pas judicieux de dissocier les statues archaïques de leurs imitations archaïsantes lorsque l’on étudie la visée politique de ces représentations puisque le but de légitimation reste le même[27].
La volonté de légitimation adressée à la communauté indigène ne doit donc pas être négligée, puisqu’il est nécessaire de s’inscrire dans la culture topique. La mise en avant de ces grandes déesses grecques est révélatrice de l’histoire dont veulent se doter les différentes cités et leurs habitants issus de communautés variées. Conférer aux œuvres une ascendance ancestrale s’accompagne par ailleurs de la persistance d’une relative rusticité qui sied aux dieux de l’Orient hellénistique, significative pour la population, qui peut reconnaître dans ces traits la manifestation de sa propre divinité locale. Ce syncrétisme délibéré des éléments iconographiques grecs et locaux est répandu à l’époque hellénistique et apparaît comme indispensable lorsqu’il s’agit de s’adresser aux populations de Méditerranée orientales afin de les rassembler autour d’un même culte fédérateur. Celui-ci trouve ainsi un écho dans chacune des communautés constituant la population micrasiatique. À Éphèse, c’est Artémis, associée au monde sauvage et aux frontières qui est choisie. Les différents attributs de sa statue de culte sont autant de référence à ses pouvoirs, tandis que le récit mythique de sa découverte fait intervenir les Amazones : celles-ci auraient découvert le xoanon de la déesse sur les rives du Caÿstre, et auraient décidé de s’y établir après avoir effectué un rituel de fondation autour de la statue. Souvent, dans ces récits, les xoana ont une origine mythique, tombant du ciel ou étant découvertes fortuitement dans des endroits insolites ; cette origine mystérieuse participe de leur aura magique.
La cité de Pergame en est un exemple évocateur : dans le cadre de la représentation du Palladion (fig. 8), la mise en place d’une image de culte archaïsante est une manière de montrer l’ancienneté du culte de la déesse. Si l’on admet que l’image de culte prend modèle sur les monnaies des Diadoques, cela reflète la volonté de se placer dans la tradition de l’iconographie argéade. Alexandre lui-même se place dans la lignée des héros grecs, lorsqu’il se rend avant ses conquêtes à Ilion devant l’autel de Zeus, là où Priam a été massacré, qu’il échange son armure contre celle d’Achille et qu’il sacrifie à Athéna[28]. Il convient de rappeler que le culte de la déesse Athéna était commun aux deux peuples ennemis dans la légende. Cette hypothèse fait référence au mythe originel et est donc cohérente avec la politique de Pergame qui vise à promouvoir le culte d’Athéna, inscrit dans la légende hellénique, et les origines de la cité. Cela expliquerait l’existence de cette seconde statue, sans doute élaborée à partir d’une image préexistante, celle de Cybèle ou Meter, une déesse issue d’une époque antérieure à la période archaïque. Avec cette assimilation d’une déesse grecque à une déesse locale, le culte est ainsi renouvelé, les rois attalides se rendant légitimes aux yeux du monde grec comme du monde anatolien, tout en se plaçant sous la protection de la grande déesse anatolienne.
Le style rétrospectif né à la fin du Ve siècle av. J.-C. prend une véritable ampleur à partir de l’époque hellénistique, pour perdurer durant l’époque impériale. Il s’exprime en Méditerranée orientale et en particulier en Asie Mineure, où il se manifeste particulièrement dans l’art votif. Une vingtaine de divinités se rencontrent tout au long du littoral anatolien et si elles portent des noms du panthéon grec classique, leur épiclèse accuse leur caractère local, qui trouve son écho dans leur représentation singulière. Ces statues évoquent plusieurs tendances stylistiques, de la plus classicisante à la plus aniconique. Il semble que ces tendances varient selon la région où sont vénérées les déesses, au sein desquelles l’influence grecque est plus ou moins marquée. Alors que le premier groupe s’inscrit dans une tradition hellénique, le dernier s’en distingue tout à fait avec des statues qui échappent au réalisme et s’apparentent presque à des stèles ou des bétyles ; en cela, ils évoquent les traditions aniconiques orientales qui utilisent un objet en tant que réceptacle de la divinité, et non une représentation de la divinité elle-même. Par leur aspect composite et leur histoire ancrée localement, ces divinités sont érigées en divinités poliades au culte fédérateur et œuvrent pour légitimer le pouvoir des cités autant que pour leur rayonnement à travers la Méditerranée orientale.
[1] Ridgway, B. S., The Archaic Style in Greek Sculpture, Princeton, Princeton University Press, 1977.
[2] Lacroix, L., Les reproductions de statues sur les monnaies grecques : La statuaire archaïque et classique, Liège, Presses universitaires de Liège, 1949.
[3] Ibid., p. 35-36.
[4] Zagdoun, M.-A., La sculpture archaïsante dans l’art hellénistique et dans l’art romain du Haut-Empire, Athènes, École française, 1989.
[5] Tomi, M., Déesses d’Asie Mineure. Xoana et idoles archaïsantes aux époques hellénistique et impériales, 2023 [Thèse de doctorat sous la direction de Fr. Queyrel, École Pratique des Hautes Études].
