Les regards portés sur les Romains face à une situation effrayante

21 Déc
2022

Pierre-Marie Lozac'h

Résumé

L'action de regarder ne constitue jamais un acte neutre. Par le regard, un individu juge ce qu'il observe, notamment les individus. En fonction de son système de valeurs ou de l'objectif qu'il cherche à atteindre, l'observateur ne portera pas forcément le même regard qu'un autre observateur sur un même individu donné. De ce regard, il peut découler des conséquences diverses pour l'individu observé. L'objectif de notre contribution est de déterminer certains de ces regards, leurs conséquences sur les individus et ce qu'ils peuvent révéler de la société romaine. Pour pouvoir y parvenir, nous nous intéresserons à une situation particulière d'observation : l'individu effrayé. Le fait de choisir cette expression émotionnelle nous permet de ne pas nous limiter à une seule situation donnée. Cela nous permet aussi de faire une comparaison entre les hommes et les femmes au sein de la société romaine. De plus, il est intéressant de fonder notre étude sur l'expression de la peur, car tous les Romains la connaissent à un moment donné de leur vie, mais l'origine de cette peur et la façon dont ils l'expriment sont très variables. De là, il découle des regards différents qui peuvent donner des conséquences très variées allant de l'éloge de l'individu surmontant sa peur à une condamnation morale de la part des Romains ou bien juridique de la part censeurs envers l'individu qui n'a pas réussi à maîtriser sa peur. Ainsi, l’étude des regards portés sur un Romain effrayé permet aussi de mettre en lumière des éléments de l’organisation sociale de la société romaine.

Détails

Chronologie : époque romaine
Lieux : Rome
Mots-clés : Romain – Antiquité – Effrayé – Regard – Émotion

Chronology: roman era
Location: Rome
Keywords: RomainAntiquity – Scared – Look – Emotion

Plan

I – Les Romains sous l'emprise de la peur

1. Les réactions physiques d'un Romain effrayé

2. Les comportements contraints

II – Le jugement des autres

1. Une expression émotionnelle révélatrice des identités sociales romaines

2. Condamner les comportements qui ne respectent pas les exigences émotionnelles

3. Le regard porté sur les personnes qui effrayent les autres

4. Valoriser les comportements exemplaires

Conclusion

Pour citer cet article

Référence électronique
Lozac'h Pierre-Marie, “Les regards portés sur les Romains face à une situation effrayante", Revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest [En ligne], n°2, 2022, mis en ligne le 21 décembre 2022, consulté le 14 décembre 2024 à 19h49, URL : https://ajco49.fr/2022/12/21/les-regards-portes-sur-les-romains-face-a-une-situation-effrayante

L'Auteur

Pierre-Marie Lozac'h

Droits d'auteur

Tous droits réservés à l'Association des Jeunes Chercheurs de l'Ouest.
Les propos tenus dans les travaux publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.

            Les Romains peuvent être effrayés par différents éléments tel qu’un mauvais présage, une catastrophe naturelle, une guerre, un individu, etc. Face à cela, les Romains peuvent manifester différentes réactions. Une grande partie de ces réactions peuvent être perçues par les individus qui les entourent, ce qui entraîne diverses conséquences pour les individus observés. Cela tient au fait que le regard porté sur un individu n'est pas un acte anodin. L'expression émotionnelle d'un individu est identifiée, classée et jugée par la société dans le but de savoir si elle est conforme aux comportements attendus pour l'un de ses membres en fonction d'une situation donnée[1]. Si un individu ne contrôle pas son expression émotionnelle, cela peut entraîner un jugement défavorable avec des conséquences plus ou moins graves pour lui. Ainsi, la société exerce une pression sur l'individu, qui se retrouve contraint d'adopter certains comportements afin d'éviter l'effet d'opprobre.

            Dans ce contexte, les ritualités sociales jouent un rôle important, car elles déterminent ce qui est acceptable de ce qui ne l'est pas dans l'expression émotionnelle d'un individu. Le but est de garantir la pérennité du lien social. Mais toutes ces règles varient en fonction de la position sociale de l'individu et de son âge. Pour pouvoir faire respecter ces ritualités sociales, la société dispose de différents délégués et de garde-fous pour rappeler à tout instant les risques encourus par l'individu qui transgresse les règles affectives de la société. Pour André Breton, la meilleure arme pour inciter l'individu à la conformité émotionnelle tient à la mise en place d'un jeu autour de l'estime de soi. Nous pouvons y voir l'idée d'un système de l'honneur. Le jugement des autres devient alors coercitif dans le cadre de l'expression d'une émotion. Il existe des espaces où il est socialement admis que l'on puisse laisser libre cours à ses émotions et d'autres où il est capital de les canaliser. Pour mieux comprendre ces jugements, nous devons d’abord déterminer ce qu’est la peur pour les Romains. Pour eux, il n'y a pas d'émotions, mais des passions. Pour Cicéron, une passion correspond à un trouble de l'âme, qu'il qualifie d'insania, c'est-à-dire de folie dans le sens de la maladie, car la passion remet en cause la tranquillité et la stabilité de l'âme de l'individu, ce qui l'empêche d'être capable de raisonner[2]. C’est pourquoi la peur constitue un élément néfaste pour l'homme[3] D'autre part, à partir du vocabulaire latin, nous pouvons constater que les Romains ont aussi un rapport à la peur différent au nôtre. Au travers du vocabulaire, les Romains expriment l’intensité de la peur qu’ils éprouvent et ils l’inscrivent dans le temps[4].

            Cette contribution s'attardera sur la période allant du début de IIe siècle avant notre ère, jusqu'à la mort de l'empereur Commode en 192 de notre ère. Au lendemain de la seconde guerre punique et de la victoire sur Numance en 202 avant notre ère, Rome se retrouve progressivement à la tête d'un empire immense qui s’étend du nord de l’Afrique jusqu’à la Bretagne au Nord et de la Syrie à l’Est jusqu’au Portugal à l’Ouest. Cela est la source de profondes transformations socio-politiques, qui aboutirent progressivement à la crise du système républicain, aux guerres civiles, aux proscriptions et à la mise en place du régime impérial par Octavien/Auguste à partir de 27 avant notre ère. Notre étude se termine à la mort de Commode en 192 de notre ère car elle entraîne un changement de dynastie après une guerre civile et une évolution importante dans le fonctionnement du régime impérial romain. De plus, jusqu'au règne de Commode, nous disposons des principaux exemples de « mauvais empereurs » évoqués dans nos sources littéraires. L'utilisation de la peur ou sa non-utilisation par l'empereur comme instrument de gouvernement occupent une place importante sur la période allant d'Auguste au dernier des Antonins pour légitimer le nouveau régime, puis pour permettre de créer un consensus autour de chaque nouvel empereur. De plus, la peur peut être utilisée comme une arme par un empereur afin de disqualifier un éventuel concurrent. Cela explique aussi pourquoi notre étude s'intéresse à l'époque impériale. En outre, la mise en place du régime impérial entraîne des modifications dans le fonctionnement des institutions, qui ont aussi des conséquences sur la façon dont sont jugées les expressions émotionnelles des Romains. D'autre part, la nature des sources impose une étude sur un temps relativement long afin de pouvoir distinguer les constantes et les évolutions dans les expressions émotionnelles des Romains autour de la peur et dans la façon, dont ces dernières, sont perçues par les autres. En effet, nous ne possédons essentiellement que des sources littéraires et épigraphiques pour appréhender la peur chez les Romains. Or la peur se manifeste dans différents genres littéraires, ce qui entraîne des attentes différentes chez le lecteur. De plus, nous disposons de très peu de témoignage direct de personnes sous l'emprise de la peur. Il ne faut pas oublier que nous avons affaire à des stratégies narratives, qui sont en outre propres à chaque genre littéraire. Dans cette contribution, nous chercherons à déterminer comment les regards portés sur les Romains confrontés à une situation effrayante participent au maintien de la cohésion de la société romaine. Pour répondre à cette question, nous regarderons d'abord les différents cas de figure où les Romains expriment leurs peurs. Dans une seconde partie, nous tenterons de déterminer les différents jugements et leurs conséquences.

