Robin Brouat
Résumé
Saint Martin (316-397) est une figure majeure du christianisme gaulois qui traverse presque tout le IVe siècle. Aujourd'hui, le saint est principalement connu comme le soldat qui partagea son manteau aux portes d'Amiens avec un pauvre. Pourtant, sa vie est loin de se résumer à ce seul épisode emblématique. Martin fut aussi l'un des introducteurs du monachisme en Occident et évêque de Tours. Recherchant Dieu dans la solitude, loin de la société des Hommes, il sut aussi s'engager dans la société de son temps. Il côtoya aristocrates, fonctionnaires ou empereurs, invitant les uns à la conversion à la vie parfaite, rappelant aux autres la nécessaire observance des préceptes chrétiens dans l'exercice de leur pouvoir.
Saint Martin (316-397 a.d.), who lived almost through the entire IVth century, is a major figure of the Gaulish Christianity. Nowadays, this Saint is especially known as the soldier who shared his coat with a beggar at the gates of the city of Amiens. His life, however, is much more than this symbolic event: Martin was also one of the initiators of monostism in the Western world and the bishop of Tours. While searching for God in solitude and living a reclused life, he was equally involved in his time’s society by mixing with aristocrats, officials, and emperors, urging some to convert to perfect life, reminding others of the necessity to observe Christian principles in their governing duty.
Plan
I – REFUSER L'OBEISSANCE : Le service militaire de Martin
II – ASSUMER UNE ASSISTANCE, Martin et l'aristocratie gallo-romaine
III – ENGAGER LA RESISTANCE : Martin, l'empereur et ses serviteurs
Pour citer cet article
Référence électronique
Brouat Robin, “Saint Martin et les pouvoirs de son temps d'après Sulpice Sévère : proposition d'interprétation", Revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest [En ligne], n°1, 2021, mis en ligne le 1er octobre 2021, consulté le 21 novembre 2024 à 13h49, URL : https://ajco49.fr/2021/10/01/saint-martin-et-les-pouvoirs-de-son-temps-dapres-sulpice-severe-proposition-dinterpretation/
L'Auteur
Robin Brouat a réalisé deux mémoires de recherche à l'université d'Angers sous la direction de Philippe Blaudeau.
Droits d'auteur
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Les propos tenus dans les travaux publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.
En 371, lorsque Martin alors moine à Ligugé, devient évêque de Tours, il décide selon son biographe Sulpice Sévère de s'installer à l'écart de la communauté civique, au monastère de Marmoutier dont il est le fondateur. Il conserve « ses vertus monastiques » et mène une vie de prières, de jeûnes et d'ascèse[1]. Néanmoins, il ne se désintéresse pas totalement des affaires du monde, de sa cité et de l'Empire. Bien que modeste, son activité a une dimension publique incontestable qui le mène à côtoyer aristocrates, fonctionnaires ou empereurs à une époque où les évêques assument de plus en plus souvent un rôle civique et social. Cet aspect de sa biographie a fait l'objet d'une historiographie laconique et dispersée. Pourtant, il est révélateur des transformations des pratiques et des conceptions du pouvoir au IVe siècle, époque où les dirigeants et les élites de l'Empire se convertissent progressivement au christianisme. Avant de revenir sur les relations de l'évêque avec trois catégories de personnages (les aristocrates, les empereurs et leurs serviteurs), nous évoquerons le service militaire de Martin pendant lequel il dût servir César. Nous nous appuierons sur les trois textes laissés par Sulpice Sévère : la Vie de saint Martin, les Dialogues et les Chroniques en esquissant quelques aspects qui nous semblent dignes d'intérêt sans prétendre à une quelconque exhaustivité[2].
