Nina Machkovsky
Résumé
Dans un contexte de profond bouleversement dans l’Eglise catholique, le controversé Pier Paolo Pasolini réalise son troisième film, L’Evangile selon Saint-Matthieu. Sa vision du Nouveau Testament est largement influencée par son expérience du cinéma et par ses opinions politiques marxistes. Il propose ainsi un film bien différent des précédents péplums évangéliques sur plusieurs aspects de la mise en scène et du scénario. Cependant, malgré ces différences, il ne s’agit pas d’un film réellement « révolutionnaire ».
The controversial Pier Paolo Pasolini directed his third movie, The Gospel according to Saint Matthew, during a profound turmoil within the Catholic Church. His experience of cinema and his Marxist political ideas greatly influenced his approach to the New Testament. This movie is thus very different from previous evangelical peplums, both regarding several aspects of the direction and the scenario. However, despite these discrepancies, this movie cannot really be labelled as a “revolutionary” one.
Plan
I – L'opinion de l'Église en matière de cinéma
1. Dès l'arrivée des projecteurs
2. Les encycliques et Vatican II
II – Pasolini : agitateur ou génie ? De La Ricotta à L'Évangile selon Matthieu
1. La Ricotta
2. Les choix de mise en scènes dans L'Évangile selon Saint-Mathieu
III – Une révolution dans le cinéma christique ?
1. Quelques exemples antérieurs de vies de Jésus filmées
2. Entre convention et nouveauté
Conclusion
Pour citer cet article
Référence électronique
Machkovsky Nina, “L’Église face au péplum évangélique : le bouleversement de l'évangile selon Saint-Matthieu", Revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest [En ligne], n°2, 2022, mis en ligne le 25 avril 2022, consulté le 23 novembre 2024 à 9h21, URL : https://ajco49.fr/2022/04/25/leglise-face-au-peplum-evangelique-le-bouleversement-de-levangile-selon-saint-matthieu
L'Auteur
Nina Machkovsky
Droits d'auteur
Tous droits réservés à l'Association des Jeunes Chercheurs de l'Ouest.
Les propos tenus dans les travaux publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.
En 1895, le public du Salon Indien du Grand Café à Paris découvre la première projection du cinématographe. Les métrages alors proposés représentent des scènes de vie quotidienne ou burlesques, à l’image de L’arroseur arrosé tourné par Louis Lumière en 1895.
L’année suivante, le réalisateur français Georges Hatot tourne la première scène historique de l’histoire : Néron essayant des poisons sur des esclaves, pour le compte des frères Lumière. Ainsi naît le genre du péplum, défini par Claude Aziza comme « des films dont l’histoire, vraie ou fausse, se passe dans l’Antiquité biblique, égyptienne, grecque (Atlantide comprise) ou Romaine (avec un petit excursus temporel sur les premiers temps de Constantinople qui est l’héritière de Rome) »[1].
Une subdivision du genre, le péplum évangélique, naît en 1897 par le biais de deux films réalisés par Albert Kirchner, puis par Walter Freeman et Charles Webster : La Passion du Christ[2] et The Horitz Passion Play[3]. Ce genre désigne un film ayant pour trame narrative principale une histoire néotestamentaire, mais dont le cadre historique n’est pas nécessairement antique (ce qui permet d’en élargir le genre à certains films plus récents, comme Jésus de Montréal[4]).
À partir de ces premiers métrages, le genre se popularise rapidement. On peut établir, à l’aide de la liste réalisée par Hervé Dumont[5], que 83 péplums évangéliques sortent entre 1897 et 1927. Parmi ceux-ci, deux grandes catégories : les Passions et les vies de Jésus plus générales (voir Fig. 1 et 2). Ces films sont majoritairement produits en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis, à l’exception de 6 films allemands et un film danois.
Fig. 1 et 2. Les deux tableaux ci-dessus sont réalisés à partir du travail d’Hervé Dumont. La production, qui comprend majoritairement des films hors-passions à partir de 1906, est très irrégulière. Une chute peut s’observer dans la production en 1917, en pleine Première guerre Mondiale. Sachant qu’il s’agit du nombre de films sortis dans tout le monde occidental, celui-ci reste faible et témoigne d’une popularité mitigé du genre chez les réalisateurs.
On peut citer, parmi les films les plus célèbres de cette période, From the manger to the Cross de Sidney Olcott[6] et Intolérance de D.W. Griffith[7], qui connaissent chacun un franc succès.
Les avis divergent, au sein de l’Église au sujet de ces films et du cinéma en général. Certains les montrent volontiers, voire produisent des films ; d’autres rejettent totalement, dans les premiers temps du moins, ce nouveau divertissement.
I. L’opinion de l’Église en matière de cinéma
1. Dès l’arrivée des projecteurs
En 1896, quasiment simultanément à la création du cinéma lui-même, la Maison de la
Bonne Presse[8] à Paris lance un projet de service de projection d’images fixes et animées. Ce sont le Père Vincent de Paul Bailly et George-Michel Coissac qui en dirigent l’organisation. L’établissement inaugure même son propre appareil de tournage, L’immortel, l’année suivante.
Quelques diocèses se procurent des projecteurs dès 1900[9]. Ils projettent alors des films en plans fixes, ayant des sujets catéchistiques ou d’histoire sainte. Les films projetés, des Passions en grande majorité, sont très fidèles au Nouveau Testament et sont donc parfaits dans un rôle didactique. Cependant, le cinéma peut donner naissance à des films « déviants » au regard de l’Église. Le court-métrage Fantaisies endiablées (3min, France, 1907) de Segundo de Chomon[10], produit par Pathé Frères, en est un exemple. Le métrage représente le diable se livrant à une danse et engendrant plusieurs diablesses. Il n’offre aucun enseignement profitable au regard de l’Église.
S’il est possible de produire de tels films, il faut surveiller la production. En France, en 1912, la société Gaumont propose un catalogue « des patronages », choisis et censurés par une équipe d’ecclésiastiques de quatre villes françaises[11]. Le cinéma semble donc accepté et recommandé, mais seulement celui au préalable jugé bon pour la communauté des croyants.
Malgré cette attention, certains se méfient toujours. En 1909, en Italie, le cardinal Respighi interdit par décret aux prêtres l’entrée des salles de cinéma. Quatre ans plus tard, le pape Pie XI continue dans cette voie en interdisant les projections de films dans les églises, et tout contenu religieux dans les métrages de quelque nature que ce soit. L’archevêque de Cambrai, Monseigneur Chollet, dans une lettre épiscopale du 21 décembre 1919, s’adresse aux croyants pratiquants en les enjoignant à « fuir les cinémas », dénonçant des « représentations contraires à l’hygiène du corps et à la santé de l’âme », sans faire de distinction entre le cinéma religieux ou non[12]. Certains défendent pourtant le grand écran : en 1928, Monseigneur Julien, évêque d’Arras, explique que « c’est l’œil qui voit, mais c’est l’intelligence qui tire la leçon du spectacle[13]. »
Ces critiques n’ont d’impact ni sur la production cinématographique, ni sur la massification du public en salle. L’Église doit réagir par la mise en place d’organes dédiés pour exercer une meilleure surveillance. Le C.C.C (Comité Catholique du Cinématographe) est fondé en France en 1927, sous l’égide du chanoine Pierre l’Ermite. Un an plus tard, l’O.C.I.C (Office Catholique International du Cinéma) voit le jour, suite au premier Congrès International du Cinéma qui se tient à Bruxelles. Son but premier est de susciter la formation d’organes similaires au C.C.C dans le plus de pays possibles, afin de systématiser le contrôle des sorties cinématographiques à échelle mondiale[14]. Son but est également de former des responsables qualifiés et de créer des ciné-clubs.
2. Les encycliques et Vatican II
Très tôt, l’Église s’oppose à toute représentation filmée. En 1930, le Pape Pie XI aborde pour la première fois le sujet de manière très brève dans l’encyclique Casti Conubii[15] (« Chaste Union »), consacrée à la question du mariage chrétien. Son discours diffère du débat qui se tient alors dans la sphère catholique : pas question de présenter le sujet sous plusieurs biais, le cinéma est accusé de fouler aux pieds la pudeur prescrite par l’Église. L’encyclique suivante, Divini Illius Magistri (« La Divinité du Maître »), diffusée en 1934 se montre plus souple : le cinéma peut être bon, à condition d’être correctement régulé.