I. Les Romains sous l'emprise de la peur

1. Les réactions physiques d'un Romain effrayé

            Un Romain peut manifester sa peur par différentes réactions physiques aux yeux des personnes qui l'entourent. Ces réactions peuvent mobiliser une partie ou l’intégralité de son corps. Les principales réactions physiques sont les tremblements, les frissons et la pâleur. De plus, les auteurs font très attention aux réactions du visage[5], car ils estiment que ce dernier est révélateur de l'état de l'âme de l'individu. À côté de cela, il existe quelques mentions autour d'un vieillissement précoce de l'individu effrayé[6], des réactions au niveau de la pilosité[7], etc. Il existe aussi des cas de paniques[8] et d'épouvantes[9] qui sont provoquées par une très grande peur. Néanmoins, ces deux réactions physiques ne sont pas identiques[10]. La panique se caractérise essentiellement par un individu en mouvement et n'ayant plus aucun respect des règles sociales autour de son rang. L'individu ne pense qu'à survivre. En ce qui concerne les épisodes d'épouvantes, les sources littéraires présentent des individus paralysés par leur peur[11]. Dans les deux cas, c'est la peur qui gouverne l'individu, d'où un regard négatif porté sur les individus effrayés.

2. Les comportements contraints

            Il existe quatre types de comportements contraints que peut adopter un Romain lorsqu'il est effrayé : l'évitement, la vérification, la fuite et enfin les contraintes orales et gestuelles. Ces contraintes ne sont pas liées à un terme latin précis pour désigner une peur tel timeo, timor, metus, pavor ou terror. Elles sont liées à un contexte précis et à une temporalité précise. En général, l'individu pense cacher sa peur aux yeux des autres derrière un comportement qu'il estime prophylactique. Malgré cela, les autres Romains remarquent certaines de ces attitudes. Les contraintes orales et gestuelles sont les plus flagrantes aux yeux des autres. Cela se remarque davantage dans le régime impérial, car dorénavant c'est l'empereur qui assure la carrière politique des membres de la nobilitas. C'est pourquoi certains individus se montrent flatteurs envers lui, surtout lorsqu'il s'agit d'un empereur tyrannique tel Caligula. Tacite rapporte le comportement d'un Romain sous les règnes de Caligula et de Claude.[12] Cet homme est réputé pour sa rigueur morale jusqu'au principat de Caligula. Là, un tournant se produit. Au lieu de rester constant dans son comportement, Tacite note que cette personne, par peur de Caligula, développa une « honteuse servilité ». L'auteur emploie l'expression adulacorium dedecus pour définir ce comportement, que l'on peut traduire par de la flagornerie. L'attitude de ce gouverneur correspond à une attitude prophylactique, car en devenant un flatteur de Caligula, il espère que ce dernier ne le violentera pas, ne l'humiliera pas ou ne le fera pas tuer. Sous le règne de Claude, cette contrainte doit plutôt être considérée comme de la courtisanerie, puisque Tacite indique que cet aristocrate et l'empereur sont proches.

II. Le jugement des autres

1. Une expression émotionnelle révélatrice des identités sociales romaines

            La société romaine est une société hiérarchisée entre le groupe des non-citoyens et le groupe des citoyens. Cette organisation de la société romaine est assurée par un ensemble de règles et de codes, notamment vestimentaires, qui permettent de distinguer chacun au sein de la société romaine. Plus on s'élève au sein de la société, plus les attentes autour de la personne sont fortes. Cela se matérialise par des règles plus strictes, notamment autour de certaines valeurs comme la virtus ou l'honos. C'est dans ce cadre précis qu'il faut tenir compte du regard porté par les Romains sur leurs concitoyens qui sont confrontés à une situation effrayante. L'expression émotionnelle sert d'instrument de légitimation de l'organisation de la société romaine, car elle fournit un élément pour expliquer pourquoi certains sont exclus de la citoyenneté romaine et pourquoi certains citoyens occupent une position sociale plus haute au sein de la société que d'autres. Pour les Romains, l'exclusion de la citoyenneté romaine pour certaines personnes apparaît légitime à cause de l'attitude de ces personnes vis-à-vis de leurs passions, en particulier celle de la peur. Néanmoins, dans ce groupe, il nous faut distinguer les esclaves, les femmes et les enfants, car le regard porté sur leurs expressions émotionnelles n'est pas le même. Pour les esclaves, il y a deux cas de figure. Il y a la peur de la punition pour une action qu'il a mal faite. Si Pline le jeune remercie l'empereur Trajan d'avoir restauré l'obéissance des esclaves envers leurs maîtres, c'est aussi pour souligner, sous l’influence d’Aristote, que ce critère distingue le citoyen libre, qui peut faire ce qu'il désire, de l'esclave qui ne peut qu'obéir à un maître[13]. La crainte de la punition rappelle aussi aux esclaves les tâches qu'ils doivent accomplir à la demande de leur maître. Cette peur rappelle que cet individu n'est pas un être libre, qu'il est sous la propriété de quelqu'un. À côté de cela, il y a la peur éprouvée par les maîtres que les esclaves ne tentent de les tuer pour retrouver leur liberté[14]. Cela peut notamment se remarquer dans le cadre des proscriptions où les esclaves peuvent chercher à retrouver leur liberté en dénonçant leurs maîtres proscrits[15]. Cela montre que l'esclave face au maître n'est pas son égal. En ce qui concerne les Romaines, l'une des réponses apportées pour justifier leur exclusion de la citoyenneté romaine tient au fait qu'elles ne sont pas capables de maîtriser leurs passions, ce qui a pour conséquence qu'elles ne pourraient pas se montrer fermes lorsque la situation l'exige[16]. Pour les enfants, la situation est différente. L'expression de leur peur montre qu'ils ne sont pas doués de raisons, car ils s'effrayent pour la moindre chose. Mais, la maîtrise progressive de leurs peurs et de l'expression de leurs peurs devant les autres montrent que les petits garçons sont en train de devenir progressivement des citoyens romains[17]. Pour le groupe des citoyens, l'expression de leurs peurs sert à justifier la position sociale qu'ils occupent. Pour les membres de l'élite, il existe de très fortes contraintes émotionnelles. Elles sont liées aux notions d'honos, de dignitas et d'autorictas. Lorsqu'un individu ne tient pas compte des attentes émotionnelles autour de son rang social, le regard porté sur lui par les autres Romains est négatif. L'absence de fermeté dans la gestion des émotions porte atteinte à son prestige social[18]. Avec la mise en place du Principat, il apparaît une nouvelle figure politique dans la société romaine : l'empereur. Une fois au pouvoir, l'empereur doit maintenir le consensus autour de sa personne. S'il n'y parvient pas, son pouvoir politique est fragilisé, car la mise en place de mesures coercitives, telle l’élimination d'un adversaire, ou l’absence de contrôle de ses passions, donne progressivement à l'empereur l'image d'un tyran ou d’un incapable. Cela a pour conséquence de grandement fragiliser son pouvoir[19]. C'est pourquoi l'empereur doit faire très attention à son expression émotionnelle. Tout comme pour les sénateurs, il doit faire attention à sa virtus, à son honos et à sa dignitas.

2. Condamner les comportements qui ne respectent pas les exigences émotionnelles

            Ces condamnations sont variées et peuvent avoir des effets plus ou moins graves pour l'individu. Il y a les condamnations juridiques, qui s'expriment notamment dans le cadre de la censure. Les censeurs doivent évaluer les bonnes mœurs des citoyens. Si un individu se montre indigne de son rang social, ils peuvent le mettre à l'amende voire le destituer de son rang social. Les censeurs peuvent estimer qu'un individu ayant agi sous l'emprise de la peur a un comportement indigne, car il n'applique pas les valeurs romaines, notamment autour de l'honos, de la virtus et de la fides. C’est donc le comportement et non la peur en elle-même qui est condamné. Valère Maxime donne deux exempla de citoyens romains condamnés par les censeurs pour cette raison. Le premier exemple concerne celui de jeunes soldats qui n'ont pas obéi aux ordres et qui sont sanctionnés après leur service militaire par les censeurs[20]. Dans son second exemple, l’auteur évoque aussi une situation qui se déroule lors d'un contexte de guerre où un questeur et des chevaliers romains ne sont pas partis combattre Hannibal malgré le serment qu'ils avaient fait[21]. L'auteur cherche à souligner l'importance du respect que doit avoir un Romain envers certaines valeurs sous peine d'être sanctionné, notamment s’il agit sous l’emprise de la peur. La sanction prononcée par les censeurs correspond à une dégradation du statut civique de l'individu incriminé dans les deux cas évoqués. À chaque fois, c'est le comportement de l'individu induit par sa peur qui est responsable de la dégradation civique, car il est visible aux yeux de tous. Pour établir leur jugement, les censeurs s'appuient sur les valeurs romaines pour vérifier si un Romain a un comportement correct ou infamant. En plus de la dégradation civique, l'action des censeurs se fait au niveau du forum romain, ce qui veut dire sous les yeux de tous. Chaque citoyen romain est appelé pour venir se présenter devant le censeur, qui se livre à un examen de ses biens et de ses valeurs. Dans ce contexte, la dégradation civique de l'individu sert d'exemple aux autres citoyens romains. Elle constitue un rappel des règles autour de l'expression émotionnelle au sein de la société romaine. Néanmoins, avec la mise en place du Principat, nous pouvons constater une évolution notable pour les élites romaines. À partir d'Auguste sont créés un ordre sénatorial et un ordre équestre. L'empereur surveille les recrutements dans ces deux ordres. Ce ne sont plus les censeurs, mais l'empereur qui est garant du respect des règles émotionnelles dans les ordres supérieurs de la société romaine. Cela a pour conséquence qu'un individu ne sachant pas maîtriser ses passions en public peut se voir refuser l'accès à ces ordres ou en être exclu.