I. REFUSER L'OBEISSANCE : Le service militaire de Martin
On sait peu de choses sur les dispositions initiales de Martin à l'égard du pouvoir et de l'Empire. On peut dire a minima qu'il a été élevé à proximité de la cour impériale de Milan par un père fidèle à l'empereur. En effet, son biographe signale qu'il fut éduqué à Pavie, la grande ville la plus proche de la capitale impériale et que son père fut d'abord simple soldat avant de devenir tribun, promotion récompensant probablement un parcours exemplaire au sein de l'armée[3]. À l'âge de 15 ans Martin fut enrôlé conformément à un édit des princes stipulant que les fils de vétérans devaient servir à la suite de leur père[4]. Selon Sulpice, le jeune homme était alors attiré par le christianisme et chercha sans doute à résister à cette incorporation[5]. Le service militaire du soldat que son biographe décrit par la suite échappe en partie à l'historien. En effet, il écrit dans le milieu ascétique à la fin du IVe siècle où la militia Caesaris est déconsidérée surtout si elle précède une fonction ecclésiastique[6]. Ainsi, il relate un service exemplaire respectant les préceptes évangéliques et non les états de service d'un soldat romain. Il justifie le comportement de son héros en montrant que sous l'étendard de l'empereur, il servait déjà Dieu. Il rapporte les actes de charité du garde envers son prochain qui culmine avec le célèbre « partage du manteau » et cherche à raccourcir la durée de son service en rappelant qu'il ne servit que deux après ans après son baptême[7]. En revanche, Sulpice n'évoque jamais directement les missions et les obligations de Martin au service de l'empereur. Pourtant, il est indéniable que Martin « était mieux qu'un simple soldat » selon la formule de Camille Jullian[8]. Sulpice mentionne son service parmi les scholares, la garde impériale (probablement des unités de cavalerie de 500 hommes créées par Constantin Ier), des troupes combattantes qui avaient aussi des missions de police[9]. Il eut très certainement le grade d'officier dans l'armée.
Sulpice conclut ce service exemplaire d'un soldat chrétien par une renonciation éclatante au service devant César. Ainsi, il nous apprend que Martin quitta l'armée impériale en pleine campagne alors que Julien affrontait en 356 les Alamans sur le Rhin. Le garde aurait refusé la prime d'argent (donativum) distribuée par le souverain pour les encourager à poursuivre le combat le lendemain en faisant valoir l'impossibilité de combattre pour un chrétien. Julien l'accusant de lâcheté, Martin l'aurait défié en se proposant d'aller au-devant des lignes, armé du seul signe de la croix. Le jour venu, le soldat s'exécutant, les armées ennemies aurait demandé leur reddition[10]. Il est difficile de déterminer le fond historique de ce récit. Sulpice y poursuit son programme de justification en présentant Martin comme un « martyr militaire » et Julien comme un tyranus comme l'a bien montré Jacques Fontaine[11]. Ainsi, la déclaration de Martin « je suis soldat du Christ, je n'ai pas le droit de combattre » rappelle celle du martyr militaire Maximilien[12]. Par ailleurs, le biographe de Martin projette sans doute ici sur Julien des souvenirs qui sont nés postérieurement à son sujet dans la littérature chrétienne (rappelons que lorsque Martin le sert, Julien était encore officiellement chrétien). Les circonstances de l'entrevue (la remise d'un donativum) sont proches d'un récit rapporté par plusieurs auteurs chrétiens selon lequel l'empereur aurait essayé vers 362-363 de convertir sa garde chrétienne lors d'une remise de donativum en l'accompagnant d'un sacrifie d'encens[13]. De même, le dénouement de la scène où Sulpice souligne la valeur apotropaïque du signe de la croix est peut-être lui aussi inspiré de traditions ultérieures[14]. Selon les mêmes auteurs, Julien n'hésitait pas à moquer le signe chrétien et avait retiré le labarum des armées, l'étendard porté au-devant des lignes qui protégeaient les soldats[15]. Martin prouve au César païen qui avait privé les troupes de leur protection, de façon anachronique, l'efficacité protectrice de la croix.
Néanmoins, si la stylisation littéraire est indéniable, l'épisode conserve aussi sans doute une dimension historique. Ainsi, ce renoncement fut peut-être aussi pour Martin l'aboutissement d'une réflexion intérieure. D'une part, le soldat qui a un temps accepté de servir l'empereur chrétien a sans doute pu adopter à la fin de son service une position plus rigoriste reposant sur l'interdiction totale de verser le sang. D'autre part, à une époque où les débats initiés par Arius avaient passionné les foules, il n'est pas impossible qu'un militaire ait pris aussi son parti dans la controverse du côté de Nicée. Or les choix dogmatiques de Constance II en la matière peu avant sa renonciation ont peut-être ébranlé sa loyauté[16].