[6] Damaskos, D., Untersuchungen zu hellenistischen Kultbildern, Stuttgart, F. Steiner, 1999.
[7] Fleischer, R., Artemis von Ephesos und verwandte Kultstatuen aus Anatolien und Syrien, Leyde, E. J. Brill, 1973.
[8] Pour une analyse des termes, voir Donohue, A. A., “Xoana” and the origins of Greek sculpture, Atlanta, Scholars Press, 1988 : elle remet en cause les termes de xoana et « idole », le premier ne désignant pas un groupe statuaire unifié, dont l’usage est remis en cause en raison de sa polysémie inconstante, le second ayant une connotation négative liée à l’iconoclasme judéo-chrétien.
[9] Zagdoun, M.-A., La sculpture archaïsante dans l’art hellénistique et dans l’art romain du Haut-Empire, Athènes, École française, 1989, p. 159-166.
[10] Fullerton, M., The Archaistic Style in Roman Statuary, Leyde, E. J. Brill, 1990, p. 5.
[11] Queyrel, Fr., La Sculpture hellénistique. Formes, thèmes et fonctions, Paris, Picard, 2016, p. 103.
[12] Pour un développement approfondi sur l’art archaïsant et ses écoles, voir Fullerton, op. cit.
[13] Zagdoun, op. cit., p. 188.
[14] Queyrel, op. cit., p. 103.
[15] Queyrel, op. cit., p. 104.
[16] Zagdoun, p. 175 ; à ce sujet, elle mentionne l’ouvrage de Winter, Fr., Die Skulpturen mit Ausnahme der Altar-Reliefs, Berlin, G. Reimer, 1908 : l’auteur y évoque la sculpture grecque archaïque trouvée à Pergame.
[17] Pausanias, Description de la Grèce, IX, 35, 6.
[18] Queyrel, op. cit., p. 103.
[19] Lacroix, op. cit., p. 37.
[20] Lacroix, op. cit., p. 38.
[21] Fleischer, R., op. cit., p. 102-111.
[22] Morris, S., “The Prehistoric background of Artemis Ephesia: a solution to the Enigma of her ‘Breasts’?” dans Muss U., Der Kosmos der Artemis von Ephesos, Vienne, Österreichisches Archäologisches Institut, 2001, p. 143.
[23] Tomi, M., op. cit., p. 202-207.
[24] Queyrel, op. cit., p. 138.
[25] Lacroix, op. cit., p. 36.
[26] Le Rider, G., « Un tétradrachme d’Athéna Niképhoros », Revue Numismatique 15, 1973, p. 70.
[27] Lacroix, op. cit., p. 37.
[28] Agelidis, S., „Vom Palladion zur Nikephoros. Der Kult der Athena im Kontext der Herrschaftslegitimation im spätklassischen und hellenistischen Pergamon“, Istanbuler Mitteilungen 64, 2014, p. 94-95.
L’Asie Mineure compte parmi les plus grands foyers culturels du monde grec. À l’époque hellénistique (fin IVe-Ier siècles av. J.-C.), l’art s’exprime de façon dynamique à travers une démultiplication de tendances. Parmi elles, un courant particulier, relativement méconnu émerge : le style archaïsant ou rétrospectif, qui s’affirme à partir de la conquête d’Alexandre en Méditerranée orientale. C’est durant cette période que naissent de nouvelles cités tandis que d’autres plus anciennes sont refondées ; leurs dirigeants cherchent alors à s’ancrer dans leur territoire en mettant en avant le culte d’une divinité poliade vénérable. Afin d’évoquer l’ancienneté du culte, les artistes façonnent des œuvres qui reprennent les codes artistiques de l’époque archaïque (VIIIe-VIe siècles av. J.-C.). En imitant les plus anciennes offrandes hiératiques dédiées aux divinités, il s’agit de mettre en exergue des pratiques ancestrales et d’attester l’importance d’un culte aux origines mythiques, s’inscrivant dans la légende et lui conférant ainsi davantage de légitimité. Cette tendance se manifeste d’abord dans des œuvres de la période hellénistique et se poursuit durant la période romaine (Ier-Ve siècles apr. J.-C.), principalement durant le IIe siècle. Il s’agit de donner l’illusion d’une œuvre archaïque grâce à la résurgence de codes archaïsants. S’il s’exprime dans différentes cités grecques puis romaines, cet art prend une forme essentiellement votive dans les cités du littoral qui nous occupent.
Dans le sillage de la conquête d’Alexandre Le Grand les cités cherchent à s’affirmer et à se faire concurrence ; le littoral micrasiatique n’y échappe pas et fait même figure de proue, dans lequel se manifeste cette tendance originale de l’art grec, tout en se mêlant à un substrat local oriental qui renforce encore la référence à des temps immémoriaux. Cette région antique est le théâtre de multiples rencontres entre les différentes populations de Méditerranée, notamment celles venues d’Orient et du monde grec. Les échanges culturels qui en résultent donnent naissance à des œuvres singulières qui témoignent de l’interculturalité de l’Antiquité. Pour légitimer leur pouvoir et rayonner au-delà de leurs murs, ces cités se placent sous la protection d’importantes divinités locales dont le culte connaît un nouveau succès : d’anciens cultes et rituels ressurgissent alors et s’incarnent dans des statues de culte hybrides au nom grec et à l’épiclèse reprenant le nom des cités qu’elles protègent.