            Ensuite, il y a les condamnations effectuées par les intellectuels. Il s'agit d'une condamnation morale, car elle n'est pas accompagnée d'une dimension juridique. Néanmoins, elle peut avoir des effets sur un individu, qui occupe une position sociale élevée, car elle remet en cause sa dignitas. Cela peut se remarquer autour de la peur entourant les Enfers. Ce qui est intéressant avec la crainte des Enfers, c'est aussi la variation du regard de l'intellectuel porté sur la personne effrayée en fonction de son âge, de son sexe et de sa position sociale. Les enfants constituent la première catégorie d'individus effrayés par les Enfers. Pour autant, les intellectuels ne les condamnent pas. Au contraire, ils estiment qu'il s'agit de réactions physiques et psychologiques normales, car les enfants sont dépourvus de logos, ce qui les rend vulnérables aux mythoi, notamment celui autour des Enfers. Résultat, les enfants pensent que tout cela est la vérité. En revanche, cette crainte et les réactions qui en découlent ne sont pas acceptables chez un adulte. L'utilisation d'une comparaison entre ces adultes et les enfants souligne le mépris des érudits romains pour ces personnes[22]. Mais, ce regard peut être de plus accusateur en fonction de la position sociale qu'occupe le Romain dans la société romaine. Lucrèce distingue différentes catégories d'adultes effrayés par les Enfers, qui correspondent aux séjours souterrains qui accueillent les âmes des morts après avoir traversé le fleuve infernal sur la barque de Charon. Ceux qui ont mené une vie exemplaire sont envoyés aux Champs Elysées. Les criminels sont envoyés au Tartare afin d’y subir un châtiment éternel. À côté des adultes ordinaires, Lucrèce critique les adultes instruits qui sont effrayés par les Enfers à l'approche de leur mort ou lorsqu'ils sont mis au ban de la société. Le développement de l'instruction philosophique n'est pas à la portée de tout le monde. Il faut du temps et de l'argent. Donc, cela suppose que ces personnes occupent une place privilégiée dans la société romaine. Pour les intellectuels ce comportement est condamnable, car l'absence de fermeté de ces individus face à leur peur entraîne chez eux le développement d'un comportement superstitieux qui les empêche de vivre pleinement leur vie notamment par des comportements serviles pour s'attirer la bienveillance des dieux[23]. Ce qui est contraire aux attentes religieuses de la société romaine[24]. À côté de cet élément, le regard accusateur des Romains envers ceux qui craignent les Enfers peut s'exprimer par une critique de leur capacité intellectuelle. Ils estiment que c'est le défaut de raisonnement qui permet à un individu de croire aux Enfers[25]. Or, ce comportement est condamnable, car il repose sur une peur fondée sur l'ignorance. Pour certains Romains, l'individu survit après sa mort et il peut subir des châtiments pour ses crimes dans le Tartare. Pour les érudits de l'époque, cela n'est pas possible, car la nature mortelle de l'âme les rend invraisemblables[26].

            Il existe aussi des condamnations sociales, qui s'expriment dans le cadre de l'amiticia et dans celui du prestige social de l'individu. Dans le cadre d'une relation entre amis, le comportement induit par la peur est condamné. Dans l’une de ses lettres, Cicéron reproche à son ami son comportement induit par la peur[27]. D'autre part, dans le cadre de l'amiticia, un individu se doit de venir en aide à un ami en difficulté. Certains refusent de le faire par crainte de représailles. Depuis son lieu d'exil, Ovide rédige de nombreuses lettres à l'attention des personnes qu'il connaît. D'un côté, il condamne les personnes qui refusent tout contact avec lui par crainte de représailles de la part du pouvoir impérial. Dans l’une de ses lettres, il qualifie une personne de perfide, car elle ne parvient pas à surmonter sa peur et à venir l'aider comme l'oblige une relation fondée sur l'amiticia[28]. Le terme de perfide sous-entend que cet individu n'a pas fait preuve de fides envers lui et peut-être qu'il n'entretenait une relation amicale avec lui que par calcul. Inversement, dans une autre lettre, le poète fait l'éloge d'une personne qu'il ne connaissait que depuis peu et qui continue à avoir des échanges avec lui contrairement à d'autres personnes qui refusent tout contact avec lui depuis qu'il a été contraint à l'exil sur les bords de la mer Noire[29]. Dans ces deux lettres, c’est le comportement qui est condamné, car il est contraire aux valeurs de l'amiticia. À côté de cela, le prestige social d'un individu peut être remis en cause lorsqu'il laisse libre cours à sa peur devant autrui. Cela peut se remarquer dans un épisode que relate Pline le Jeune[30]. Un sénateur est accusé d'avoir commis un crime. Il vient se défendre devant le sénat. Mais au cours de sa défense, il est tout tremblant et incapable de maîtriser sa peur. Pour Pline le Jeune, ce type de comportement est méprisable. D'ailleurs, il montre son mépris pour cet individu en refusant de dire comment il s'appelle alors qu’il nomme le préteur chargé de son jugement. La perte de prestige d'un individu causé par sa peur peut aussi se manifester au travers de la moquerie. Martial se moque d'un citoyen romain qui craint tellement d'aller chez le barbier qu'il s’occupe lui-même de sa barbe malgré l'aspect peu gracieux que cela lui donne après[31].

3. Le regard porté sur les personnes qui effrayent les autres

            Afin d'obtenir quelque chose, certains Romains peuvent avoir recours à des stratégies pour effrayer les autres Romains. Ce type de comportement entraîne différents regards selon la place qu'occupe l'observateur. Lorsque ce dernier est responsable de la peur de l'individu, il peut se développer chez lui un sentiment de honte. Au cours d'une soirée, Ovide rapporte qu'il effraye son amante par la violence physique et verbale qu'il lui inflige. Cela a pour effet de provoquer chez lui un immense sentiment de honte, car le poète a porté atteinte à la femme qu'il aime[32]. Nous pouvons aussi constater que des personnes aiment faire peur aux autres, car cela est synonyme de puissance pour eux, tel Caligula qui était fier de se faire obéir par la crainte comme le rapporte Suétone[33]. Inversement, si l'observateur n'est pas responsable de la peur, nous pouvons constater que le regard porté sur la situation est totalement différent. C'est essentiellement un sentiment de reproche qui se dégage envers la personne responsable de la peur. Au niveau du pouvoir politique, l'utilisation de la peur comme d'une arme politique peut assimiler le commanditaire à un tyran, que cela soit sous la République ou sous l'empire. Dans cette optique, la révolte devient légitime, notamment aux yeux des historiens antiques, car elle permet de supprimer le tyran. Cela se remarque très bien dans la figure des « mauvais empereurs ». La fin violente d'un mauvais empereur est présentée comme un exemplum par les historiens. Dans son traité sur la clémence, Sénèque souligne qu'à partir du moment où un prince devient sanguinaire, tout le monde est effrayé, ce qui fragilise son pouvoir[34], car en ayant recours à la terreur comme mode de gouvernement, le prince devient un tyran, poussant les personnes effrayées à se révolter contre lui afin de ne plus vivre dans la peur.[35] Cette dernière prend naissance dans la cruauté qu'exerce le prince envers les membres de l'aristocratie. C'est parce qu'il était devenu une terreur pour les siens que Domitien est tué par ses proches[36]. L’évolution du regard se remarque aussi avec Tibère. Durant tout le premier siècle de notre ère, les références autour de cet empereur sont positives selon Emmanuelle Lyasse, qui rappelle que Vespasien le cite parmi les figures impériales à prendre en exemple lorsqu'il accède au pouvoir dans Lex de imperio Vespasiani[37]. Ce n'est qu'à partir du règne de Trajan que la figure de Tibère se dégrade. Suétone et Tacite insistent notamment sur son utilisation de la peur comme d'une arme politique pour noircir sa figure. Cette fois-ci, il s'agit d'historiens qui jouent un rôle pour dresser la figure d'un empereur idéal que devrait suivre tout nouvel empereur.