II. ASSUMER UNE ASSISTANCE, Martin et l'aristocratie gallo-romaine
Ces hauts-personnages dont Sulpice fournit une quinzaine de noms entretiennent des rapports cordiaux avec Martin et lui reconnaissent tous une posture morale supérieure. La plupart vivent encore dans le siècle et le côtoient pour obtenir une assistance thaumaturgique ou spirituelle. Quelques-uns en revanche viennent se former près de lui, au monastère de Marmoutier.
La majorité des membres de l'aristocratie gallo-romaine cités dans l’œuvre de Sulpice Sévère le sont dans des récits de miracles, de guérisons ou d'exorcismes[17]. Ces notables sollicitent l'évêque en lui faisant parvenir une lettre, en lui envoyant une délégation ou lors d'un déplacement à la cour impériale pour obtenir son assistance[18]. Cette activité thaumaturgique parmi l'aristocratie gallo-romaine débute avant même qu'il ne devienne évêque. Ainsi, Martin intervient dans le domaine de l'honoratus Lupicinus alors qu'il est encore moine à Ligugé[19]. Le reste de ces interventions se déroulent pendant son épiscopat, après 371. Ces notables sont presque déjà tous chrétiens et originaires de provinces diverses : de Lyonnaise (Lycontius est peut-être tourangeau), d'Aquitaine (Arborius) ou de Belgique (Tétradius vit à Trèves)[20]. La plupart détiennent ou ont détenu un office dans l'administration impériale, réel ou nominal. Bien qu'ils interagissent tous à une seule reprise avec l'évêque, on peut supposer cependant que la guérison devait créer un lien affectif pérenne entre l'évêque thaumaturge et le bénéficiaire de son action comme il le suggère lorsqu'il déclare que Tétradius « garda toujours une affection extraordinaire pour Martin »[21]. Ces aristocrates font appel à Martin comme il solliciterait un médecin. Cependant, à la différence d'un praticien, l'évêque véhiculait la puissance attachée au Dieu chrétien. Ces notables créditaient son action d'un pouvoir exceptionnel. Le fonctionnaire Evanthius est ainsi « fermement convaincu que rien n'était impossible à Martin »[22]. Mais Martin n'est pas seulement pour ces notables un homme puissant (vir potens) qui peut intercéder auprès de Dieu et chasser les démons, c'est aussi un exemple dont la conduite interpelle et suscite des émules, un maître spirituel susceptible de délivrer un enseignement. Martin a ainsi exercé auprès de cette aristocratie une forme discrète de « direction spirituelle ». Sa relation avec son biographe Sulpice Sévère en est le meilleur exemple. Ce dernier se déplace à plusieurs reprises pour le rencontrer et obtenir de sa part des conseils spirituels avant de s'adonner à son domicile à l'ascétisme[23]. On peut supposer que le cercle de ses émules ne s'est pas restreint au seul exemple de son biographe. Bien que l'auteur de la Vita Martini ne fasse pas de lien explicite entre la ferveur religieuse des notables qui recourent à la puissance miraculeuse du saint homme et son enseignement, plusieurs indices laissés par Sulpice signalent la diffusion de l'ascétisme martinien parmi cette élite sociale. Ainsi, la fille d'Arborius prend le voile après avoir été guérie par Martin (qui valorisait la virginité consacrée) tandis qu'Eventhius est « associé au saint par le mérite de sa vie », expression qui suggère une vie d'ascèse[24].