L’encyclique Vigilanti Cura (« Soins Vigilants »), en 1936, va plus loin en saluant les initiatives du Code Hays et de la Légion de la Décence, chargés de la censure cinématographique aux États-Unis. La lettre porte une attention particulière aux méfaits de l’évolution technique du cinéma, qui par celle-ci a « porté atteinte à l’intégrité des mœurs ». Elle est entièrement construite autour du danger que le cinéma représente, appelant les pays à créer des offices similaires à l’OCFC. Enfin, en 1957 paraît Miranda Prorsus (« Belle Expression »), sous le pontificat de Pie XII. Celle-ci confirme une nouvelle fois la ligne épiscopale.
Cette ligne évolue à partir du concile Vatican II, qui s’ouvre en 1962. Premier concile depuis 1870, il prône un aggiornamento[16], soit l’adaptation et l’ouverture de l’Église au monde moderne. Le concile accorde beaucoup de temps aux « jeunes églises » et invite des orthodoxes, anglicans et protestants à titre d’experts[17]. Les trois années de sa durée redéfinissent l’approche de l’Église vis-à-vis des médias audiovisuels, sans réellement changer le discours des encycliques précédentes. Le premier exemple de cette ouverture nouvelle est la très large retransmission du concile à la télévision. Des allocutions papales l’avaient déjà été par le passé[18], mais il ne s’agissait pas d’un tel évènement. Cependant, trois ans de concile n’émettent qu’une seule lettre encyclique concernant directement les médias de masse : Inter Mirifica (Parmi les merveilles). Le terme « communication sociale » y apparaît pour la première fois[19]. Selon l’encyclique, il s’agit de « moyens qui, de par leur nature, sont aptes à atteindre et à influencer non seulement les individus, mais encore les masses en tant que telles, et jusqu’à l’humanité tout entière ».
Les indications données par le texte appuient la ligne épiscopale sans réel changement. Il propose d’évangéliser les communications sociales : presse, cinéma, radio, télévision ; et présente l’Église comme une « mère » bienveillante et protectrice, en affirmant le droit à l’information des peuples.
Si l’importance portée à la communication est confirmée par la large couverture médiatique dont bénéficie le concile, cela n’indique en aucun cas un relâchement de l’Église sur les moyens de censure. Pourtant, certains cas montrent que l’ouverture de l’Église au cinéma reste à relativiser. L’un d’eux se déroule au beau milieu de la période conciliaire : en mars 1963[20], Pier Paolo Pasolini est condamné à quatre mois de prison pour blasphème, suite à la réalisation du court-métrage La Ricotta.
II. Pasolini : agitateur ou génie ? De La Ricotta à L’Évangile selon Matthieu
1. La Ricotta
La question religieuse occupe une large place dans la réflexion de Pier Paolo Pasolini, pourtant ouvertement athée et marxiste[21]. Il réalise d’abord Accattone en 1960, puis Mamma Roma l’année suivante. Le producteur Alfredo Bini l’accompagne. Sur le tournage du second film, il rédige le scénario d’un court-métrage, La Ricotta, qu’il réalise en 1963[22]. Le métrage de quarante minutes paraît au sein du film à sketch RoGoPaG.
En voici le synopsis : Stracci est un homme très pauvre, engagé comme figurant sur un plateau de cinéma. Il incarne un homme crucifié aux côtés de Jésus, et est contraint de donner ses plateaux-repas à sa famille. Cependant, lors de la séquence finale, il engloutit la ricotta posée sur la table de la Cène et meurt d’indigestion sur la croix. Sa situation fait rire tout au long du film le reste de l’équipe de production, qui semble composée de personnes plus aisées.
Pasolini, même athée, n’a aucun grief contre les Evangiles. Il écrit même dans une lettre adressée au Père Lucio Settimio Caruso, en février 1963, au sujet de l’Evangile selon Saint Matthieu : « chez vous, ce jour-là, je l’ai lu tout entier à la file, comme un roman. Et, dans l’exaltation de cette lecture (qui est, vous le savez bien, la plus exaltante qu’on puisse faire !) il m’est venu, entre autres, l’idée d’en tirer un film[23]. » Seulement, le Nouveau Testament constitue pour lui une belle histoire et non le récit fondateur d’une religion : « Le catholicisme ne me plaît pas, parce que je n’aime pas les institutions en général », dit-il dans ses Cahiers Rouges, un « brouillon autobiographique »[24]. Le réalisateur n’a donc aucune raison de blasphémer. Mais en Italie, le catholicisme est la religion d’Etat. La surveillance prônée par l’Église y est particulièrement sévère, et le blasphème est puni par la loi comme l’indique l’extrait du code pénal italien ci-dessous.
« Quiconque publiquement blasphème, avec des invectives ou des paroles outrageantes, contre la divinité ou les symboles vénérés dans la religion d'État, est puni d'une amende de vingt mille à six cent mille lires. […] »
Mais cette affaire ne le décourage pas de réaliser son projet suivant, L’Evangile Selon Saint Matthieu, qu’il ne construit pas comme une représentation historique la plus exacte possible de la vie de Jésus. Il y voit cependant un excellent moyen de parler de politique, et d’inclure dans son cinéma une question qui lui tient à cœur : celle de la pauvreté, et en particulier de la pauvreté des quartiers populaires italiens. Selon Stéphane Bouquet, il choisit d’adapter cet Evangile justement parce que « c’est précisément que Matthieu est le plus “révolutionnaire” […] parce qu’il est le plus réaliste, le plus proche de la réalité terrienne où le Christ apparaît[25]. » Bien des aspects du film sont des nouveautés pour le péplum évangélique.
2. Les choix de mise en scène dans L’Evangile selon Saint-Matthieu : les instruments du renouveau
Les « éléments de mise en scène » sont les choix faits pour le film qui ne sont pas relatifs au caractère des personnages et à l’histoire, à savoir la musique, la construction des plans, les costumes ou les décors. Certains choix faits par Pasolini constituent une révolution dans leur genre.
Ses opinion politiques transparaissent dans ce choix d’adaptation. Pour lui, l’acteur incarnant Jésus doit avoir les mêmes convictions que lui. Ainsi, il propose successivement le rôle à Evgueni Evtouchenko, Allen Ginsberg, Jack Kerouac et Luis Goytisolo. Après leurs refus successifs, c’est finalement Enrique Irazoqui, étudiant espagnol antifranquiste de 19 ans rencontré par hasard, qui endosse le rôle.
Tous les visages du film sont atypiques, mais celui de Jésus doit être facilement identifiable même noyé dans la foule. Le physique frêle d’Irazoqui, sa coiffure gominée, son visage fin et sévère le démarquent des autres. En plus d’être reconnaissable, il est très présent : les séquences qui se concentrent sur lui occupent 1h34 du temps d’écran total, soit 71,7% du film.
La musique du film est un aspect primordial et largement anachronique. On n’y trouve pas de musique grandiose généralement utilisée pour les péplums. La bande originale employée est à la fois « classique » et blues[26], ce qui est totalement novateur (voir ci-dessous).
Titre | Artiste | Genre |
---|---|---|
Matthäus Passion | Johann Sebastian Bach | Classique |
Concerto for violin and oboe in d minor | Johann Sebastian Bach | Classique |
Fuga | Johann Sebastian Bach | Classique |
Hohe Messe | Johann Sebastian Bach | Classique |
Concerto for violin in E major | Johann Sebastian Bach | Classique |
Maurerische Trauermusik in c minor | Wolfgang Amadeus Mozart | Classique |
Dissonant-quartet | Wolfgang Amadeus Mozart | Classique |
Cantate 'Alexander Newski' | Sergei Prokofiev | Classique |
Gloria | Missa Luba | Chant traditionnel congolais |
Sometimes I feel like a motherless child | ? | Negro Spiritual |
Dark Was the Night, Cold Was the Ground | Blind Willie Johnson | Blues |
Fig. 5. Tableau répertoriant les musiques utilisées dans L’Evangile selon Saint-Matthieu. On peut ainsi constater la pluralité des styles, malgré une large prédominance de la musique « classique ». Source : GORGIEVSKI Sandra, « L’ange de l’Annonciation… », op. cit.