4. Valoriser les comportements exemplaires

            Lorsqu'un individu parvient à surmonter sa peur ou à libérer un individu de sa peur, son comportement est la source d'éloges et de récompenses de la part des observateurs, qui peuvent parfois l’ériger en exemplum. Lorsqu'un Romain décède, ses proches peuvent décider de rédiger une inscription sur sa tombe pour célébrer l'une de ses qualités aux yeux des passants telle cette inscription qui fait l'éloge d’un défunt qui n'a jamais craint personne contrairement aux autres[38]. Lorsque l'individu aide à guérir la peur des autres, son comportement peut être la source d'éloges de la part de ses contemporains. Cela peut se remarquer aussi bien sous la République que sous le régime impérial. Ainsi, au cours de la guerre civile qui l'oppose à Pompée, César fait l'éloge de Curion qui seul réussi à libérer ses soldats de leurs terreurs alors mêmes qu'ils voulaient fuir[39]. Sous le Principat, nous pouvons voir cela avec l'attitude d'Auguste au cirque. Suétone rapporte qu'une partie des gradins semblait dangereuse, car on craignait qu'elle ne s'effondre. Résultat personne ne venait s'y assoir. Pour montrer aux autres qu'il n'avait pas peur et que l'on pouvait venir s'y assoir, Auguste est allé s'installer sur la partie de la tribune que les spectateurs jugeaient la plus dangereuse. Après cela, les autres Romains sont venus s'y installer[40]. Deux lectures peuvent être faites de ce récit. D’un côté, l’acte d’Auguste peut considérer être valorisé par l'historien pour opposer celui-ci à son successeur Tibère. Mais dans le même temps, nous pouvons aussi y voir un calcul de la part d'Auguste, car en faisant cela il prouve sa virtus aux yeux de ses concitoyens et renfonce ainsi le consensus autour de sa personne.

Conclusion

            La société romaine se caractérise par une maîtrise des émotions de l'individu, que les Romains nomment passions, aux yeux des personnes qui l'entourent. Ce critère de maîtrise de l'expression émotionnelle est utilisé aussi bien pour justifier l'exclusion de certains à la citoyenneté romaine que pour légitimer la position sociale de l'élite romaine. C'est à partir de valeurs particulières que les Romains sont jugés par ceux qui les observent lorsqu'ils sont sous l'emprise de la peur. Suivant s'ils arrivent à maîtriser leur peur, ceux qui les observent peuvent émettre un jugement sur leur honos, sur leur dignitas, etc. Ce regard examinateur peut entraîner des conséquences plus ou moins graves pour l'individu incapable de se maîtriser. Mais, inversement, un Romain, qui se montre ferme face à une situation effrayante, peut être couvert d'éloges par ceux qui l’entourent. Ainsi, à partir du regard, il existe différents moyens de contrôle exercés par les Romains sur l'expression émotionnelle de leurs concitoyens autour de leur peur, en particulier pour l'élite sociale. Ils constituent un instrument de pression pour s'assurer du maintien du lien social et de ses règles au sein de la société romaine. En dehors de la censure, ces instruments de contrôles évoluent peu avec la mise en place du régime impérial, car les valeurs examinées par les observateurs restent les mêmes.

[1] BRETON A., Les passions ordinaires. Anthropologie des émotions, Éditions Payot et rivages, Paris, 2004, p. 165-173.

[2] Cicéron, Tusculanes, 3, 4, 1-10 (trad. par Jules Humbert), CUF.

[3] Cicéron, Les Tusculanes, 4, 64 (trad. par Jules Humbert), CUF.

[4] THOMAS Jean-François, « Metuere-metus et timere-timor aux époques préclassique et classique » in COIN-LOGERAY Sandrine et VALLAT Daniel (dir.), Peurs Antiques, Publication de l'université de Saint-Etienne, Saint-Etienne, 2015, p. 13-23.

[5] Quintilien Institution oratoire, 11, 3, 72 (trad. par Jean Cousin), CUF.

[6] Ovide, Les Pontiques, 1, 4, 1-10 (trad. par Jacques André), CUF.
[7] Ovide, Les Fastes, 1, 1, 95-98 (trad. par Robert Schilling), CUF.
[8] Pline le Jeune, Lettres, 6, 20, 7-15 (trad. par Anne-Marie Guillemin), CUF.
[9] Tacite, Histoires, 1, 81, 2 (trad. par Henri le Bonnie), CUF.
[10] MANNONI Pierre, La peur, Presses universitaires de France, Paris, 1982, p. 82-83.
[11] Plaute, Les Captifs, 635-637 (trad. A. Ernout), CUF.

[12] Tacite, Annales, 6, 32, 4 (trad. par Henri Ailloud), CUF.

[13] Pline le Jeune, Panégyrique de Trajan, 42, 2 (trad. par Marcel Durry), CUF.

[14] Pline le Jeune, Lettres, 3, 14, 1-5 (trad. par Anne-Marie Guillemin), CUF.

[15] BARRANDON Nathalie, Les massacres de la République romaine, Fayard, Paris, 2018, p. 92-93.

[16] GOUREVITCH Danielle et RAEPSAET-CHARLIER Marie-Thérèse, La femme dans la Rome antique, Hachette, Paris, 2001, p. 65-86.

[17] ROUSELLE A. « Gestes et signes de la famille dans l’Empire romain », in BURGUIERE A. et KLAPSICH-ZUBER C. (dir.), Histoire de la famille, vol. 1 : Mondes lointains, mondes anciens, Armand Colin, Paris, 1986, p. 238-239.

[18] JACOTOT Mathieu, Question d'honneur. Les notions d'honos, honestum et honestas dans la République romaine antique, École française de Rome, Rome, 2013, p. 308-309.

[19] SELLA Jérôme, Tenir le loup par les oreilles. Prendre le pouvoir et le conserver dans la Rome impériale des premiers siècles, Champ Vallon, Ceyzérieu, 2020, p. 11.

[20] Valère Maxime, Faits et dits mémorables, 2, 9, 7 (trad. par Robert Combès), CUF.

[21] Valère Maxime, Faits et dits mémorables, 2,9,7 (trad par Robert Combès), CUF.

[22] Cicéron, Les Tusculanes, 1, 36-37 (trad. par J. Humbert), CUF.

[23] Lucrèce, De la Nature, 3, 624-633 (trad. par A. Ernout), CUF.

[24] SCHEID John, La religion des Romains, Armand Colin, Paris, 2010, p. 23-24.

[25] Ovide, Les Métamorphoses, 15, 151-152 (trad. par Olivier Sers), CUF.

[26] GOURINAT Jean-Baptiste, Les stoïciens et l'âme, Presses universitaires de France, Paris, 1996, p. 35 ; KONSTANT David, « L'âme » in GIGANDET Alain et MOREL Pierre-Marie (dir.), Lire Épicure et les épicuriens, Presses universitaires de France, Paris, 2007, p. 100.

[27] Cicéron, Lettres à des familiers, 4, 3, 1 (trad. par Jean Beaujeu), CUF.

[28] Ovide, Tristes, 1, 8, 11-16 (trad. par Jacques André), CUF.

[29] Ovide, Tristes, 4, 5, 1-10 (trad. par Jacques André), CUF.

[30] Pline le Jeune, Lettres, 4, 29, 2 (trad. par Anne-Marie Guillemin), CUF.

[31] Martial, Epigrammes, 3, 74 (trad. par H.-J. Izaac), CUF.

[32] Ovide, Les amours, 1, 7 (trad. par Henri Bornecque), CUF.

[33] Suétone, Vie de Caligula, 30, 3 (trad. par Henri Ailloud), CUF : « Oderint dum metuant ».

[34] Sénèque, De la clémence, 1, 7, 3 (trad. par François-Régis Chaumartin), CUF.

[35] Sénèque, De la clémence, 1, 12, 3-5 (trad. par François-Régis Chaumartin), CUF.

[36] Suétone, Vie de Domitien, 14, 1 (trad. par Henri Ailloud), CUF.

[37] LYASSE Emmanuelle, Tibère, Éditions Tallendier, Paris, 2011, p. 212-218.