Dans quelle mesure le recours à la tendance archaïsante participe de la légitimation du pouvoir des cités hellénistiques d’Asie Mineure ? Dans cet article, nous présenterons ce courant stylistique en nous attachant à en définir les principales notions. Nous en illustrerons les caractéristiques par le biais d’œuvres représentant plusieurs divinités locales. Si elles expriment différemment l’art archaïsant, ces dernières témoignent des échanges culturels de l’époque hellénistique qui perdurent à l’époque impériale, et sont mises en avant par les cités afin de légitimer leur pouvoir et ainsi rayonner en Méditerranée orientale.
Un courant artistique méconnu
Il existe de nombreuses études sur l’art hellénistique et ses tendances variées, et plus particulièrement sur la sculpture en raison de l’aboutissement dont elle témoigne : les sculpteurs semblent alors avoir achevé leur recherche de naturalisme et d’idéalisme, tant du point de vue du mouvement que de l’expressivité des figures. C’est alors que se manifeste un style singulier, archaïsant, qui demeure relativement inédit dans les études portant sur la sculpture antique. C’est seulement à la fin des années 1970 qu’il est mentionné par B. S. Ridgway de façon toutefois assez allusive[1]. Auparavant la tendance archaïsante avait seulement fait l’objet d’une étude de L. Lacroix[2], consacrée toutefois à un corpus constitué des monnaies grecques figurant des statues de culte. Si son analyse est consacrée à la discipline numismatique et aux représentations divines monétaires, les principes abordés par l’auteur peuvent être exploités car ces images sont le reflet d’œuvres sculpturales pour la plupart attestées. La numismatique constitue ainsi un témoignage précieux puisque son intérêt réside dans le conservatisme des monnaies, lié à des raisons économiques autant que religieuses[3].
Il faut attendre le travail de M.-A. Zagdoun en 1989 pour que la première monographie consacrée à la sculpture archaïsante soit publiée[4], suivie l’année d’après par l’ouvrage de M. Fullerton. Le sujet cesse ensuite de faire l’objet de publications à l’exception de quelques mentions dans des chapitres d’ouvrages généralistes qui en posent les jalons. Ces écrits des années 1990 restent cependant insuffisants dans le cadre de notre étude puisqu’ils sont consacrés à l’art archaïsant au sein du monde grec, dans lequel l’Asie Mineure est considérée comme une simple région plutôt qu’une entité indépendante. Par ailleurs les témoignages considérés sont essentiellement romains, étant fréquemment les seuls conservés. Or les spécificités de la tendance exprimée dans l’art micrasiatique hellénistique doivent faire l’objet d’une étude indépendante, ce qui nous a conduit à proposer une thèse sur le sujet[5]. Quant aux études consacrées plus largement aux statues de culte de la Méditerranée orientale, elles sont peu nombreuses, bien que les ouvrages de D. Damaskos en 1999[6] et surtout celui plus ancien et complet de R. Fleischer en 1973[7] demeurent des sources de première importance.
Le principal écueil d’un tel sujet de recherche réside dans le fait que les statues de culte dont il est question n’ont pas été conservées en raison du caractère périssable de leur matériau, généralement en bois. Désignées par différents termes tels que xoanon, agalma ou bretas[8] qui compliquent encore leur étude, ces œuvres peuvent être restituées au moyen d’un corpus restreint de reliefs et de monnaies qui en ont conservé les traits. Ces dernières font ainsi écho aux descriptions d’auteurs antiques qui nous sont parvenues. Le style rétrospectif qu’elles illustrent apparaît dès la fin du Ve siècle av. J.-C. et perdure tout au long du IVe siècle[9] ; néanmoins c’est à l’époque hellénistique qu’il prend une ampleur particulière. Ce que l’on identifie comme « archaïsme » peut être entendu comme une interprétation libre, tantôt maniérée des œuvres façonnées du VIIIe au VIe siècles av. J.-C. Les exemplaires antérieurs au IIe siècles restent rares en Méditerranée antique[10]. Cet art concerne l’aire hellénique dans son ensemble, mais certains centres se démarquent par une production florissante, parmi lesquels l’Attique, Corinthe, Rhodes, Milet et Pergame. À titre d’exemple l’art néoattique d’Athènes autour de 100 av. J.-C témoigne de l’imitation des œuvres de la période classique plutôt qu’archaïque[11]. Ce courant se distingue de cette façon de la copie stricte d’œuvres célèbres qui fait quant à elle l’objet de nombreuses études. Cette tradition apparaît quant à elle à partir du Ier siècle av. J.-C. et perdure tout au long de l’époque romaine[12]. Alors que ces ateliers attiques perpétuent une tradition classique de l’art archaïsant, cependant renouvelée pour correspondre au goût et aux innovations de l’époque, les ateliers micrasiatiques produisent quant à eux une sculpture archaïsante décorative qui connaîtra un grand succès à l’époque romaine[13]. À l’époque augustéenne en particulier, l’art archaïsant est particulièrement prisé par les Romains. Fr. Queyrel tient cette production pour un « art de répétition », mais aussi un « art de représentation », puisque les commanditaires montrent ainsi leur goût pour l’art grec[14].