Aucun morceau n’est spécialement composé pour le film, qui fait la part belle au silence et au bruit des voix ou du vent. Le thème principal, Saint-Matthieu de Bach, est souvent coupé pour leur faire place. La présence d’un morceau de blues amorce une ouverture des péplums évangéliques aux autres genres de musique que le répertoire sacré ou la musique symphonique appuyant le grandiose du Nouveau Testament. La musique lente, parfois angoissante, appuie la tension créée par le déroulement très brut de l’esthétique et des évènements.
À l’instar de la musique, le décor est également un élément anachronique. Pasolini dit lui-même que son film est « l’histoire de Jésus plus 2000 ans d’histoire contemporaine[27] ». Le film a été tourné dans la ville troglodytique de Matera, dans la province de Basilicate, au sud de l’Italie : aucun réalisateur n’a jusqu’alors choisi l’Italie comme lieu de tournage. Cependant, si l’on compare des images du film à celles de la maquette de Jérusalem exposée au musée d’Israël, on constate qu’il y a en effet y avoir des similitudes, ne serait-ce que pour les pierres claires et l’aspect rudimentaire des habitations.
Fig. 6. Maquette de Jérusalem au Ie siècle, exposée au Musée d’Israël. Réalisée en 1966. Source&nsp;: https://www.associationafmi.com/ (Association des Amis Français du Musée d’Israël).
Le film veut être un objet immortel, pas un outil pédagogique. Il veut faire ressentir une émotion. C’est pour cela qu’il joue avec l’anachronisme : le film est le témoignage d’un combat, d’une époque, autant que le résultat de la vision d’un athée sur un évangile. « Pier Paolo Pasolini [préfère] une approche plus poétique et intemporelle à laquelle le choix du noir et blanc participe », selon Bruno de Seguin Pazzis[28]. C’est là une habitude du réalisateur, qu’il applique également aux films Accattone, Mamma Roma et La Ricotta. Le monochrome permet de mieux comprendre la « réalité du peuple » en opposition avec l’art académique.
L’esthétique est atypique, la caméra aussi. La caméra-épaule, qui suit souvent Jésus de près, est quasi-omniprésente durant tout le film pour accentuer le sentiment de réalité[29], dans un mouvement presque constant. Jésus commence le film en marchant seul, mais il entraîne ensuite de plus en plus de disciples. Durant plusieurs scènes de dialogue, il continue de discourir en marchant. Effectivement, les écrits du Nouveau Testament se concentrent bien davantage sur Jésus que sur son contexte : en suivant Jésus presque sans arrêt, Pasolini est fidèle au texte.
Certaines séquences utilisent le changement de décor pour indiquer le déplacement dans l’espace plutôt que la caméra-épaule : c’est le cas du Sermon sur la Montagne, durant lequel le lieu, le temps et les vêtements de Jésus changent huit fois en cinq minutes (entre 00 : 40 : 19 et 00 : 45 : 23).
Les éléments surnaturels n’échappent pas à la règle. Pasolini les représente sans éclat, sans envolée musicale ou effets visuels impressionnants, sans plans panoramiques démesurés. On ne voit d’ailleurs que peu de miracles, quatre en tout : la guérison d’un lépreux, d’un boiteux, la multiplication des pains et la marche sur les eaux[30]. Seule exception : la présence d’un unique effet spécial (voir fig. 8).
III. Une révolution dans le cinéma christique ?
1. Quelques exemples antérieurs de vies de Jésus filmées
Afin de savoir comment est utilisée la figure de Jésus lors des premières années du cinéma, observons trois exemples : d’abord, La Naissance, la Vie et la Mort du Christ (Alice Guy, 1906, France, voir fig. 9), Le Roi des Rois (Cecil B. DeMille, 1927, États-Unis), puis Le Roi des Rois[31] (Nicholas Ray, 1961, États-Unis).
Le premier exemple est un film en noir et blanc, muet, de 33 minutes. Entièrement tourné en studio, il se rapproche beaucoup du théâtre filmé. La caméra reste fixe. A intervalle régulier, un carton apparaît à l’image pour annoncer l’épisode raconté. Jésus est un homme brun à barbe longue qu’on ne voit que de loin : il est difficile pour le spectateur de discerner son visage. Très court, le film choisit de se concentrer uniquement sur la Passion, de la douzième à la dernière minute. Ce format ne permet pas de construire des personnages complexes, sans paroles ni expressions visibles. Le film ne peut être autre chose que la représentation filmée de certains épisodes du Nouveau Testament, et rien ne permet encore d’ajouter des éléments personnels au film.
Fig. 9. Le décor dans le film d’Alice Guy (capture d’écran, 00 : 10 : 35). Ce dernier est relativement égyptisant : le chapiteau est inspiré de l’art égyptien, pourtant les colonnes y sont rarement maçonnées comme elles le sont sur cette image.
Deuxième exemple, le film Le Roi des Rois de Cecil B. DeMille (voir fig. 10), tourné en 1927, est radicalement différent. Foisonnant de cartons portant pour la plupart des citations exactes de l’Evangile, il permet à ses personnages de parler. Cependant, le film s’autorise des écarts par rapport au texte d’origine : introduit par un passage sur la femme de Judas cherchant son mari, il est le premier à ouvrir son propos par un personnage tiers. Des éléments burlesques ponctuent l’histoire, souvent apportés par des enfants malicieux. Jésus y est incarné par un homme au physique similaire à celui du film d’Alice Guy, mais une meilleure caméra permet de voir les expressions des personnages. On peut alors leur prêter des caractères, un développement. Le matériel permet aussi, cette fois, de tourner en extérieur. Jésus y reste toutefois un personnage calme et plat.
Fig. 10. La crucifixion dans Le Roi des Rois de Cecil B. DeMille (capture d’écran, 01 : 47 : 50). Le film à grand spectacle est considéré comme le dernier « grand péplum » de l’époque du cinéma muet[32].
Enfin, Le Roi des Rois de Nicholas Ray (voir fig. 11). Ce film de 1961 a tout d’un film hollywoodien. Il se permet de faire passer Jésus au second plan de l’image (il y apparaît bien moins que dans le film de Pasolini) pour laisser le contexte se développer, et notamment celui de guerre civile entre les Juifs et les Romains. Tous les personnages ont un caractère propre qui les rend facilement identifiables. Des personnages habituellement laissés en arrière-plan, comme Ponce Pilate, Hérode ou Salomé, sont développés. Jésus, incarné par un acteur blond aux yeux bleus, est filmé pour la première fois de l’histoire en très gros plan. Le grandiose du film, apporté par de nombreux plans panoramiques, des décors soignés et des scènes de bataille de grande ampleur, est accentué par la musique composée spécialement par Miklos Rozsa.
Fig. 11. Jésus, incarné par Jeffrey Hunter, dans Le Roi des Rois de Ray (capture d’écran, 02 : 04 : 12). Le regard clair de l’acteur principal est mis en valeur tout au long du film. C’est la première fois qu’un tel caractère physique est donné au personnage de Jésus au cinéma.
Ce sont les améliorations successives des outils techniques qui permettent des avancées dans la narration des histoires christiques. En 1935, Julien Duvivier filme pour la première fois un Jésus parlant dans Golgotha, par exemple. Avec le temps, les réalisateurs se permettent également davantage de libertés sur l’histoire racontée. L’évolution est visible avec ces quelques films : peu à peu, des intrigues secondaires naissent, d’autres registres sont explorés. Avec L’Evangile selon Saint-Matthieu, Pasolini reste pourtant dans une lecture très classique du Nouveau Testament. Mais c’est là sa force : sans modifier ni l’histoire, ni les personnages, ni les dialogues du Nouveau Testament, il propose une version tout à fait nouvelle par le seul traitement de la mise en scène.