[38] AE 1998, 0802 = AE 2012, 0016 : « D(is) M(anibus) // factionis venetae Fusco sacra / vimus aram de nostro certi stu/diosi et bene amantes ut sci/rent cuncti monmentum / et pignus amoris integra / fama tibi laudem cur/sus meruisti certasti / multis nullum pauper timu/isti invidiam passus sem/per fortis tacuisti pul/chre vixisti fato morta/lis obisti quisquis homo / es quaeres talem subsiste / viator perlege si memor / es si nosti quis fuerit vir / fortunam metuant omnes / dices tamen unum Fus/cus habet titulos mor/tis habet tumulum con/tegit ossa lapis bene habet / fortuna valebis fudimus / insonti lacrimas nunc vi/na precamur ut iaceas pla/cide nemo tui similis // “GR" ».
[39] Jules César, La guerre civile, 2, 42, 1-2 (trad. par Pierre Fabre), CUF.
[40] Suétone, Vie d'Auguste, 43 (trad. par Henri Ailloud), CUF.

            Les Romains peuvent être effrayés par différents éléments tel qu’un mauvais présage, une catastrophe naturelle, une guerre, un individu, etc. Face à cela, les Romains peuvent manifester différentes réactions. Une grande partie de ces réactions peuvent être perçues par les individus qui les entourent, ce qui entraîne diverses conséquences pour les individus observés. Cela tient au fait que le regard porté sur un individu n'est pas un acte anodin. L'expression émotionnelle d'un individu est identifiée, classée et jugée par la société dans le but de savoir si elle est conforme aux comportements attendus pour l'un de ses membres en fonction d'une situation donnée[1]. Si un individu ne contrôle pas son expression émotionnelle, cela peut entraîner un jugement défavorable avec des conséquences plus ou moins graves pour lui. Ainsi, la société exerce une pression sur l'individu, qui se retrouve contraint d'adopter certains comportements afin d'éviter l'effet d'opprobre.

            Dans ce contexte, les ritualités sociales jouent un rôle important, car elles déterminent ce qui est acceptable de ce qui ne l'est pas dans l'expression émotionnelle d'un individu. Le but est de garantir la pérennité du lien social. Mais toutes ces règles varient en fonction de la position sociale de l'individu et de son âge. Pour pouvoir faire respecter ces ritualités sociales, la société dispose de différents délégués et de garde-fous pour rappeler à tout instant les risques encourus par l'individu qui transgresse les règles affectives de la société. Pour André Breton, la meilleure arme pour inciter l'individu à la conformité émotionnelle tient à la mise en place d'un jeu autour de l'estime de soi. Nous pouvons y voir l'idée d'un système de l'honneur. Le jugement des autres devient alors coercitif dans le cadre de l'expression d'une émotion. Il existe des espaces où il est socialement admis que l'on puisse laisser libre cours à ses émotions et d'autres où il est capital de les canaliser. Pour mieux comprendre ces jugements, nous devons d’abord déterminer ce qu’est la peur pour les Romains. Pour eux, il n'y a pas d'émotions, mais des passions. Pour Cicéron, une passion correspond à un trouble de l'âme, qu'il qualifie d'insania, c'est-à-dire de folie dans le sens de la maladie, car la passion remet en cause la tranquillité et la stabilité de l'âme de l'individu, ce qui l'empêche d'être capable de raisonner[2]. C’est pourquoi la peur constitue un élément néfaste pour l'homme[3] D'autre part, à partir du vocabulaire latin, nous pouvons constater que les Romains ont aussi un rapport à la peur différent au nôtre. Au travers du vocabulaire, les Romains expriment l’intensité de la peur qu’ils éprouvent et ils l’inscrivent dans le temps[4].

            Cette contribution s'attardera sur la période allant du début de IIe siècle avant notre ère, jusqu'à la mort de l'empereur Commode en 192 de notre ère. Au lendemain de la seconde guerre punique et de la victoire sur Numance en 202 avant notre ère, Rome se retrouve progressivement à la tête d'un empire immense qui s’étend du nord de l’Afrique jusqu’à la Bretagne au Nord et de la Syrie à l’Est jusqu’au Portugal à l’Ouest. Cela est la source de profondes transformations socio-politiques, qui aboutirent progressivement à la crise du système républicain, aux guerres civiles, aux proscriptions et à la mise en place du régime impérial par Octavien/Auguste à partir de 27 avant notre ère. Notre étude se termine à la mort de Commode en 192 de notre ère car elle entraîne un changement de dynastie après une guerre civile et une évolution importante dans le fonctionnement du régime impérial romain. De plus, jusqu'au règne de Commode, nous disposons des principaux exemples de « mauvais empereurs » évoqués dans nos sources littéraires. L'utilisation de la peur ou sa non-utilisation par l'empereur comme instrument de gouvernement occupent une place importante sur la période allant d'Auguste au dernier des Antonins pour légitimer le nouveau régime, puis pour permettre de créer un consensus autour de chaque nouvel empereur. De plus, la peur peut être utilisée comme une arme par un empereur afin de disqualifier un éventuel concurrent. Cela explique aussi pourquoi notre étude s'intéresse à l'époque impériale. En outre, la mise en place du régime impérial entraîne des modifications dans le fonctionnement des institutions, qui ont aussi des conséquences sur la façon dont sont jugées les expressions émotionnelles des Romains. D'autre part, la nature des sources impose une étude sur un temps relativement long afin de pouvoir distinguer les constantes et les évolutions dans les expressions émotionnelles des Romains autour de la peur et dans la façon, dont ces dernières, sont perçues par les autres. En effet, nous ne possédons essentiellement que des sources littéraires et épigraphiques pour appréhender la peur chez les Romains. Or la peur se manifeste dans différents genres littéraires, ce qui entraîne des attentes différentes chez le lecteur. De plus, nous disposons de très peu de témoignage direct de personnes sous l'emprise de la peur. Il ne faut pas oublier que nous avons affaire à des stratégies narratives, qui sont en outre propres à chaque genre littéraire. Dans cette contribution, nous chercherons à déterminer comment les regards portés sur les Romains confrontés à une situation effrayante participent au maintien de la cohésion de la société romaine. Pour répondre à cette question, nous regarderons d'abord les différents cas de figure où les Romains expriment leurs peurs. Dans une seconde partie, nous tenterons de déterminer les différents jugements et leurs conséquences.

I. Les Romains sous l'emprise de la peur

1. Les réactions physiques d'un Romain effrayé

            Un Romain peut manifester sa peur par différentes réactions physiques aux yeux des personnes qui l'entourent. Ces réactions peuvent mobiliser une partie ou l’intégralité de son corps. Les principales réactions physiques sont les tremblements, les frissons et la pâleur. De plus, les auteurs font très attention aux réactions du visage[5], car ils estiment que ce dernier est révélateur de l'état de l'âme de l'individu. À côté de cela, il existe quelques mentions autour d'un vieillissement précoce de l'individu effrayé[6], des réactions au niveau de la pilosité[7], etc. Il existe aussi des cas de paniques[8] et d'épouvantes[9] qui sont provoquées par une très grande peur. Néanmoins, ces deux réactions physiques ne sont pas identiques[10]. La panique se caractérise essentiellement par un individu en mouvement et n'ayant plus aucun respect des règles sociales autour de son rang. L'individu ne pense qu'à survivre. En ce qui concerne les épisodes d'épouvantes, les sources littéraires présentent des individus paralysés par leur peur[11]. Dans les deux cas, c'est la peur qui gouverne l'individu, d'où un regard négatif porté sur les individus effrayés.

2. Les comportements contraints

            Il existe quatre types de comportements contraints que peut adopter un Romain lorsqu'il est effrayé : l'évitement, la vérification, la fuite et enfin les contraintes orales et gestuelles. Ces contraintes ne sont pas liées à un terme latin précis pour désigner une peur tel timeo, timor, metus, pavor ou terror. Elles sont liées à un contexte précis et à une temporalité précise. En général, l'individu pense cacher sa peur aux yeux des autres derrière un comportement qu'il estime prophylactique. Malgré cela, les autres Romains remarquent certaines de ces attitudes. Les contraintes orales et gestuelles sont les plus flagrantes aux yeux des autres. Cela se remarque davantage dans le régime impérial, car dorénavant c'est l'empereur qui assure la carrière politique des membres de la nobilitas. C'est pourquoi certains individus se montrent flatteurs envers lui, surtout lorsqu'il s'agit d'un empereur tyrannique tel Caligula. Tacite rapporte le comportement d'un Romain sous les règnes de Caligula et de Claude.[12] Cet homme est réputé pour sa rigueur morale jusqu'au principat de Caligula. Là, un tournant se produit. Au lieu de rester constant dans son comportement, Tacite note que cette personne, par peur de Caligula, développa une « honteuse servilité ». L'auteur emploie l'expression adulacorium dedecus pour définir ce comportement, que l'on peut traduire par de la flagornerie. L'attitude de ce gouverneur correspond à une attitude prophylactique, car en devenant un flatteur de Caligula, il espère que ce dernier ne le violentera pas, ne l'humiliera pas ou ne le fera pas tuer. Sous le règne de Claude, cette contrainte doit plutôt être considérée comme de la courtisanerie, puisque Tacite indique que cet aristocrate et l'empereur sont proches.