Sulpice signale par ailleurs que de nombreux disciples venus se former à son exemple à Marmoutier venaient de la noblesse des Gaules[25]. Ce terme qui reste polysémique à la fin du IVe siècle désigne probablement l'aristocratie sénatoriale et curiale[26]. Quoiqu'il en soit, ces nobles étaient sans doute pour la plupart encore de jeunes gens[27]. Selon Sulpice, l'arrivée auprès de Martin constituaient pour beaucoup une rupture avec les aspirations de leur vie passée, leur éducation et leur statut. Il indique ainsi que le noble Clarus « avait tout abandonné avant de rejoindre Martin » et que « les moines ne possédaient rien en propre »[28]. On peut imaginer que certains renonçaient à une partie de leur héritage avant d'entrer au monastère. Par ailleurs, d'autres disciples qui restaient définitivement dans son entourage se détournaient de facto d'une éventuelle carrière dans le siècle qui s'apparentait parfois à un devoir familial et à laquelle ils avaient pourtant été préparés par leurs études[29]. Ce fut sans doute le cas de Gallus, le neveu d'Eventhius qui fut probablement gouverneur de Viennoise et qui rejoignit Martin après être sorti de l'école, peut-être celle d'Autun[30]. Cependant, la rupture avec leur ancienne vie n'était pas totale. D'une part, certains avaient sans doute reçu une éducation familiale chrétienne qui les préparait à vivre au monastère[31]. Enfin, à Marmoutier, l'idéal aristocratique d'une vie partagée entre otium et officium, contemplation et action, se perpétuaient sous de nouvelles modalités. Ainsi, les disciples de Martin ne pratiquaient aucune activité manuelle[32]. Par ailleurs, la formation au monastère n'impliquait pas forcément de renoncer à exercer une fonction publique. Sulpice indique ainsi que certains atteignirent le sommet de la carrière ecclésiastique[33].
Sulpice décrit un moine-évêque bienveillant et disponible à l'égard de l'élite sociale des Gaules. Il souligne l'attitude d’accueil et l'hospitalité de Martin lorsqu'il fut reçu à Marmoutier[34]. Cependant, il montre aussi qu'il sut parfois tenir ses distances avec ce milieu et ne dit presque rien d'une éventuelle réciprocité dans ces relations. Ainsi, Martin refuse de recevoir le préfet du prétoire des Gaules Vincent à la fin de sa vie lorsque celui-ci voulut dîner à Marmoutier « pour éviter que la vanité et l'orgueil ne se glissent en lui »[35]. L'ascète refuse par humilité la distinction que lui témoigne le préfet. Sulpice invite probablement ses lecteurs, à l'exemple de Martin, à faire preuve de plus de discernement dans leurs relations sociales[36]. Il leur rappelait, comme le soulignait plus tard Paulin de Nole qui s'inspirait peut-être de Martin, que l'amitié chrétienne se nouait nécessairement dans l'humilité alors que la conception classique de l'amicitia développée par Cicéron reposait sur la reconnaissance réciproque, par les deux amis, de leur excellence morale et sociale[37]. Enfin, il tait peut-être l'assistance de la part de ce milieu dont aurait pu bénéficier l'évêque dans la conversion du monde rural. Martin fut un évangélisateur actif détruisant des lieux de culte païens. Sulpice attribue ses succès dans ce domaine à sa prédication et à sa puissance surnaturelle. Néanmoins, on sait qu'en Orient les évêques ou les moines étaient parfois suppléés par les autorités dans leurs actions de conversion. Or Martin connaissait des aristocrates en fonction susceptibles de l'aider dans sa mission.
III. ENGAGER LA RESISTANCE : Martin, l'empereur et ses serviteurs
Les jugements de valeur que Sulpice porte sur les aristocrates gallo-romains sont toujours positifs car ces hauts-personnages ont reconnu Martin et sont loués pour leur piété. La plupart interagissent avec l'évêque dans un cadre privé et non dans l'exercice d'une fonction. En revanche, Martin est aussi confronté à des puissants qui exercent un pouvoir effectif dans le siècle, l'empereur et ses fonctionnaires. Lorsqu'ils considéraient que ces derniers outrepassaient leur droit et n'agissaient pas conformément à la volonté de Dieu, Martin a su rompre son isolement pour aller à leur rencontre.