En Asie Mineure, c’est à Pergame que sont élaborées certaines des œuvres les plus fameuses comme en témoigne la Danseuse (fig. 1)[15]. Au sein de ces cités plusieurs œuvres archaïques étaient à l’époque encore conservées et visibles, ce qui explique leur influence dans l’art pergaménien[16]. C’est le cas du groupe des Charites sculpté par Boupalos, conservé dans le Palais d’Attale d’après Pausanias qui en fait la description[17]. Dans la sculpture ainsi que dans la coroplathie votive, un même schéma stylistique s’observe : des divinités à l’apparence classique s’appuient sur des idoles archaïques. L’Artémis de Larnaka (fig. 2) en est un témoignage[18] au même titre que des figurines en terre cuite de Myrina, ou encore certaines monnaies comme celles de Cnide où figure l’Artémis Hyakinthotrophos (fig. 3). Cette dernière nous intéresse particulièrement puisqu’elle fait partie de notre corpus de recherche. Ces effigies hiératiques archaïsantes sont le reflet des œuvres de l’époque archaïque durant laquelle le sculpteur privilégie les statues debout et frontales, figurant un corps séparé symétriquement par un plan imaginaire vertical. Le mouvement est alors absent ou bien seulement suggéré et n’entraînant aucune rupture dans l’attitude figée. Il faut attendre le Ve siècle av. J.-C. pour que les œuvres de grande dimension s’animent[19]. Ainsi, le schéma archaïsant fait cohabiter ces deux arts antinomiques. Au hiératisme symétrique s’ajoute la stylisation géométrique, particulièrement mise en valeur par le vêtement qui dissimule le corps féminin, ou dans les détails comme la coiffe, généralement un haut polos, ou les ornements. Même s’ils ne sont pas toujours très lisibles et que la garde-robe varie selon les représentations, ces éléments permettent d’identifier les œuvres sur les monnaies. Les statues ne sont pas toujours vêtues de la même façon ; c’est le cas des idoles asiatiques dissimulées sous diverses étoffes et ornements. Ces différents traits, notamment la stylisation, sont encore amplifiés dans les œuvres archaïsantes[20], ce qui les distingue des œuvres véritablement archaïques.
Des déesses à l’iconographie gréco-anatolienne
Les divinités gréco-anatoliennes qui font l’objet de cet article se rencontrent dans toute l’Asie Mineure ; au nombre d’une vingtaine pour les plus importantes, elles sont des exemples représentatifs de cet art archaïsant. Elles sont connues sous des noms grecs, essentiellement ceux des déesses du Panthéon classique, mais possèdent une épiclèse qui les rattache à une cité particulière, se référant à son histoire et les rendant ainsi uniques. Dans le nord, cette influence grecque classique est la plus marquée, autour de la figure d’Athéna, tandis que plus au sud c’est la déesse Aphrodite que l’on rencontre dans l’aire de rayonnement d’Aphrodisias située davantage à l’intérieur des terres. L’Héra de Samos fait figure d’exception puisqu’elle ne se rencontre que sur l’île éponyme, mais cela peut s’expliquer par le caractère insulaire du lieu. Artémis, quant à elle, règne sur le cœur de l’Asie Mineure, à savoir l’Ionie, mais aussi sur la Lydie et plus largement sur les régions centrale et méridionale ; c’est assurément la déesse privilégiée. Par sa nature et ses fonctions, c’est la déesse la plus semblable à Cybèle, la grande divinité locale présente dès le Néolithique et dont le culte est connu dans toute l’Anatolie. L’usage du terme « syncrétisme stylistique » est approprié dans l’étude des statues de culte gréco-anatoliennes puisque ce phénomène consiste en une association de plusieurs éléments culturels, le plus souvent religieux. Le plus ancien exemple de représentation de divinité de ce type semble être celui d’Artémis Astyrene qui figure sur les monnaies de la cité d’Astyra dès le IVe siècle av. J.-C. (fig. 4). Ces déesses locales hybrides sont vénérées dans les sanctuaires côtiers et à proximité des fleuves, du nord au sud-est de l’Asie Mineure, y compris au sein des îles de l’Égée orientale. Plus l’on progresse à travers le littoral plus l’image de la déesse gréco-anatolienne évolue, à mesure qu’elle revêt diverses caractéristiques régionales : aux éléments grecs s’ajoutent divers accessoires orientaux évoquant les différents peuples passés par l’Anatolie.