II. Le jugement des autres

1. Une expression émotionnelle révélatrice des identités sociales romaines

            La société romaine est une société hiérarchisée entre le groupe des non-citoyens et le groupe des citoyens. Cette organisation de la société romaine est assurée par un ensemble de règles et de codes, notamment vestimentaires, qui permettent de distinguer chacun au sein de la société romaine. Plus on s'élève au sein de la société, plus les attentes autour de la personne sont fortes. Cela se matérialise par des règles plus strictes, notamment autour de certaines valeurs comme la virtus ou l'honos. C'est dans ce cadre précis qu'il faut tenir compte du regard porté par les Romains sur leurs concitoyens qui sont confrontés à une situation effrayante. L'expression émotionnelle sert d'instrument de légitimation de l'organisation de la société romaine, car elle fournit un élément pour expliquer pourquoi certains sont exclus de la citoyenneté romaine et pourquoi certains citoyens occupent une position sociale plus haute au sein de la société que d'autres. Pour les Romains, l'exclusion de la citoyenneté romaine pour certaines personnes apparaît légitime à cause de l'attitude de ces personnes vis-à-vis de leurs passions, en particulier celle de la peur. Néanmoins, dans ce groupe, il nous faut distinguer les esclaves, les femmes et les enfants, car le regard porté sur leurs expressions émotionnelles n'est pas le même. Pour les esclaves, il y a deux cas de figure. Il y a la peur de la punition pour une action qu'il a mal faite. Si Pline le jeune remercie l'empereur Trajan d'avoir restauré l'obéissance des esclaves envers leurs maîtres, c'est aussi pour souligner, sous l’influence d’Aristote, que ce critère distingue le citoyen libre, qui peut faire ce qu'il désire, de l'esclave qui ne peut qu'obéir à un maître[13]. La crainte de la punition rappelle aussi aux esclaves les tâches qu'ils doivent accomplir à la demande de leur maître. Cette peur rappelle que cet individu n'est pas un être libre, qu'il est sous la propriété de quelqu'un. À côté de cela, il y a la peur éprouvée par les maîtres que les esclaves ne tentent de les tuer pour retrouver leur liberté[14]. Cela peut notamment se remarquer dans le cadre des proscriptions où les esclaves peuvent chercher à retrouver leur liberté en dénonçant leurs maîtres proscrits[15]. Cela montre que l'esclave face au maître n'est pas son égal. En ce qui concerne les Romaines, l'une des réponses apportées pour justifier leur exclusion de la citoyenneté romaine tient au fait qu'elles ne sont pas capables de maîtriser leurs passions, ce qui a pour conséquence qu'elles ne pourraient pas se montrer fermes lorsque la situation l'exige[16]. Pour les enfants, la situation est différente. L'expression de leur peur montre qu'ils ne sont pas doués de raisons, car ils s'effrayent pour la moindre chose. Mais, la maîtrise progressive de leurs peurs et de l'expression de leurs peurs devant les autres montrent que les petits garçons sont en train de devenir progressivement des citoyens romains[17]. Pour le groupe des citoyens, l'expression de leurs peurs sert à justifier la position sociale qu'ils occupent. Pour les membres de l'élite, il existe de très fortes contraintes émotionnelles. Elles sont liées aux notions d'honos, de dignitas et d'autorictas. Lorsqu'un individu ne tient pas compte des attentes émotionnelles autour de son rang social, le regard porté sur lui par les autres Romains est négatif. L'absence de fermeté dans la gestion des émotions porte atteinte à son prestige social[18]. Avec la mise en place du Principat, il apparaît une nouvelle figure politique dans la société romaine : l'empereur. Une fois au pouvoir, l'empereur doit maintenir le consensus autour de sa personne. S'il n'y parvient pas, son pouvoir politique est fragilisé, car la mise en place de mesures coercitives, telle l’élimination d'un adversaire, ou l’absence de contrôle de ses passions, donne progressivement à l'empereur l'image d'un tyran ou d’un incapable. Cela a pour conséquence de grandement fragiliser son pouvoir[19]. C'est pourquoi l'empereur doit faire très attention à son expression émotionnelle. Tout comme pour les sénateurs, il doit faire attention à sa virtus, à son honos et à sa dignitas.

2. Condamner les comportements qui ne respectent pas les exigences émotionnelles

            Ces condamnations sont variées et peuvent avoir des effets plus ou moins graves pour l'individu. Il y a les condamnations juridiques, qui s'expriment notamment dans le cadre de la censure. Les censeurs doivent évaluer les bonnes mœurs des citoyens. Si un individu se montre indigne de son rang social, ils peuvent le mettre à l'amende voire le destituer de son rang social. Les censeurs peuvent estimer qu'un individu ayant agi sous l'emprise de la peur a un comportement indigne, car il n'applique pas les valeurs romaines, notamment autour de l'honos, de la virtus et de la fides. C’est donc le comportement et non la peur en elle-même qui est condamné. Valère Maxime donne deux exempla de citoyens romains condamnés par les censeurs pour cette raison. Le premier exemple concerne celui de jeunes soldats qui n'ont pas obéi aux ordres et qui sont sanctionnés après leur service militaire par les censeurs[20]. Dans son second exemple, l’auteur évoque aussi une situation qui se déroule lors d'un contexte de guerre où un questeur et des chevaliers romains ne sont pas partis combattre Hannibal malgré le serment qu'ils avaient fait[21]. L'auteur cherche à souligner l'importance du respect que doit avoir un Romain envers certaines valeurs sous peine d'être sanctionné, notamment s’il agit sous l’emprise de la peur. La sanction prononcée par les censeurs correspond à une dégradation du statut civique de l'individu incriminé dans les deux cas évoqués. À chaque fois, c'est le comportement de l'individu induit par sa peur qui est responsable de la dégradation civique, car il est visible aux yeux de tous. Pour établir leur jugement, les censeurs s'appuient sur les valeurs romaines pour vérifier si un Romain a un comportement correct ou infamant. En plus de la dégradation civique, l'action des censeurs se fait au niveau du forum romain, ce qui veut dire sous les yeux de tous. Chaque citoyen romain est appelé pour venir se présenter devant le censeur, qui se livre à un examen de ses biens et de ses valeurs. Dans ce contexte, la dégradation civique de l'individu sert d'exemple aux autres citoyens romains. Elle constitue un rappel des règles autour de l'expression émotionnelle au sein de la société romaine. Néanmoins, avec la mise en place du Principat, nous pouvons constater une évolution notable pour les élites romaines. À partir d'Auguste sont créés un ordre sénatorial et un ordre équestre. L'empereur surveille les recrutements dans ces deux ordres. Ce ne sont plus les censeurs, mais l'empereur qui est garant du respect des règles émotionnelles dans les ordres supérieurs de la société romaine. Cela a pour conséquence qu'un individu ne sachant pas maîtriser ses passions en public peut se voir refuser l'accès à ces ordres ou en être exclu.