Dans les Dialogues, Sulpice montre à trois reprises Martin confronté à des fonctionnaires sur le territoire de sa cité. Ainsi, il rapporte deux rencontres entre Martin et le comte Avicien qui était sûrement le gouverneur de province qui siégeait à Tours[38]. Alors que ce dernier était entré dans la ville avec une file de prisonniers qu'il comptait torturer le lendemain, Martin serait intervenu de nuit la veille des supplices afin de faire entendre raison au fonctionnaire. Cependant, trouvant porte close, un ange réveilla le comte et le terrorisa afin de l'avertir de la présence de Martin qui était prosterné sur le seuil du prétoire[39]. Une autre fois, l'évêque serait entré dans le tribunal du comte où il siégeait et l'aurait exorcisé en lui soufflant dessus après avoir aperçu sur son épaule un démon[40]. La puissance surnaturelle du saint homme est une fois de plus au cœur de ces interventions. Elle n'est plus requise par un tiers mais « imposée » par Martin et vient corriger un comportement associé à un mauvais usage de la potestas. Le sommeil du comte Avicien est spirituel comme celui des ennemis de Martin qui ne reconnaissent pas sa puissance surnaturelle et qu'il présente comme « somnolents » dans le premier livre des Dialogues[41]. L'évêque se sent peut-être investi d'une mission de surveillance de ce personnage alors que le canon 7 du concile d'Arles conditionnait l'accès à la communion pour le gouverneur au respect dans leurs actes, des préceptes chrétiens[42]. Par ailleurs, Sulpice ne décrit pas seulement un moine-évêque qui intervient en faveur de ceux qui s'apprêtent à subir les violences du bras séculier. Martin partage aussi leur condition. Ainsi, dans les Dialogues, les tortures des prisonniers du fonctionnaire Avicien répondent à celle de Martin qui fut lui aussi battu par des fonctionnaires, du fisc cette fois, lors d'une tournée missionnaire[43].
Devenu évêque, Martin s'est rendu au moins à quatre reprises dans la capitale impériale, à Trèves plaider auprès de l'empereur, une fois au début des années 370 et deux fois au milieu des années 380[44].
Nous voudrions revenir ici sur les deux interventions de Martin à la cour de Maxime dans le cadre du procès de Priscillien dans les années 380. Priscillien était un riche laïc qui prêchât dans les années 370 un ascétisme rigoureux. Son enseignement attira la suspicion d'évêques voisins, Ithace et Hydace qui l'accusèrent rapidement de manichéisme et de magie. Après la réunion d'un premier concile à Saragosse et divers rebondissements qui virent notamment Priscillien accéder au siège d'Avilla, l'empereur Maxime convoqua un nouveau concile à Bordeaux en 384 où l'évêque refusa d'être entendu devant des prélats qu'il jugea partiaux et en appela directement au souverain. Priscillien se rendit alors à Trèves pour être entendu devant l'empereur avec Ithace pour accusateur. Martin qui était alors dans la capitale impériale fut l'un des protagonistes de ce procès. Il fut semble-t-il l'un des seuls évêques avec Ambroise de Milan à opposer au souverain une résistance à la procédure. Tandis que les accusations de magie portées contre Priscillien et ses fidèles les exposaient devant la loi civile à la peine capitale, il fustigea la sévérité des peines encourues[45]. De même, il s'indigna de « la remise à juge séculier d'un jugement en une cause ecclésiastique »[46]. Il s’inquiétait de ce qu'il percevait comme une ingérence du bras séculier dans les affaires de l’Église. Ce faisant, il considérait sans doute Priscillien comme un évêque en fonction (à la différence de Maxime) et ne tenait pas compte de la légalité de la procédure au regard du droit de l'état (qui pouvait juger les manichéens et les magiciens)[47]. Nous pensons que l'évêque de Tours a alors demandé au souverain (en vain) la tenue d'un nouveau tribunal épiscopal pour juger Priscillien et ses disciples comme pourrait le faire croire sa prise de parole devant Maxime. Il pensait qu'il suffisait pour régler le conflit d'une « sentence des évêques » et que « les hérétiques fussent chassés de leurs églises »[48]. Pourtant alors que le prince promit à Martin de ne pas verser de sang, Priscillien fut finalement exécuté après son départ.