Il faut distinguer le style rétrospectif de ces éléments locaux issus du monde oriental qui rendent l’art archaïsant anatolien caractéristique : les composantes iconographiques sont justement le fruit de cultures et époques différentes mêlées au sein d’une œuvre composite. L’archaïsme tient principalement à l’attitude hiératique qui, si elle constitue une posture archaïque, est cependant courante dans l’art oriental d’Asie Mineure. Cette attitude s’accompagne sur les monnaies d’une disposition perpendiculaire des avant-bras comme on peut le voir sur plusieurs monnaies micrasiatiques figurant l’Héra de Samos (fig. 5), l’Artémis Ephesia (fig. 6), et l’Athéna Nikephoros (fig. 7). Elles représentent toutes une statue aux bras tendus vers l’avant de façon rigide. Plusieurs attributs locaux tels que le polos ou calathos, coiffe orientale extrêmement répandue et portée par la majorité des divinités orientales, les bijoux abondants, sont autant de caractéristiques liées à un contexte artistique oriental. Ceux-ci sont complétés par des éléments proprement anatoliens : d’une part les bandelettes de laine qui semblent n’exister que sur des divinités micrasiatiques, constituant ainsi un élément typique du style ionien[21]. D’autre part certaines de ces divinités portent sur l’abdomen des « globes » (fig. 6, 7, 10). La nature de ces attributs ne donne pas lieu à un consensus quant à son interprétation : pour les uns il s’agit d’une polymastie, représentation de plusieurs seins, pour d’autres des testicules de taureau sacrifiés. D’autres encore y voient des œufs… Selon une analyse judicieuse récente que l’on doit à S. Morris, il convient d’y reconnaître une résurgence locale de la kursa hittite, une bourse de peau remplie d’offrandes suspendues par les chasseurs sur des arbres en l’honneur des divinités[22].
Il existe différentes catégories d’images cultuelles que nous nous proposons de regrouper selon des caractéristiques précises[23]. Si toutes ces divinités sont assimilées à la grande déesse locale, elles conservent leur autonomie car elles sont liées à une cité d’Asie Mineure en particulier dont elles sont la protectrice. Leurs statues de culte se répartissent ainsi en quatre groupes, de la plus hellénique à la plus locale, de la plus commune à la plus singulière. Cette typologie n’est pas absolue puisque certaines divinités ont des caractéristiques qui les rapprochent de plusieurs groupes. D’autres répartitions sont aussi possibles mais celle que nous présentons dans la suite de cet article nous semble être la plus évocatrice et la plus pertinente. On distingue deux catégories principales, la première réunissant les déesses figurées dans une attitude libre aux bras apparents, et la seconde regroupant celles représentées contraintes, dans une attitude où les bras disparaissent au profit de caractéristiques plus formelles. Alors que les œuvres du premier groupe rappellent des statues de culte que l’on trouve dans le reste du monde grec, celles qui sont dissimulées sous des étoffes et privées de certaines parties ou de tout leur corps tendent à évoquer la tendance aniconique de l’Orient ancien.
Le type « Hellénique »
Les déesses qui appartiennent au groupe du type « Hellénique » sont les divinités qui sont le plus marquées par l’influence de l’art grec. Si on les étudie hors d’un contexte micrasiatique, elles se confondent presque avec d’autres statues archaïsantes que l’on rencontre à travers la Méditerranée. L’Athéna Palladion de Pergame est bien connue dans la tradition grecque et son apparence archaïsante est semblable aux représentations des Athéna casquées traditionnelles (fig. 8). L’Héra de Samos en est un autre témoignage ; celle-ci tient par ailleurs entre les mains des bandelettes de laine, élément micrasiatique déjà mentionné et révélateur d’un lien avec le monde oriental (fig. 5). L’Artémis Anaitis, vénérée dans la région lydienne, tire son épiclèse de son assimilation avec la déesse perse Anahita. Sur des monnaies de la cité phrygienne Apamée Kibotos (fig. 9), elle revêt la même apparence archaïsante hellénique, alors que d’autres cités de la région frappent des représentations de la déesse qui n’appartiennent pas à ce type. Ce sous-corpus comporte les différents noms des déesses grecques, sans qu’Artémis ne soit omniprésente. Ces divinités se rencontrent plutôt dans le nord, en Mysie, et dans l’est de la région lydienne.
Le type « Anatolien »
Avec le type « Hellénique », les « Anatoliennes » constituent également le groupe le plus répandu sur le littoral anatolien. À Pergame, une autre incarnation d’Athéna en est un exemple : il s’agit de l’Athéna Nikephoros (fig. 7). Cette iconographie composite est révélatrice de la culture hybride anatolienne car elle mêle des caractéristiques des cultures grecque, orientale et locale. Il s’agit des divinités les plus ornées et accessoirisées, évoquant ainsi des garde-robes religieuses élaborées. Parmi elles l’Artémis d’Éphèse est la plus célèbre et la plus étudiée (fig. 6, fig. 10), tout comme l’Aphrodite d’Aphrodisias (fig. 11). Toutes deux possèdent une iconographie d’une extrême richesse et complexité qui a fait l’objet de nombreuses recherches sans que toutes les questions n’aient été élucidées. Ces divinités tout comme leurs voisines qui en sont vraisemblablement inspirées, sont vénérées au cœur de l’Asie Mineure, en Ionie et en Lydie, où semble être né l’archétype de la déesse gréco-anatolienne. C’est en tout cas ce qui pourrait expliquer la prévalence du type « anatolien » dans cette région.