2. Entre convention et nouveauté
Tous les aspects de L’Evangile selon Saint-Matthieu ne sont pas des nouveautés. Par exemple, si les décors et la musique sont anachroniques, c’est un choix intéressant de cinéma d’auteur, sans qu’il n’influence la diégèse. En 1964, aucun film n’a adapté le cadre temporel de son film à l’époque contemporaine. Par ailleurs, des vies de Jésus n’utilisant que les textes exacts du Nouveau Testament sont alors déjà parues. La trame du film ne change ni les caractères, ni les actions des personnages. Pourtant, le métrage reste innovant tout en proposant une adaptation fidèle du Nouveau Testament.
Il en va de même pour le caractère de Jésus. Dans les adaptations filmées des Evangiles, il est généralement un personnage plat, c’est-à-dire sans caractérisation propre. A l’inverse, un personnage rond doit témoigner de plusieurs choses : de l’écoute, de l’introspection, du souvenir, de nombreux domaines qui relèvent de l’intime et qui lui donnent du relief. Or, dans le cinéma de cette époque, Jésus n’est jamais un personnage rond. Celui de Pasolini n’échappe pas à la règle. Cependant, le changement réside dans un traitement de Jésus qui n’est ni un personnage-fonction sans caractère, ni un héros hollywoodien. Par exemple, il en est un dans Le Roi des Rois de Ray : un modèle normatif de beauté qui apporte la paix dans le chaos politique en Galilée. Son traitement est similaire dans le film de DeMille. Ce dernier multiplie par ailleurs les éléments surnaturels, détachant tout à fait la trame de son film de la réalité du monde. Si Ray n’a pas la main lourde sur les miracles, la musique grandiose et les larges panoramas apportent un aspect sulpicien au résultat. Rien de tout cela ne se retrouve dans L’Evangile selon Saint-Matthieu.
La réelle différence réside dans l’esthétisme. Rien ne déloge le film de son parti-pris poétique, jusque dans sa violence. Si Le Roi des Rois de Ray est violent dans la confrontation physique qu’il montre entre Romains et Juifs, la violence du film de Pasolini réside dans chaque détail du film, dans son esthétique brute, y compris dans le comportement de Jésus lui-même. Jésus y est violent dans son regard, dans sa voix, ses paroles. La poésie ne laisse aucune place au burlesque ni au grandiose. Le caractère du Christ est différent car il ne s’écarte jamais de son but. S’il est sans cesse en mouvement, c’est parce que tout ce qui lui importe, c’est d’accomplir son devoir, son destin.
Son film est récompensé lors du festival de Cannes 1964, par le grand prix de l’OCIC. L’organisme, évoqué plus haut, décerne ce prix au film jugé le plus intéressant au regard de la morale catholique. Cependant, rien ne laisse à penser que le concile Vatican II ait influencé le réalisateur.
Conclusion
L’évolution de la considération du cinéma par l’Église a permis la multiplication des péplums évangéliques, qui restent cependant très codifiés. Bien loin de ceux-ci, Pasolini propose avec L’Evangile selon Saint-Matthieu une nouvelle manière de penser le genre. Par l’image très sobre du film, qui sert une narration brute et sans fioritures, il s’écarte de la course au spectaculaire que mènent la plupart des autres films du genre pour explorer la capacité du cinéma à faire ressentir le sacré.
Laissant de côté le scandale de La Ricotta, une partie de l’Église applaudit le travail du réalisateur athée et marxiste qui méritait la prison encore un an plus tôt. Cette telle différence de traitement entre les deux œuvres induit le fait que malgré tous ses apports, L’Evangile selon Saint-Matthieu n’est pas tout à fait révolutionnaire. Au vu de la gravité avec laquelle le court-métrage est traité en 1963, un film un tant soit peu problématique (surtout réalisé par la même personne) aurait pu déclencher un nouveau procès. Mais le film reste en symbiose avec le texte original, et n’a aucune raison de choquer l’Église. Il ne faut donc pas voir dans le triomphe du film un grand changement dans la pensée épiscopale en matière de cinéma. A sa suite continuent de paraître des films plus classiques, voire sulpiciens[33], à l’image de La plus grande histoire jamais contée (George Stevens, 1965), dont l’échec critique et commercial témoigne du déclin dans la popularité du genre aux États-Unis. Plus tard sont tournés des films qui s’écartent totalement de leur matériau d’origine, comme La voie lactée de Luis Buñuel[34], certainement le premier film à présenter le christianisme sous un angle parodique. L’Evangile Selon Saint-Matthieu prouve cependant que de nouvelles interprétations, ni grandioses ni austères, sont possibles.
[1] AZIZA Claude. Le péplum, un mauvais genre ?. Klincksieck, Paris, 2009.
[2] 1897, France.
[3] 1897, Autriche.
[4] Denys Arcand, Canada, 1989.
[5] DUMONT Hervé. L’Antiquité au cinéma. Edition augmentée [en ligne], 2013, p. 397.
[8] Fondation créée à l’initiative du Père Emmanuel Alzon en 1873, ayant pour but de regrouper en un lieu le plus d’ouvrages possibles pouvant servir à l’apostolat catholique.
[9] LEVENTOPOULOS Mélisandre, Les catholiques et le cinéma : la construction d’un regard critique, France, 1895- 1958, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2017, p. 32-33.
[10] HAMUS Réjane, « Segundo de Chomon », site Persée. URL : https://www.persee.fr/doc/1895_0769-0959_1999_num_27_1_1393 consulté le 20/09/2021.
[11] LEVENTOPOULOS Mélisandre., Les catholiques et le cinéma…, op. cit., p. 39.
[12] BONAFOUX Corinne, “Les catholiques français devant le cinéma entre désir et impuissance” sur Persée, 11 Juin 2012. URL : http://journals.openedition.org/cerri/1073 (consulté le 20/09/2021).
[13] Ibid.
[14] Auteur inconnu, « Les Prix de l’Office Catholique International du Cinéma », sur Erudit. URL : https://www.erudit.org/fr/revues/sequences/1960-n23-sequences1153327/52107ac.pdf (consulté le 23/10/21).
[15] Toute les lettres encycliques sont disponibles en ligne. https://www.vatican.va/ (consultées le 15/10/21).
[16] GROOTAERS Jan, PETITJEAN Jean, De Vatican II à Jean-Paul II : le grand tournant de l’Église catholique, Le Centurion, Paris, 1981, p. 22.
[17] Auteur inconnu « Ce que Vatican II a changé », Le Parisien, 14/10/2012.
[18] Notamment le discours du Pape Pie XII aux fidèles, retransmis pour la première fois par la télévision française.
[19] DOUYERE David, « La communication sociale : une perspective de l’Église catholique ? Jean Devèze et la critique de la notion de “communication sociale” » sur Opensedition Journals. URL : https://journals.openedition.org/communiquer/1579 (consulté le 14/10/20).
[20] DELOCHE Pascal, « Le procès de Pasolini pour La Ricotta, un jugement eschatologique ? » sur theses.fr, 2015. URL : http://www.theses.fr/2018LYSE2065, p. 83-97.
[21] Lire par exemple : Héros, Cher Dieu, L’Enigme de Pie XII.
[22] PERE Olivier, « La Ricotta de Pier Paolo Pasolini » sur arte.tv, 18 octobre 2013. URL : https://www.arte.tv/sites/livierpere/2013/10/18/la-ricotta-de-pier-paolo-pasolini/.
[23] BOUQUET Stéphane, L’Evangile selon Saint-Matthieu, CNDP, Paris, 2003, p. 15.
[24] CECCATY René (de), Le Christ selon Pasolini : une anthologie. Bayard, Paris, 2018, p. 30.
[25] BOUQUET Stéphane, L’Evangile selon…, op. cit., p. 24.
[26] GORGIEVSKI Sandra, « L’ange de l’Annonciation, chef de chœur dans Il Vangelo secondo Matteo de Pasolini » sur Openedition Journals, 2011. URL : https://journals.openedition.org/babel/192, consulté le 04/10/21.
[27] CECCATY René (de), Le Christ selon Pasolini…, op. cit., p. 180.
[28] SEGUIN PAZZIS (DE) Bruno, Quand le christianisme fait son cinéma. Les Editions du Cerf, Paris, 2018, p. 45.
[29] BOUQUET Stéphane, L’Evangile selon…, op. cit., p. 26 : « C’est pour être au plus près de la vie humble, à la source réelle des gestes, que Pasolini tente de tourner un film quasi-documentaire qui retrouverait une sorte de vérité figurative. »
[30] La traduction Segond 21 en français de l’Evangile selon Matthieu en rapporte 23.