            Ensuite, il y a les condamnations effectuées par les intellectuels. Il s'agit d'une condamnation morale, car elle n'est pas accompagnée d'une dimension juridique. Néanmoins, elle peut avoir des effets sur un individu, qui occupe une position sociale élevée, car elle remet en cause sa dignitas. Cela peut se remarquer autour de la peur entourant les Enfers. Ce qui est intéressant avec la crainte des Enfers, c'est aussi la variation du regard de l'intellectuel porté sur la personne effrayée en fonction de son âge, de son sexe et de sa position sociale. Les enfants constituent la première catégorie d'individus effrayés par les Enfers. Pour autant, les intellectuels ne les condamnent pas. Au contraire, ils estiment qu'il s'agit de réactions physiques et psychologiques normales, car les enfants sont dépourvus de logos, ce qui les rend vulnérables aux mythoi, notamment celui autour des Enfers. Résultat, les enfants pensent que tout cela est la vérité. En revanche, cette crainte et les réactions qui en découlent ne sont pas acceptables chez un adulte. L'utilisation d'une comparaison entre ces adultes et les enfants souligne le mépris des érudits romains pour ces personnes[22]. Mais, ce regard peut être de plus accusateur en fonction de la position sociale qu'occupe le Romain dans la société romaine. Lucrèce distingue différentes catégories d'adultes effrayés par les Enfers, qui correspondent aux séjours souterrains qui accueillent les âmes des morts après avoir traversé le fleuve infernal sur la barque de Charon. Ceux qui ont mené une vie exemplaire sont envoyés aux Champs Elysées. Les criminels sont envoyés au Tartare afin d’y subir un châtiment éternel. À côté des adultes ordinaires, Lucrèce critique les adultes instruits qui sont effrayés par les Enfers à l'approche de leur mort ou lorsqu'ils sont mis au ban de la société. Le développement de l'instruction philosophique n'est pas à la portée de tout le monde. Il faut du temps et de l'argent. Donc, cela suppose que ces personnes occupent une place privilégiée dans la société romaine. Pour les intellectuels ce comportement est condamnable, car l'absence de fermeté de ces individus face à leur peur entraîne chez eux le développement d'un comportement superstitieux qui les empêche de vivre pleinement leur vie notamment par des comportements serviles pour s'attirer la bienveillance des dieux[23]. Ce qui est contraire aux attentes religieuses de la société romaine[24]. À côté de cet élément, le regard accusateur des Romains envers ceux qui craignent les Enfers peut s'exprimer par une critique de leur capacité intellectuelle. Ils estiment que c'est le défaut de raisonnement qui permet à un individu de croire aux Enfers[25]. Or, ce comportement est condamnable, car il repose sur une peur fondée sur l'ignorance. Pour certains Romains, l'individu survit après sa mort et il peut subir des châtiments pour ses crimes dans le Tartare. Pour les érudits de l'époque, cela n'est pas possible, car la nature mortelle de l'âme les rend invraisemblables[26].

            Il existe aussi des condamnations sociales, qui s'expriment dans le cadre de l'amiticia et dans celui du prestige social de l'individu. Dans le cadre d'une relation entre amis, le comportement induit par la peur est condamné. Dans l’une de ses lettres, Cicéron reproche à son ami son comportement induit par la peur[27]. D'autre part, dans le cadre de l'amiticia, un individu se doit de venir en aide à un ami en difficulté. Certains refusent de le faire par crainte de représailles. Depuis son lieu d'exil, Ovide rédige de nombreuses lettres à l'attention des personnes qu'il connaît. D'un côté, il condamne les personnes qui refusent tout contact avec lui par crainte de représailles de la part du pouvoir impérial. Dans l’une de ses lettres, il qualifie une personne de perfide, car elle ne parvient pas à surmonter sa peur et à venir l'aider comme l'oblige une relation fondée sur l'amiticia[28]. Le terme de perfide sous-entend que cet individu n'a pas fait preuve de fides envers lui et peut-être qu'il n'entretenait une relation amicale avec lui que par calcul. Inversement, dans une autre lettre, le poète fait l'éloge d'une personne qu'il ne connaissait que depuis peu et qui continue à avoir des échanges avec lui contrairement à d'autres personnes qui refusent tout contact avec lui depuis qu'il a été contraint à l'exil sur les bords de la mer Noire[29]. Dans ces deux lettres, c’est le comportement qui est condamné, car il est contraire aux valeurs de l'amiticia. À côté de cela, le prestige social d'un individu peut être remis en cause lorsqu'il laisse libre cours à sa peur devant autrui. Cela peut se remarquer dans un épisode que relate Pline le Jeune[30]. Un sénateur est accusé d'avoir commis un crime. Il vient se défendre devant le sénat. Mais au cours de sa défense, il est tout tremblant et incapable de maîtriser sa peur. Pour Pline le Jeune, ce type de comportement est méprisable. D'ailleurs, il montre son mépris pour cet individu en refusant de dire comment il s'appelle alors qu’il nomme le préteur chargé de son jugement. La perte de prestige d'un individu causé par sa peur peut aussi se manifester au travers de la moquerie. Martial se moque d'un citoyen romain qui craint tellement d'aller chez le barbier qu'il s’occupe lui-même de sa barbe malgré l'aspect peu gracieux que cela lui donne après[31].

3. Le regard porté sur les personnes qui effrayent les autres

            Afin d'obtenir quelque chose, certains Romains peuvent avoir recours à des stratégies pour effrayer les autres Romains. Ce type de comportement entraîne différents regards selon la place qu'occupe l'observateur. Lorsque ce dernier est responsable de la peur de l'individu, il peut se développer chez lui un sentiment de honte. Au cours d'une soirée, Ovide rapporte qu'il effraye son amante par la violence physique et verbale qu'il lui inflige. Cela a pour effet de provoquer chez lui un immense sentiment de honte, car le poète a porté atteinte à la femme qu'il aime[32]. Nous pouvons aussi constater que des personnes aiment faire peur aux autres, car cela est synonyme de puissance pour eux, tel Caligula qui était fier de se faire obéir par la crainte comme le rapporte Suétone[33]. Inversement, si l'observateur n'est pas responsable de la peur, nous pouvons constater que le regard porté sur la situation est totalement différent. C'est essentiellement un sentiment de reproche qui se dégage envers la personne responsable de la peur. Au niveau du pouvoir politique, l'utilisation de la peur comme d'une arme politique peut assimiler le commanditaire à un tyran, que cela soit sous la République ou sous l'empire. Dans cette optique, la révolte devient légitime, notamment aux yeux des historiens antiques, car elle permet de supprimer le tyran. Cela se remarque très bien dans la figure des « mauvais empereurs ». La fin violente d'un mauvais empereur est présentée comme un exemplum par les historiens. Dans son traité sur la clémence, Sénèque souligne qu'à partir du moment où un prince devient sanguinaire, tout le monde est effrayé, ce qui fragilise son pouvoir[34], car en ayant recours à la terreur comme mode de gouvernement, le prince devient un tyran, poussant les personnes effrayées à se révolter contre lui afin de ne plus vivre dans la peur.[35] Cette dernière prend naissance dans la cruauté qu'exerce le prince envers les membres de l'aristocratie. C'est parce qu'il était devenu une terreur pour les siens que Domitien est tué par ses proches[36]. L’évolution du regard se remarque aussi avec Tibère. Durant tout le premier siècle de notre ère, les références autour de cet empereur sont positives selon Emmanuelle Lyasse, qui rappelle que Vespasien le cite parmi les figures impériales à prendre en exemple lorsqu'il accède au pouvoir dans Lex de imperio Vespasiani[37]. Ce n'est qu'à partir du règne de Trajan que la figure de Tibère se dégrade. Suétone et Tacite insistent notamment sur son utilisation de la peur comme d'une arme politique pour noircir sa figure. Cette fois-ci, il s'agit d'historiens qui jouent un rôle pour dresser la figure d'un empereur idéal que devrait suivre tout nouvel empereur.

4. Valoriser les comportements exemplaires

            Lorsqu'un individu parvient à surmonter sa peur ou à libérer un individu de sa peur, son comportement est la source d'éloges et de récompenses de la part des observateurs, qui peuvent parfois l’ériger en exemplum. Lorsqu'un Romain décède, ses proches peuvent décider de rédiger une inscription sur sa tombe pour célébrer l'une de ses qualités aux yeux des passants telle cette inscription qui fait l'éloge d’un défunt qui n'a jamais craint personne contrairement aux autres[38]. Lorsque l'individu aide à guérir la peur des autres, son comportement peut être la source d'éloges de la part de ses contemporains. Cela peut se remarquer aussi bien sous la République que sous le régime impérial. Ainsi, au cours de la guerre civile qui l'oppose à Pompée, César fait l'éloge de Curion qui seul réussi à libérer ses soldats de leurs terreurs alors mêmes qu'ils voulaient fuir[39]. Sous le Principat, nous pouvons voir cela avec l'attitude d'Auguste au cirque. Suétone rapporte qu'une partie des gradins semblait dangereuse, car on craignait qu'elle ne s'effondre. Résultat personne ne venait s'y assoir. Pour montrer aux autres qu'il n'avait pas peur et que l'on pouvait venir s'y assoir, Auguste est allé s'installer sur la partie de la tribune que les spectateurs jugeaient la plus dangereuse. Après cela, les autres Romains sont venus s'y installer[40]. Deux lectures peuvent être faites de ce récit. D’un côté, l’acte d’Auguste peut considérer être valorisé par l'historien pour opposer celui-ci à son successeur Tibère. Mais dans le même temps, nous pouvons aussi y voir un calcul de la part d'Auguste, car en faisant cela il prouve sa virtus aux yeux de ses concitoyens et renfonce ainsi le consensus autour de sa personne.