Le type « Captif »
Ce schéma inédit de la divinité captive semble être exclusif à la sculpture anatolienne. Les déesses sont représentées emmaillotées dans des étoffes dont elles sont « captives ». Ce terme qui peut paraître étrange est en réalité révélateur d’une tradition antique ancestrale : pour certaines communautés plutôt que de vénérer la déesse, il s’agissait de la capturer, ou du moins de la retenir afin de bénéficier de sa protection et de ses pouvoirs. L’Artémis Sardiane tire son nom de la cité de Sardes où elle est vénérée même si elle est aussi assimilée à Anahita comme les autres divinités lydiennes ; à titre d’exemple, un chapiteau découvert à Sardes la représente avec les bras cachés sous de lourdes étoffes, même si elle n’est pas encore complètement contrainte (fig. 12). Une statue de l’Artémis Kindyas vénérée à Bargylia conservée au musée du Pirée la figure avec les bras attachés et dissimulés sous le tissu (fig. 13). L’existence de plusieurs divinités ailées dont les ailes disparaissent sur certaines représentations se font encore l’écho de ce type captif. Les Nikai, même si elles conservent leurs ailes, pourraient être une évocation de cette dévotion envers les déesses ailées dont on cherche la protection : leur motif est en effet fréquent dans l’iconographie micrasiatique. Ce sous-corpus n’est constitué que d’Artémis et se concentre principalement au centre de l’Anatolie, en Carie et en Lydie.
Le type « Statue-objet »
Bien que cette catégorie soit la moins répandue, elle n’en demeure pas moins la plus originale : alors que l’on s’éloigne de l’aire d’influence hellénique, le lien avec la tradition iconique anthropomorphe se délite et les œuvres sont de moins en moins réalistes. Parmi elles, des statues de culte dont la forme les apparente à un bétyle ou à un pilier comme l’Artémis Eleuthera (fig. 14), ou encore à une stèle comme c’est le cas de l’Artémis Pergaia (fig. 15) ; ces deux types de représentations sont inédites et caractéristiques de l’art anatolien. Il semble que ces œuvres soient plus tardives, ce qui peut s’expliquer par un schéma stylistique qui aurait connu une diffusion plus lente au sein des régions plus reculées. À l’exception de l’Aphrodite Kastnietides, une divinité double vénérée à Aspendos, ce sous-corpus ne comporte que des Artémis et se manifeste essentiellement au sud et au sud-est de l’Anatolie. En Orient, il est courant de vénérer des objets qui sont considérés comme le réceptacle de la divinité, ou encore sa maison. En Asie Mineure, notamment en Lycie et en Pamphylie, cette tendance s’affirme de plus en plus à mesure que l’on s’éloigne de l’aire d’influence de la Grèce, et que l’on se rapproche de la Syrie Phénicie et de l’Orient en général.
Un art votif au service du pouvoir
Dans l’Antiquité, la religion est l’une des finalités principales de l’art : il s’agit de plaire aux dieux en leur offrant de belles images, les agalmata, qui s’incarnent avant tout dans les statues de culte[24]. Naturellement, l’art votif constitue un domaine d’expression privilégié de cette politique de légitimation du pouvoir. C’est pourquoi il est nécessaire de recourir à des œuvres archaïques, protégées pour certaines dans les temples durant plusieurs siècles, ou dont l’image a été préservée par conservatisme religieux. Elles offrent un modèle aux sculpteurs qui tentent par ce biais de créer de nouvelles images de culte, à l’aspect vénérable. L’apparition des œuvres archaïsantes est liée au contexte de l’époque, qui voit naître de nouvelles cités cherchant à s’ancrer dans leur territoire en se dotant d’une filiation renommée et en se plaçant sous la protection de divinités ancestrales. Les grands royaumes sont en compétition, soucieux de mettre en avant une ascendance mythologique. Vénérer une image de culte issue d’une époque lointaine, à travers la création de statues qui en reprennent les caractéristiques, est donc un moyen de s’affirmer sur le plan politico-religieux. Les divinités poliades protègent la cité tandis que l’ancienneté supposée de leur culte permet d’enraciner la culture locale dans le territoire, et plus généralement dans la tradition grecque. Les divinités grecques les plus fréquemment nommées par les sources sont Artémis, Athéna et Aphrodite parce qu’elles sont parmi les divinités les plus importantes du monde grec, mais c’est leur assimilation à la grande déesse anatolienne qui permet de faciliter l’acceptation de leur culte nouvellement instauré.
Il convient de distinguer les œuvres qui reproduisent de véritables statues issues de l’époque archaïque de celles qui s’en inspirent afin de créer de nouvelles images dites archaïsantes. Grâce au traditionalisme religieux et aux soins prodigués à l’entretien des anciennes statues de culte, il est possible que certaines aient survécu aux aléas du temps et aient été conservées dans les temples des cités. Par ailleurs en cas de disparition de l’idole, celle-ci est généralement remplacée par une autre statue reprenant ses traits, afin de conférer à la divinité une certaine permanence[25]. L’époque hellénistique voit apparaître ces nouvelles images qui s’en inspirent, sans en être une reproduction servile : on peut les qualifier de « pastiches » archaïsants. Il est toutefois difficile de les reconnaître, en tout cas sur les monnaies : les images de certaines divinités peuvent passer pour des idoles primitives, alors que des répliques en statuaires nous révèlent qu’il s’agit de créations hellénistiques. C’est le cas de l’Artémis d’Éphèse (fig. 6, fig. 10). À Pergame, la déesse Athéna prend quant à elle deux formes (fig. 7, fig. 8), dont l’une semble reproduire une œuvre archaïque tandis que la seconde est une création qui n’est pas antérieure au IIIe siècle av. J.-C.[26]. Sur les images hellénistiques, quelques « anachronismes » stylistiques permettent d’identifier le caractère archaïsant de certaines statues de culte. L’Athéna Nikephoros, contrairement au Palladion, n’est pas engainée dans un vêtement mais porte un chiton qui épouse la forme des jambes, évoquant le style libre de la fin du IVe siècle av. J.-C. Selon L. Lacroix, il n’est de toute façon pas judicieux de dissocier les statues archaïques de leurs imitations archaïsantes lorsque l’on étudie la visée politique de ces représentations puisque le but de légitimation reste le même[27].