[31] Ces deux films n’ont aucun lien entre eux.
[32] AZIZA 2009, op. cit. p. 56.
[33] Définition de « sulpicien » par le CNRTL : « Qui est caractérisé par un aspect mièvre, conventionnel et d’un goût souvent douteux ». URL : https://www.cnrtl.fr/definition/sulpicien, consulté le 20/10/21.
[34] France, Allemagne, Italie, 1969.
En 1895, le public du Salon Indien du Grand Café à Paris découvre la première projection du cinématographe. Les métrages alors proposés représentent des scènes de vie quotidienne ou burlesques, à l’image de L’arroseur arrosé tourné par Louis Lumière en 1895.
L’année suivante, le réalisateur français Georges Hatot tourne la première scène historique de l’histoire : Néron essayant des poisons sur des esclaves, pour le compte des frères Lumière. Ainsi naît le genre du péplum, défini par Claude Aziza comme « des films dont l’histoire, vraie ou fausse, se passe dans l’Antiquité biblique, égyptienne, grecque (Atlantide comprise) ou Romaine (avec un petit excursus temporel sur les premiers temps de Constantinople qui est l’héritière de Rome) »[1].
Une subdivision du genre, le péplum évangélique, naît en 1897 par le biais de deux films réalisés par Albert Kirchner, puis par Walter Freeman et Charles Webster : La Passion du Christ[2] et The Horitz Passion Play[3]. Ce genre désigne un film ayant pour trame narrative principale une histoire néotestamentaire, mais dont le cadre historique n’est pas nécessairement antique (ce qui permet d’en élargir le genre à certains films plus récents, comme Jésus de Montréal[4]).
À partir de ces premiers métrages, le genre se popularise rapidement. On peut établir, à l’aide de la liste réalisée par Hervé Dumont[5], que 83 péplums évangéliques sortent entre 1897 et 1927. Parmi ceux-ci, deux grandes catégories : les Passions et les vies de Jésus plus générales (voir Fig. 1 et 2). Ces films sont majoritairement produits en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis, à l’exception de 6 films allemands et un film danois.
Fig. 1 et 2. Les deux tableaux ci-dessus sont réalisés à partir du travail d’Hervé Dumont. La production, qui comprend majoritairement des films hors-passions à partir de 1906, est très irrégulière. Une chute peut s’observer dans la production en 1917, en pleine Première guerre Mondiale. Sachant qu’il s’agit du nombre de films sortis dans tout le monde occidental, celui-ci reste faible et témoigne d’une popularité mitigé du genre chez les réalisateurs.
On peut citer, parmi les films les plus célèbres de cette période, From the manger to the Cross de Sidney Olcott[6] et Intolérance de D.W. Griffith[7], qui connaissent chacun un franc succès.
Les avis divergent, au sein de l’Église au sujet de ces films et du cinéma en général. Certains les montrent volontiers, voire produisent des films ; d’autres rejettent totalement, dans les premiers temps du moins, ce nouveau divertissement.
I. L’opinion de l’Église en matière de cinéma
1. Dès l’arrivée des projecteurs
En 1896, quasiment simultanément à la création du cinéma lui-même, la Maison de la
Bonne Presse[8] à Paris lance un projet de service de projection d’images fixes et animées. Ce sont le Père Vincent de Paul Bailly et George-Michel Coissac qui en dirigent l’organisation. L’établissement inaugure même son propre appareil de tournage, L’immortel, l’année suivante.
Quelques diocèses se procurent des projecteurs dès 1900[9]. Ils projettent alors des films en plans fixes, ayant des sujets catéchistiques ou d’histoire sainte. Les films projetés, des Passions en grande majorité, sont très fidèles au Nouveau Testament et sont donc parfaits dans un rôle didactique. Cependant, le cinéma peut donner naissance à des films « déviants » au regard de l’Église. Le court-métrage Fantaisies endiablées (3min, France, 1907) de Segundo de Chomon[10], produit par Pathé Frères, en est un exemple. Le métrage représente le diable se livrant à une danse et engendrant plusieurs diablesses. Il n’offre aucun enseignement profitable au regard de l’Église.
S’il est possible de produire de tels films, il faut surveiller la production. En France, en 1912, la société Gaumont propose un catalogue « des patronages », choisis et censurés par une équipe d’ecclésiastiques de quatre villes françaises[11]. Le cinéma semble donc accepté et recommandé, mais seulement celui au préalable jugé bon pour la communauté des croyants.
Malgré cette attention, certains se méfient toujours. En 1909, en Italie, le cardinal Respighi interdit par décret aux prêtres l’entrée des salles de cinéma. Quatre ans plus tard, le pape Pie XI continue dans cette voie en interdisant les projections de films dans les églises, et tout contenu religieux dans les métrages de quelque nature que ce soit. L’archevêque de Cambrai, Monseigneur Chollet, dans une lettre épiscopale du 21 décembre 1919, s’adresse aux croyants pratiquants en les enjoignant à « fuir les cinémas », dénonçant des « représentations contraires à l’hygiène du corps et à la santé de l’âme », sans faire de distinction entre le cinéma religieux ou non[12]. Certains défendent pourtant le grand écran : en 1928, Monseigneur Julien, évêque d’Arras, explique que « c’est l’œil qui voit, mais c’est l’intelligence qui tire la leçon du spectacle[13]. »
Ces critiques n’ont d’impact ni sur la production cinématographique, ni sur la massification du public en salle. L’Église doit réagir par la mise en place d’organes dédiés pour exercer une meilleure surveillance. Le C.C.C (Comité Catholique du Cinématographe) est fondé en France en 1927, sous l’égide du chanoine Pierre l’Ermite. Un an plus tard, l’O.C.I.C (Office Catholique International du Cinéma) voit le jour, suite au premier Congrès International du Cinéma qui se tient à Bruxelles. Son but premier est de susciter la formation d’organes similaires au C.C.C dans le plus de pays possibles, afin de systématiser le contrôle des sorties cinématographiques à échelle mondiale[14]. Son but est également de former des responsables qualifiés et de créer des ciné-clubs.
2. Les encycliques et Vatican II
Très tôt, l’Église s’oppose à toute représentation filmée. En 1930, le Pape Pie XI aborde pour la première fois le sujet de manière très brève dans l’encyclique Casti Conubii[15] (« Chaste Union »), consacrée à la question du mariage chrétien. Son discours diffère du débat qui se tient alors dans la sphère catholique : pas question de présenter le sujet sous plusieurs biais, le cinéma est accusé de fouler aux pieds la pudeur prescrite par l’Église. L’encyclique suivante, Divini Illius Magistri (« La Divinité du Maître »), diffusée en 1934 se montre plus souple : le cinéma peut être bon, à condition d’être correctement régulé.
L’encyclique Vigilanti Cura (« Soins Vigilants »), en 1936, va plus loin en saluant les initiatives du Code Hays et de la Légion de la Décence, chargés de la censure cinématographique aux États-Unis. La lettre porte une attention particulière aux méfaits de l’évolution technique du cinéma, qui par celle-ci a « porté atteinte à l’intégrité des mœurs ». Elle est entièrement construite autour du danger que le cinéma représente, appelant les pays à créer des offices similaires à l’OCFC. Enfin, en 1957 paraît Miranda Prorsus (« Belle Expression »), sous le pontificat de Pie XII. Celle-ci confirme une nouvelle fois la ligne épiscopale.
Cette ligne évolue à partir du concile Vatican II, qui s’ouvre en 1962. Premier concile depuis 1870, il prône un aggiornamento[16], soit l’adaptation et l’ouverture de l’Église au monde moderne. Le concile accorde beaucoup de temps aux « jeunes églises » et invite des orthodoxes, anglicans et protestants à titre d’experts[17]. Les trois années de sa durée redéfinissent l’approche de l’Église vis-à-vis des médias audiovisuels, sans réellement changer le discours des encycliques précédentes. Le premier exemple de cette ouverture nouvelle est la très large retransmission du concile à la télévision. Des allocutions papales l’avaient déjà été par le passé[18], mais il ne s’agissait pas d’un tel évènement. Cependant, trois ans de concile n’émettent qu’une seule lettre encyclique concernant directement les médias de masse : Inter Mirifica (Parmi les merveilles). Le terme « communication sociale » y apparaît pour la première fois[19]. Selon l’encyclique, il s’agit de « moyens qui, de par leur nature, sont aptes à atteindre et à influencer non seulement les individus, mais encore les masses en tant que telles, et jusqu’à l’humanité tout entière ».