Conclusion

            La société romaine se caractérise par une maîtrise des émotions de l'individu, que les Romains nomment passions, aux yeux des personnes qui l'entourent. Ce critère de maîtrise de l'expression émotionnelle est utilisé aussi bien pour justifier l'exclusion de certains à la citoyenneté romaine que pour légitimer la position sociale de l'élite romaine. C'est à partir de valeurs particulières que les Romains sont jugés par ceux qui les observent lorsqu'ils sont sous l'emprise de la peur. Suivant s'ils arrivent à maîtriser leur peur, ceux qui les observent peuvent émettre un jugement sur leur honos, sur leur dignitas, etc. Ce regard examinateur peut entraîner des conséquences plus ou moins graves pour l'individu incapable de se maîtriser. Mais, inversement, un Romain, qui se montre ferme face à une situation effrayante, peut être couvert d'éloges par ceux qui l’entourent. Ainsi, à partir du regard, il existe différents moyens de contrôle exercés par les Romains sur l'expression émotionnelle de leurs concitoyens autour de leur peur, en particulier pour l'élite sociale. Ils constituent un instrument de pression pour s'assurer du maintien du lien social et de ses règles au sein de la société romaine. En dehors de la censure, ces instruments de contrôles évoluent peu avec la mise en place du régime impérial, car les valeurs examinées par les observateurs restent les mêmes.

[1] BRETON A., Les passions ordinaires. Anthropologie des émotions, Éditions Payot et rivages, Paris, 2004, p. 165-173.

[2] Cicéron, Tusculanes, 3, 4, 1-10 (trad. par Jules Humbert), CUF.

[3] Cicéron, Les Tusculanes, 4, 64 (trad. par Jules Humbert), CUF.

[4] THOMAS Jean-François, « Metuere-metus et timere-timor aux époques préclassique et classique » in COIN-LOGERAY Sandrine et VALLAT Daniel (dir.), Peurs Antiques, Publication de l'université de Saint-Etienne, Saint-Etienne, 2015, p. 13-23.

[5] Quintilien Institution oratoire, 11, 3, 72 (trad. par Jean Cousin), CUF.

[6] Ovide, Les Pontiques, 1, 4, 1-10 (trad. par Jacques André), CUF.

[7] Ovide, Les Fastes, 1, 1, 95-98 (trad. par Robert Schilling), CUF.

[8] Pline le Jeune, Lettres, 6, 20, 7-15 (trad. par Anne-Marie Guillemin), CUF.

[9] Tacite, Histoires, 1, 81, 2 (trad. par Henri le Bonnie), CUF.

[10] MANNONI Pierre, La peur, Presses universitaires de France, Paris, 1982, p. 82-83.

[11] Plaute, Les Captifs, 635-637 (trad. A. Ernout), CUF.

[12] Tacite, Annales, 6, 32, 4 (trad. par Henri Ailloud), CUF.

[13] Pline le Jeune, Panégyrique de Trajan, 42, 2 (trad. par Marcel Durry), CUF.

[14] Pline le Jeune, Lettres, 3, 14, 1-5 (trad. par Anne-Marie Guillemin), CUF.

[15] BARRANDON Nathalie, Les massacres de la République romaine, Fayard, Paris, 2018, p. 92-93.

[16] GOUREVITCH Danielle et RAEPSAET-CHARLIER Marie-Thérèse, La femme dans la Rome antique, Hachette, Paris, 2001, p. 65-86.

[17] ROUSELLE A. « Gestes et signes de la famille dans l’Empire romain », in BURGUIERE A. et KLAPSICH-ZUBER C. (dir.), Histoire de la famille, vol. 1 : Mondes lointains, mondes anciens, Armand Colin, Paris, 1986, p. 238-239.

[18] JACOTOT Mathieu, Question d'honneur. Les notions d'honos, honestum et honestas dans la République romaine antique, École française de Rome, Rome, 2013, p. 308-309.

[19] SELLA Jérôme, Tenir le loup par les oreilles. Prendre le pouvoir et le conserver dans la Rome impériale des premiers siècles, Champ Vallon, Ceyzérieu, 2020, p. 11.

[20] Valère Maxime, Faits et dits mémorables, 2, 9, 7 (trad. par Robert Combès), CUF.

[21] Valère Maxime, Faits et dits mémorables, 2,9,7 (trad par Robert Combès), CUF.

[22] Cicéron, Les Tusculanes, 1, 36-37 (trad. par J. Humbert), CUF.

[23] Lucrèce, De la Nature, 3, 624-633 (trad. par A. Ernout), CUF.

[24] SCHEID John, La religion des Romains, Armand Colin, Paris, 2010, p. 23-24.

[25] Ovide, Les Métamorphoses, 15, 151-152 (trad. par Olivier Sers), CUF.

[26] GOURINAT Jean-Baptiste, Les stoïciens et l'âme, Presses universitaires de France, Paris, 1996, p. 35 ; KONSTANT David, « L'âme » in GIGANDET Alain et MOREL Pierre-Marie (dir.), Lire Épicure et les épicuriens, Presses universitaires de France, Paris, 2007, p. 100.

[27] Cicéron, Lettres à des familiers, 4, 3, 1 (trad. par Jean Beaujeu), CUF.

[28] Ovide, Tristes, 1, 8, 11-16 (trad. par Jacques André), CUF.

[29] Ovide, Tristes, 4, 5, 1-10 (trad. par Jacques André), CUF.

[30] Pline le Jeune, Lettres, 4, 29, 2 (trad. par Anne-Marie Guillemin), CUF.

[31] Martial, Epigrammes, 3, 74 (trad. par H.-J. Izaac), CUF.

[32] Ovide, Les amours, 1, 7 (trad. par Henri Bornecque), CUF.

[33] Suétone, Vie de Caligula, 30, 3 (trad. par Henri Ailloud), CUF : « Oderint dum metuant ».

[34] Sénèque, De la clémence, 1, 7, 3 (trad. par François-Régis Chaumartin), CUF.

[35] Sénèque, De la clémence, 1, 12, 3-5 (trad. par François-Régis Chaumartin), CUF.

[36] Suétone, Vie de Domitien, 14, 1 (trad. par Henri Ailloud), CUF.

[37] LYASSE Emmanuelle, Tibère, Éditions Tallendier, Paris, 2011, p. 212-218.

[38] AE 1998, 0802 = AE 2012, 0016 : « D(is) M(anibus) // factionis venetae Fusco sacra / vimus aram de nostro certi stu/diosi et bene amantes ut sci/rent cuncti monmentum / et pignus amoris integra / fama tibi laudem cur/sus meruisti certasti / multis nullum pauper timu/isti invidiam passus sem/per fortis tacuisti pul/chre vixisti fato morta/lis obisti quisquis homo / es quaeres talem subsiste / viator perlege si memor / es si nosti quis fuerit vir / fortunam metuant omnes / dices tamen unum Fus/cus habet titulos mor/tis habet tumulum con/tegit ossa lapis bene habet / fortuna valebis fudimus / insonti lacrimas nunc vi/na precamur ut iaceas pla/cide nemo tui similis // “GR" ».

[39] Jules César, La guerre civile, 2, 42, 1-2 (trad. par Pierre Fabre), CUF.

[40] Suétone, Vie d'Auguste, 43 (trad. par Henri Ailloud), CUF.

Bibliographie

Sources littéraires

Jules César, La guerre civile (trad par Pierre Fabre), Les Belles Lettres, Paris, 2012.

Cicéron, Les Tusculanes (trad. par J. Humbert), Les Belles Lettres, Paris, 1968.

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Ovide, Les Fastes (trad. par Robert Schilling), Les Belles Lettres, Paris, 2011.

Ovide, Les Amours (trad. par Henri Bornecque), Les Belles Lettres, Paris, 2017.

Ovide, Les Métamorphoses (trad. par Olivier Sers), Les Belles Lettres, Paris, 2018.

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Plaute, Les Captifs, 635-637 (trad. A. Ernout), Les Belles Lettres, Paris, 1996.

Pline l'Ancien, Histoire naturelle (trad. par J. Beaujeu), Les Belles Lettres, Paris, 1950.

Pline le jeune, Lettres (trad. par Anne-Marie Guillemin), Les Belles Lettres, Paris, 1943.

Pline le Jeune, Panégyrique de Trajan (trad. par Marcel Durry), Les Belles Lettres, Paris, 2019.

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Sénèque, De la clémence (trad. par François-Régis Chaumartin), Les Belles Lettres, Paris, 1961.

Suétone, Vies des douze Césars (trad. par Henri Ailloud ), Les Belles Lettres, Paris, 1961.

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