La volonté de légitimation adressée à la communauté indigène ne doit donc pas être négligée, puisqu’il est nécessaire de s’inscrire dans la culture topique. La mise en avant de ces grandes déesses grecques est révélatrice de l’histoire dont veulent se doter les différentes cités et leurs habitants issus de communautés variées. Conférer aux œuvres une ascendance ancestrale s’accompagne par ailleurs de la persistance d’une relative rusticité qui sied aux dieux de l’Orient hellénistique, significative pour la population, qui peut reconnaître dans ces traits la manifestation de sa propre divinité locale. Ce syncrétisme délibéré des éléments iconographiques grecs et locaux est répandu à l’époque hellénistique et apparaît comme indispensable lorsqu’il s’agit de s’adresser aux populations de Méditerranée orientales afin de les rassembler autour d’un même culte fédérateur. Celui-ci trouve ainsi un écho dans chacune des communautés constituant la population micrasiatique. À Éphèse, c’est Artémis, associée au monde sauvage et aux frontières qui est choisie. Les différents attributs de sa statue de culte sont autant de référence à ses pouvoirs, tandis que le récit mythique de sa découverte fait intervenir les Amazones : celles-ci auraient découvert le xoanon de la déesse sur les rives du Caÿstre, et auraient décidé de s’y établir après avoir effectué un rituel de fondation autour de la statue. Souvent, dans ces récits, les xoana ont une origine mythique, tombant du ciel ou étant découvertes fortuitement dans des endroits insolites ; cette origine mystérieuse participe de leur aura magique.
La cité de Pergame en est un exemple évocateur : dans le cadre de la représentation du Palladion (fig. 8), la mise en place d’une image de culte archaïsante est une manière de montrer l’ancienneté du culte de la déesse. Si l’on admet que l’image de culte prend modèle sur les monnaies des Diadoques, cela reflète la volonté de se placer dans la tradition de l’iconographie argéade. Alexandre lui-même se place dans la lignée des héros grecs, lorsqu’il se rend avant ses conquêtes à Ilion devant l’autel de Zeus, là où Priam a été massacré, qu’il échange son armure contre celle d’Achille et qu’il sacrifie à Athéna[28]. Il convient de rappeler que le culte de la déesse Athéna était commun aux deux peuples ennemis dans la légende. Cette hypothèse fait référence au mythe originel et est donc cohérente avec la politique de Pergame qui vise à promouvoir le culte d’Athéna, inscrit dans la légende hellénique, et les origines de la cité. Cela expliquerait l’existence de cette seconde statue, sans doute élaborée à partir d’une image préexistante, celle de Cybèle ou Meter, une déesse issue d’une époque antérieure à la période archaïque. Avec cette assimilation d’une déesse grecque à une déesse locale, le culte est ainsi renouvelé, les rois attalides se rendant légitimes aux yeux du monde grec comme du monde anatolien, tout en se plaçant sous la protection de la grande déesse anatolienne.
Le style rétrospectif né à la fin du Ve siècle av. J.-C. prend une véritable ampleur à partir de l’époque hellénistique, pour perdurer durant l’époque impériale. Il s’exprime en Méditerranée orientale et en particulier en Asie Mineure, où il se manifeste particulièrement dans l’art votif. Une vingtaine de divinités se rencontrent tout au long du littoral anatolien et si elles portent des noms du panthéon grec classique, leur épiclèse accuse leur caractère local, qui trouve son écho dans leur représentation singulière. Ces statues évoquent plusieurs tendances stylistiques, de la plus classicisante à la plus aniconique. Il semble que ces tendances varient selon la région où sont vénérées les déesses, au sein desquelles l’influence grecque est plus ou moins marquée. Alors que le premier groupe s’inscrit dans une tradition hellénique, le dernier s’en distingue tout à fait avec des statues qui échappent au réalisme et s’apparentent presque à des stèles ou des bétyles ; en cela, ils évoquent les traditions aniconiques orientales qui utilisent un objet en tant que réceptacle de la divinité, et non une représentation de la divinité elle-même. Par leur aspect composite et leur histoire ancrée localement, ces divinités sont érigées en divinités poliades au culte fédérateur et œuvrent pour légitimer le pouvoir des cités autant que pour leur rayonnement à travers la Méditerranée orientale.
[1] Ridgway, B. S., The Archaic Style in Greek Sculpture, Princeton, Princeton University Press, 1977.
[2] Lacroix, L., Les reproductions de statues sur les monnaies grecques : La statuaire archaïque et classique, Liège, Presses universitaires de Liège, 1949.
[3] Ibid., p. 35-36.