Les indications données par le texte appuient la ligne épiscopale sans réel changement. Il propose d’évangéliser les communications sociales : presse, cinéma, radio, télévision ; et présente l’Église comme une « mère » bienveillante et protectrice, en affirmant le droit à l’information des peuples.
Si l’importance portée à la communication est confirmée par la large couverture médiatique dont bénéficie le concile, cela n’indique en aucun cas un relâchement de l’Église sur les moyens de censure. Pourtant, certains cas montrent que l’ouverture de l’Église au cinéma reste à relativiser. L’un d’eux se déroule au beau milieu de la période conciliaire : en mars 1963[20], Pier Paolo Pasolini est condamné à quatre mois de prison pour blasphème, suite à la réalisation du court-métrage La Ricotta.
II. Pasolini : agitateur ou génie ? De La Ricotta à L’Évangile selon Matthieu
1. La Ricotta
La question religieuse occupe une large place dans la réflexion de Pier Paolo Pasolini, pourtant ouvertement athée et marxiste[21]. Il réalise d’abord Accattone en 1960, puis Mamma Roma l’année suivante. Le producteur Alfredo Bini l’accompagne. Sur le tournage du second film, il rédige le scénario d’un court-métrage, La Ricotta, qu’il réalise en 1963[22]. Le métrage de quarante minutes paraît au sein du film à sketch RoGoPaG.
En voici le synopsis : Stracci est un homme très pauvre, engagé comme figurant sur un plateau de cinéma. Il incarne un homme crucifié aux côtés de Jésus, et est contraint de donner ses plateaux-repas à sa famille. Cependant, lors de la séquence finale, il engloutit la ricotta posée sur la table de la Cène et meurt d’indigestion sur la croix. Sa situation fait rire tout au long du film le reste de l’équipe de production, qui semble composée de personnes plus aisées.
Pasolini, même athée, n’a aucun grief contre les Evangiles. Il écrit même dans une lettre adressée au Père Lucio Settimio Caruso, en février 1963, au sujet de l’Evangile selon Saint Matthieu : « chez vous, ce jour-là, je l’ai lu tout entier à la file, comme un roman. Et, dans l’exaltation de cette lecture (qui est, vous le savez bien, la plus exaltante qu’on puisse faire !) il m’est venu, entre autres, l’idée d’en tirer un film[23]. » Seulement, le Nouveau Testament constitue pour lui une belle histoire et non le récit fondateur d’une religion : « Le catholicisme ne me plaît pas, parce que je n’aime pas les institutions en général », dit-il dans ses Cahiers Rouges, un « brouillon autobiographique »[24]. Le réalisateur n’a donc aucune raison de blasphémer. Mais en Italie, le catholicisme est la religion d’Etat. La surveillance prônée par l’Église y est particulièrement sévère, et le blasphème est puni par la loi comme l’indique l’extrait du code pénal italien ci-dessous.
« Quiconque publiquement blasphème, avec des invectives ou des paroles outrageantes, contre la divinité ou les symboles vénérés dans la religion d'État, est puni d'une amende de vingt mille à six cent mille lires. […] »
Mais cette affaire ne le décourage pas de réaliser son projet suivant, L’Evangile Selon Saint Matthieu, qu’il ne construit pas comme une représentation historique la plus exacte possible de la vie de Jésus. Il y voit cependant un excellent moyen de parler de politique, et d’inclure dans son cinéma une question qui lui tient à cœur : celle de la pauvreté, et en particulier de la pauvreté des quartiers populaires italiens. Selon Stéphane Bouquet, il choisit d’adapter cet Evangile justement parce que « c’est précisément que Matthieu est le plus “révolutionnaire” […] parce qu’il est le plus réaliste, le plus proche de la réalité terrienne où le Christ apparaît[25]. » Bien des aspects du film sont des nouveautés pour le péplum évangélique.
2. Les choix de mise en scène dans L’Evangile selon Saint-Matthieu : les instruments du renouveau
Les « éléments de mise en scène » sont les choix faits pour le film qui ne sont pas relatifs au caractère des personnages et à l’histoire, à savoir la musique, la construction des plans, les costumes ou les décors. Certains choix faits par Pasolini constituent une révolution dans leur genre.
Ses opinion politiques transparaissent dans ce choix d’adaptation. Pour lui, l’acteur incarnant Jésus doit avoir les mêmes convictions que lui. Ainsi, il propose successivement le rôle à Evgueni Evtouchenko, Allen Ginsberg, Jack Kerouac et Luis Goytisolo. Après leurs refus successifs, c’est finalement Enrique Irazoqui, étudiant espagnol antifranquiste de 19 ans rencontré par hasard, qui endosse le rôle.
Tous les visages du film sont atypiques, mais celui de Jésus doit être facilement identifiable même noyé dans la foule. Le physique frêle d’Irazoqui, sa coiffure gominée, son visage fin et sévère le démarquent des autres. En plus d’être reconnaissable, il est très présent : les séquences qui se concentrent sur lui occupent 1h34 du temps d’écran total, soit 71,7% du film.
La musique du film est un aspect primordial et largement anachronique. On n’y trouve pas de musique grandiose généralement utilisée pour les péplums. La bande originale employée est à la fois « classique » et blues[26], ce qui est totalement novateur (voir ci-dessous).
Titre | Artiste | Genre |
---|---|---|
Matthäus Passion | Johann Sebastian Bach | Classique |
Concerto for violin and oboe in d minor | Johann Sebastian Bach | Classique |
Fuga | Johann Sebastian Bach | Classique |
Hohe Messe | Johann Sebastian Bach | Classique |
Concerto for violin in E major | Johann Sebastian Bach | Classique |
Maurerische Trauermusik in c minor | Wolfgang Amadeus Mozart | Classique |
Dissonant-quartet | Wolfgang Amadeus Mozart | Classique |
Cantate 'Alexander Newski' | Sergei Prokofiev | Classique |
Gloria | Missa Luba | Chant traditionnel congolais |
Sometimes I feel like a motherless child | ? | Negro Spiritual |
Dark Was the Night, Cold Was the Ground | Blind Willie Johnson | Blues |
Fig. 5. Tableau répertoriant les musiques utilisées dans L’Evangile selon Saint-Matthieu. On peut ainsi constater la pluralité des styles, malgré une large prédominance de la musique « classique ». Source : GORGIEVSKI Sandra, « L’ange de l’Annonciation… », op. cit.
Aucun morceau n’est spécialement composé pour le film, qui fait la part belle au silence et au bruit des voix ou du vent. Le thème principal, Saint-Matthieu de Bach, est souvent coupé pour leur faire place. La présence d’un morceau de blues amorce une ouverture des péplums évangéliques aux autres genres de musique que le répertoire sacré ou la musique symphonique appuyant le grandiose du Nouveau Testament. La musique lente, parfois angoissante, appuie la tension créée par le déroulement très brut de l’esthétique et des évènements.
À l’instar de la musique, le décor est également un élément anachronique. Pasolini dit lui-même que son film est « l’histoire de Jésus plus 2000 ans d’histoire contemporaine[27] ». Le film a été tourné dans la ville troglodytique de Matera, dans la province de Basilicate, au sud de l’Italie : aucun réalisateur n’a jusqu’alors choisi l’Italie comme lieu de tournage. Cependant, si l’on compare des images du film à celles de la maquette de Jérusalem exposée au musée d’Israël, on constate qu’il y a en effet y avoir des similitudes, ne serait-ce que pour les pierres claires et l’aspect rudimentaire des habitations.
Fig. 6. Maquette de Jérusalem au Ie siècle, exposée au Musée d’Israël. Réalisée en 1966. Source&nsp;: https://www.associationafmi.com/ (Association des Amis Français du Musée d’Israël).
Le film veut être un objet immortel, pas un outil pédagogique. Il veut faire ressentir une émotion. C’est pour cela qu’il joue avec l’anachronisme : le film est le témoignage d’un combat, d’une époque, autant que le résultat de la vision d’un athée sur un évangile. « Pier Paolo Pasolini [préfère] une approche plus poétique et intemporelle à laquelle le choix du noir et blanc participe », selon Bruno de Seguin Pazzis[28]. C’est là une habitude du réalisateur, qu’il applique également aux films Accattone, Mamma Roma et La Ricotta. Le monochrome permet de mieux comprendre la « réalité du peuple » en opposition avec l’art académique.
L’esthétique est atypique, la caméra aussi. La caméra-épaule, qui suit souvent Jésus de près, est quasi-omniprésente durant tout le film pour accentuer le sentiment de réalité[29], dans un mouvement presque constant. Jésus commence le film en marchant seul, mais il entraîne ensuite de plus en plus de disciples. Durant plusieurs scènes de dialogue, il continue de discourir en marchant. Effectivement, les écrits du Nouveau Testament se concentrent bien davantage sur Jésus que sur son contexte : en suivant Jésus presque sans arrêt, Pasolini est fidèle au texte.
Certaines séquences utilisent le changement de décor pour indiquer le déplacement dans l’espace plutôt que la caméra-épaule : c’est le cas du Sermon sur la Montagne, durant lequel le lieu, le temps et les vêtements de Jésus changent huit fois en cinq minutes (entre 00 : 40 : 19 et 00 : 45 : 23).
Les éléments surnaturels n’échappent pas à la règle. Pasolini les représente sans éclat, sans envolée musicale ou effets visuels impressionnants, sans plans panoramiques démesurés. On ne voit d’ailleurs que peu de miracles, quatre en tout : la guérison d’un lépreux, d’un boiteux, la multiplication des pains et la marche sur les eaux[30]. Seule exception : la présence d’un unique effet spécial (voir fig. 8).
III. Une révolution dans le cinéma christique ?
1. Quelques exemples antérieurs de vies de Jésus filmées
Afin de savoir comment est utilisée la figure de Jésus lors des premières années du cinéma, observons trois exemples : d’abord, La Naissance, la Vie et la Mort du Christ (Alice Guy, 1906, France, voir fig. 9), Le Roi des Rois (Cecil B. DeMille, 1927, États-Unis), puis Le Roi des Rois[31] (Nicholas Ray, 1961, États-Unis).
Le premier exemple est un film en noir et blanc, muet, de 33 minutes. Entièrement tourné en studio, il se rapproche beaucoup du théâtre filmé. La caméra reste fixe. A intervalle régulier, un carton apparaît à l’image pour annoncer l’épisode raconté. Jésus est un homme brun à barbe longue qu’on ne voit que de loin : il est difficile pour le spectateur de discerner son visage. Très court, le film choisit de se concentrer uniquement sur la Passion, de la douzième à la dernière minute. Ce format ne permet pas de construire des personnages complexes, sans paroles ni expressions visibles. Le film ne peut être autre chose que la représentation filmée de certains épisodes du Nouveau Testament, et rien ne permet encore d’ajouter des éléments personnels au film.
Fig. 9. Le décor dans le film d’Alice Guy (capture d’écran, 00 : 10 : 35). Ce dernier est relativement égyptisant : le chapiteau est inspiré de l’art égyptien, pourtant les colonnes y sont rarement maçonnées comme elles le sont sur cette image.
Deuxième exemple, le film Le Roi des Rois de Cecil B. DeMille (voir fig. 10), tourné en 1927, est radicalement différent. Foisonnant de cartons portant pour la plupart des citations exactes de l’Evangile, il permet à ses personnages de parler. Cependant, le film s’autorise des écarts par rapport au texte d’origine : introduit par un passage sur la femme de Judas cherchant son mari, il est le premier à ouvrir son propos par un personnage tiers. Des éléments burlesques ponctuent l’histoire, souvent apportés par des enfants malicieux. Jésus y est incarné par un homme au physique similaire à celui du film d’Alice Guy, mais une meilleure caméra permet de voir les expressions des personnages. On peut alors leur prêter des caractères, un développement. Le matériel permet aussi, cette fois, de tourner en extérieur. Jésus y reste toutefois un personnage calme et plat.
Fig. 10. La crucifixion dans Le Roi des Rois de Cecil B. DeMille (capture d’écran, 01 : 47 : 50). Le film à grand spectacle est considéré comme le dernier « grand péplum » de l’époque du cinéma muet[32].
Enfin, Le Roi des Rois de Nicholas Ray (voir fig. 11). Ce film de 1961 a tout d’un film hollywoodien. Il se permet de faire passer Jésus au second plan de l’image (il y apparaît bien moins que dans le film de Pasolini) pour laisser le contexte se développer, et notamment celui de guerre civile entre les Juifs et les Romains. Tous les personnages ont un caractère propre qui les rend facilement identifiables. Des personnages habituellement laissés en arrière-plan, comme Ponce Pilate, Hérode ou Salomé, sont développés. Jésus, incarné par un acteur blond aux yeux bleus, est filmé pour la première fois de l’histoire en très gros plan. Le grandiose du film, apporté par de nombreux plans panoramiques, des décors soignés et des scènes de bataille de grande ampleur, est accentué par la musique composée spécialement par Miklos Rozsa.
Fig. 11. Jésus, incarné par Jeffrey Hunter, dans Le Roi des Rois de Ray (capture d’écran, 02 : 04 : 12). Le regard clair de l’acteur principal est mis en valeur tout au long du film. C’est la première fois qu’un tel caractère physique est donné au personnage de Jésus au cinéma.
Ce sont les améliorations successives des outils techniques qui permettent des avancées dans la narration des histoires christiques. En 1935, Julien Duvivier filme pour la première fois un Jésus parlant dans Golgotha, par exemple. Avec le temps, les réalisateurs se permettent également davantage de libertés sur l’histoire racontée. L’évolution est visible avec ces quelques films : peu à peu, des intrigues secondaires naissent, d’autres registres sont explorés. Avec L’Evangile selon Saint-Matthieu, Pasolini reste pourtant dans une lecture très classique du Nouveau Testament. Mais c’est là sa force : sans modifier ni l’histoire, ni les personnages, ni les dialogues du Nouveau Testament, il propose une version tout à fait nouvelle par le seul traitement de la mise en scène.
2. Entre convention et nouveauté
Tous les aspects de L’Evangile selon Saint-Matthieu ne sont pas des nouveautés. Par exemple, si les décors et la musique sont anachroniques, c’est un choix intéressant de cinéma d’auteur, sans qu’il n’influence la diégèse. En 1964, aucun film n’a adapté le cadre temporel de son film à l’époque contemporaine. Par ailleurs, des vies de Jésus n’utilisant que les textes exacts du Nouveau Testament sont alors déjà parues. La trame du film ne change ni les caractères, ni les actions des personnages. Pourtant, le métrage reste innovant tout en proposant une adaptation fidèle du Nouveau Testament.
Il en va de même pour le caractère de Jésus. Dans les adaptations filmées des Evangiles, il est généralement un personnage plat, c’est-à-dire sans caractérisation propre. A l’inverse, un personnage rond doit témoigner de plusieurs choses : de l’écoute, de l’introspection, du souvenir, de nombreux domaines qui relèvent de l’intime et qui lui donnent du relief. Or, dans le cinéma de cette époque, Jésus n’est jamais un personnage rond. Celui de Pasolini n’échappe pas à la règle. Cependant, le changement réside dans un traitement de Jésus qui n’est ni un personnage-fonction sans caractère, ni un héros hollywoodien. Par exemple, il en est un dans Le Roi des Rois de Ray : un modèle normatif de beauté qui apporte la paix dans le chaos politique en Galilée. Son traitement est similaire dans le film de DeMille. Ce dernier multiplie par ailleurs les éléments surnaturels, détachant tout à fait la trame de son film de la réalité du monde. Si Ray n’a pas la main lourde sur les miracles, la musique grandiose et les larges panoramas apportent un aspect sulpicien au résultat. Rien de tout cela ne se retrouve dans L’Evangile selon Saint-Matthieu.