[4] Zagdoun, M.-A., La sculpture archaïsante dans l’art hellénistique et dans l’art romain du Haut-Empire, Athènes, École française, 1989.
[5] Tomi, M., Déesses d’Asie Mineure. Xoana et idoles archaïsantes aux époques hellénistique et impériales, 2023 [Thèse de doctorat sous la direction de Fr. Queyrel, École Pratique des Hautes Études].
[6] Damaskos, D., Untersuchungen zu hellenistischen Kultbildern, Stuttgart, F. Steiner, 1999.
[7] Fleischer, R., Artemis von Ephesos und verwandte Kultstatuen aus Anatolien und Syrien, Leyde, E. J. Brill, 1973.
[8] Pour une analyse des termes, voir Donohue, A. A., “Xoana” and the origins of Greek sculpture, Atlanta, Scholars Press, 1988 : elle remet en cause les termes de xoana et « idole », le premier ne désignant pas un groupe statuaire unifié, dont l’usage est remis en cause en raison de sa polysémie inconstante, le second ayant une connotation négative liée à l’iconoclasme judéo-chrétien.
[9] Zagdoun, M.-A., La sculpture archaïsante dans l’art hellénistique et dans l’art romain du Haut-Empire, Athènes, École française, 1989, p. 159-166.
[10] Fullerton, M., The Archaistic Style in Roman Statuary, Leyde, E. J. Brill, 1990, p. 5.
[11] Queyrel, Fr., La Sculpture hellénistique. Formes, thèmes et fonctions, Paris, Picard, 2016, p. 103.
[12] Pour un développement approfondi sur l’art archaïsant et ses écoles, voir Fullerton, op. cit.
[13] Zagdoun, op. cit., p. 188.
[14] Queyrel, op. cit., p. 103.
[15] Queyrel, op. cit., p. 104.
[16] Zagdoun, p. 175 ; à ce sujet, elle mentionne l’ouvrage de Winter, Fr., Die Skulpturen mit Ausnahme der Altar-Reliefs, Berlin, G. Reimer, 1908 : l’auteur y évoque la sculpture grecque archaïque trouvée à Pergame.
[17] Pausanias, Description de la Grèce, IX, 35, 6.
[18] Queyrel, op. cit., p. 103.
[19] Lacroix, op. cit., p. 37.
[20] Lacroix, op. cit., p. 38.
[21] Fleischer, R., op. cit., p. 102-111.
[22] Morris, S., “The Prehistoric background of Artemis Ephesia: a solution to the Enigma of her ‘Breasts’?” dans Muss U., Der Kosmos der Artemis von Ephesos, Vienne, Österreichisches Archäologisches Institut, 2001, p. 143.
[23] Tomi, M., op. cit., p. 202-207.
[24] Queyrel, op. cit., p. 138.
[25] Lacroix, op. cit., p. 36.
[26] Le Rider, G., « Un tétradrachme d’Athéna Niképhoros », Revue Numismatique 15, 1973, p. 70.
[27] Lacroix, op. cit., p. 37.
[28] Agelidis, S., „Vom Palladion zur Nikephoros. Der Kult der Athena im Kontext der Herrschaftslegitimation im spätklassischen und hellenistischen Pergamon“, Istanbuler Mitteilungen 64, 2014, p. 94-95.
Bibliographie
Agelidis, S., « Vom Palladion zur Nikephoros. Der Kult der Athena im Kontext der Herrschaftslegitimation im spätklassischen und hellenistischen Pergamon », Istanbuler Mitteilungen 64, 2014, p. 73-126.
Damaskos, D., Untersuchungen zu hellenistischen Kultbildern, Stuttgart, F. Steiner, 1999.
Donohue, A. A., « Xoana » and the origins of Greek sculpture (American Classical Studies 15), Atlanta, Scholars Press, 1988.
Fleischer, R., Artemis von Ephesos und verwandte Kultstatuen aus Anatolien und Syrien (EPRO 35), Leyde, E. J. Brill, 1973.
Fullerton, M., The Archaistic Style in Roman Statuary, Leyde, E. J. Brill, 1990.
Lacroix, L., Les reproductions de statues sur les monnaies grecques : La statuaire archaïque et classique, Liège, Presses universitaires de Liège, 1949.
Morris, S., « The Prehistoric background of Artemis Ephesia : a solution to the Enigma of her ‘Breasts’ ? » dans Muss, U., Der Kosmos der Artemis von Ephesos, Vienne, Österreichisches Archäologisches Institut, 2001, p. 135-151.
Queyrel, Fr., La Sculpture hellénistique. Formes, thèmes et fonctions (Les Manuels d’art et d’archéologie antiques), Paris, Picard, 2016.
Ridgway, B. S., The Archaic Style in Greek Sculpture, Princeton, Princeton University Press, 1977.
Tomi, M., Déesses d’Asie Mineure. Xoana et idoles archaïsantes aux époques hellénistique et impériale, 2023 [Thèse de doctorat sous la direction de Fr. Queyrel, Paris, École Pratique des Hautes Études].
Zagdoun, M.-A., La sculpture archaïsante dans l’art hellénistique et dans l’art romain du Haut-Empire, (BEFAR 269), Athènes ; Paris, École Française d’Athènes, 1989.