La réelle différence réside dans l’esthétisme. Rien ne déloge le film de son parti-pris poétique, jusque dans sa violence. Si Le Roi des Rois de Ray est violent dans la confrontation physique qu’il montre entre Romains et Juifs, la violence du film de Pasolini réside dans chaque détail du film, dans son esthétique brute, y compris dans le comportement de Jésus lui-même. Jésus y est violent dans son regard, dans sa voix, ses paroles. La poésie ne laisse aucune place au burlesque ni au grandiose. Le caractère du Christ est différent car il ne s’écarte jamais de son but. S’il est sans cesse en mouvement, c’est parce que tout ce qui lui importe, c’est d’accomplir son devoir, son destin.
Son film est récompensé lors du festival de Cannes 1964, par le grand prix de l’OCIC. L’organisme, évoqué plus haut, décerne ce prix au film jugé le plus intéressant au regard de la morale catholique. Cependant, rien ne laisse à penser que le concile Vatican II ait influencé le réalisateur.
Conclusion
L’évolution de la considération du cinéma par l’Église a permis la multiplication des péplums évangéliques, qui restent cependant très codifiés. Bien loin de ceux-ci, Pasolini propose avec L’Evangile selon Saint-Matthieu une nouvelle manière de penser le genre. Par l’image très sobre du film, qui sert une narration brute et sans fioritures, il s’écarte de la course au spectaculaire que mènent la plupart des autres films du genre pour explorer la capacité du cinéma à faire ressentir le sacré.
Laissant de côté le scandale de La Ricotta, une partie de l’Église applaudit le travail du réalisateur athée et marxiste qui méritait la prison encore un an plus tôt. Cette telle différence de traitement entre les deux œuvres induit le fait que malgré tous ses apports, L’Evangile selon Saint-Matthieu n’est pas tout à fait révolutionnaire. Au vu de la gravité avec laquelle le court-métrage est traité en 1963, un film un tant soit peu problématique (surtout réalisé par la même personne) aurait pu déclencher un nouveau procès. Mais le film reste en symbiose avec le texte original, et n’a aucune raison de choquer l’Église. Il ne faut donc pas voir dans le triomphe du film un grand changement dans la pensée épiscopale en matière de cinéma. A sa suite continuent de paraître des films plus classiques, voire sulpiciens[33], à l’image de La plus grande histoire jamais contée (George Stevens, 1965), dont l’échec critique et commercial témoigne du déclin dans la popularité du genre aux États-Unis. Plus tard sont tournés des films qui s’écartent totalement de leur matériau d’origine, comme La voie lactée de Luis Buñuel[34], certainement le premier film à présenter le christianisme sous un angle parodique. L’Evangile Selon Saint-Matthieu prouve cependant que de nouvelles interprétations, ni grandioses ni austères, sont possibles.
[1] AZIZA Claude. Le péplum, un mauvais genre ?. Klincksieck, Paris, 2009.
[2] 1897, France.
[3] 1897, Autriche.
[4] Denys Arcand, Canada, 1989.
[5] DUMONT Hervé. L’Antiquité au cinéma. Edition augmentée [en ligne], 2013, p. 397.
[6] États-Unis, 1912.
[7] États-Unis, 1916.
[8] Fondation créée à l’initiative du Père Emmanuel Alzon en 1873, ayant pour but de regrouper en un lieu le plus d’ouvrages possibles pouvant servir à l’apostolat catholique.
[9] LEVENTOPOULOS Mélisandre, Les catholiques et le cinéma : la construction d’un regard critique, France, 1895- 1958, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2017, p. 32-33.
[10] HAMUS Réjane, « Segundo de Chomon », site Persée. URL : https://www.persee.fr/doc/1895_0769-0959_1999_num_27_1_1393 consulté le 20/09/2021.
[11] LEVENTOPOULOS Mélisandre., Les catholiques et le cinéma…, op. cit., p. 39.
[12] BONAFOUX Corinne, “Les catholiques français devant le cinéma entre désir et impuissance” sur Persée, 11 Juin 2012. URL : http://journals.openedition.org/cerri/1073 (consulté le 20/09/2021)
[13] Ibid.
[14] Auteur inconnu, « Les Prix de l’Office Catholique International du Cinéma », sur Erudit. URL : https://www.erudit.org/fr/revues/sequences/1960-n23-sequences1153327/52107ac.pdf (consulté le 23/10/21).
[15] Toute les lettres encycliques sont disponibles en ligne. https://www.vatican.va/ (consultées le 15/10/21).
[16] GROOTAERS Jan, PETITJEAN Jean, De Vatican II à Jean-Paul II : le grand tournant de l’Église catholique, Le Centurion, Paris, 1981, p. 22.
[17] Auteur inconnu « Ce que Vatican II a changé », Le Parisien, 14/10/2012.
[18] Notamment le discours du Pape Pie XII aux fidèles, retransmis pour la première fois par la télévision française.
[19] DOUYERE David, « La communication sociale : une perspective de l’Église catholique ? Jean Devèze et la critique de la notion de “communication sociale” » sur Opensedition Journals. URL : https://journals.openedition.org/communiquer/1579 (consulté le 14/10/20).
[20] DELOCHE Pascal, « Le procès de Pasolini pour La Ricotta, un jugement eschatologique ? » sur theses.fr, 2015. URL : http://www.theses.fr/2018LYSE2065, p. 83-97.
[21] Lire par exemple : Héros, Cher Dieu, L’Enigme de Pie XII.
[22] PERE Olivier, « La Ricotta de Pier Paolo Pasolini » sur arte.tv, 18 octobre 2013. URL : https://www.arte.tv/sites/livierpere/2013/10/18/la-ricotta-de-pier-paolo-pasolini/.
[23] BOUQUET Stéphane, L’Evangile selon Saint-Matthieu, CNDP, Paris, 2003, p. 15.
[24] CECCATY René (de), Le Christ selon Pasolini : une anthologie. Bayard, Paris, 2018, p. 30.
[25] BOUQUET Stéphane, L’Evangile selon…, op. cit., p. 24.
[26] GORGIEVSKI Sandra, « L’ange de l’Annonciation, chef de chœur dans Il Vangelo secondo Matteo de Pasolini » sur Openedition Journals, 2011. URL : https://journals.openedition.org/babel/192, consulté le 04/10/21.
[27] CECCATY René (de), Le Christ selon Pasolini…, op. cit., p. 180.
[28] SEGUIN PAZZIS (DE) Bruno, Quand le christianisme fait son cinéma. Les Editions du Cerf, Paris, 2018, p. 45.
[29] BOUQUET Stéphane, L’Evangile selon…, op. cit., p. 26 : « C’est pour être au plus près de la vie humble, à la source réelle des gestes, que Pasolini tente de tourner un film quasi-documentaire qui retrouverait une sorte de vérité figurative. »
[30] La traduction Segond 21 en français de l’Evangile selon Matthieu en rapporte 23.
[31] Ces deux films n’ont aucun lien entre eux.
[32] AZIZA 2009, op. cit. p. 56.
[33] Définition de « sulpicien » par le CNRTL : « Qui est caractérisé par un aspect mièvre, conventionnel et d’un goût souvent douteux ». URL : https://www.cnrtl.fr/definition/sulpicien, consulté le 20/10/21.
[34] France, Allemagne, Italie, 1969.
Bibliographie
BOUQUET Stéphane, L’Évangile selon Saint-Matthieu. Les cahiers du cinéma, coll. Les petits Cahiers, Paris, 2003.
DE SEGUIN PAZZIS Bruno, Quand le christianisme fait son cinéma. Les Editions du Cerf, Paris, 2018, p. 45.
DE CECCATY René, Le Christ selon Pasolini : une anthologie. Bayard, Paris, 2018
BONAFOUX Corinne, “Les catholiques français devant le cinéma entre désir et impuissance” sur Persée, 11 Juin 2012. URL : http://journals.openedition.org/cerri/1073 (consulté le 20/09/2021).
LEVENTOPOULOS Mélisandre, Les catholiques et le cinéma : la construction d’un regard critique, France, 1895-1958, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2017.
DUMONT Hervé. L’Antiquité au cinéma. Édition augmentée [en ligne], 2013.
AZIZA Claude. Le péplum, un mauvais genre ?. Klincksieck, Paris, 2009.