Malgré ce premier échec, Martin revint à Trèves quelques temps plus tard afin d'intercéder pour des fonctionnaires fidèles à Gratien en danger de mort[49]. Lorsqu'il arriva à la cour, l'empereur conseillé par les évêques antipriscillianistes s'apprêtaient à envoyer des tribuns en Espagne pour exécuter les derniers hérétiques. Martin s'y opposa et refusa de participer à l'ordination du nouvel évêque de Trèves par Ithace (l'évêque qui avait accusé Priscillien devant l'empereur) et ses soutiens, manifestant ainsi ostensiblement son hostilité à leur égard. L'évêque de Tours ne pouvait cautionner l'attitude d'Ithace qui s'était porté accusateur dans un procès qui avait abouti à la peine capitale. Il considérait sans doute, comme Lactance avant lui, qu'accuser un homme dans un procès pouvant aboutir à la peine de mort revenait à le tuer soi-même[50]. Alors qu'on commençait à accuser Martin d'hérésie, l'empereur qui éprouvait à son égard un profond respect voulut le convaincre de communier avec Ithace[51]. L'évêque campa sur ses positions et le souverain prit alors la décision d'exécuter tous les hérétiques, le contraignant finalement à communier. Il quitta précipitamment la cour, son intervention se soldant par un échec. Ces deux interventions à la cour de Maxime montrent que Martin jouissait d'une auctoritas indéniable sur le souverain et son épouse qui lui prépara un repas où elle le servit[52]. Maxime tient l'opinion de l'évêque de Tours en haute estime. Il semble que l'empereur Maxime ait profité des deux venues de Martin à sa cour pour s'entretenir avec lui de questions religieuses comme l'indique Sulpice : « tous leurs entretiens portaient sur le présent, l'avenir, la gloire promise aux fidèles, la vie éternelle des saints »[53]. Leur relation s'apparente à une forme de patronage spirituel de circonstance où le désir d'instruction en matière religieuse du souverain a sans doute rencontré la préoccupation authentique de Martin pour son salut.
Certains notables aquitains ayant servi l'empereur ont parfois rédigé des discours d'éloge (panégyrique) à son intention en vantant ses vertus et en rappelant la dimension « sacrée » entourant sa personne[54]. Sulpice Sévère, lui aussi aquitain éduqué dans les mêmes milieux, livre une vision nettement moins positive des empereurs romains et engage au contraire une dépréciation de la figure du souverain dans les moments traditionnels de sa célébration : audience impériale, banquet et adoratio.
Ainsi, dans les Dialogues, Sulpice décrit une audience de Martin devant le prince où celui-ci fut humilié. Alors que l'évêque souhaitait être reçu par l'empereur Valentinien (sans doute afin de plaider la cause de condamnés) celui-ci refusa de le recevoir, influencée par son épouse arienne, Justine[55]. Cependant, après qu'un ange lui ait finalement ouvert les portes du palais, Martin se présenta à lui et le trône sur lequel il siégeait prit feu. L'empereur fut contraint de se lever et de recevoir Martin. Alors que certains discours contemporains insistaient sur la crainte que suscitait l'audience au consistoire et l'honneur de rencontrer en personne « la divinité » (l'empereur), Sulpice montre un souverain qui éprouve à son tour de la crainte et qui doit faire face à plus grand que lui. On peut lire cet épisode comme un avertissement pour le pouvoir impérial alors qu'approche pour Martin et Sulpice le jour du jugement et celui des châtiments. Ainsi le trône de Dieu, celui sur lequel il siégera à la fin des temps, est décrit dans la vision « des quatre bêtes » du livre de Daniel entouré de flammes[56]. À l'époque des Dialogues, Jérôme interprétait la présence de ces flammes comme la préfiguration du châtiment des impies[57]. Par un renversement littéraire dont Sulpice a le secret, le trône symbole de la souveraineté terrestre de l'empereur devient l'instrument de la justice de Dieu et le symbole de sa souveraineté finale et céleste.
Ce n'est pas la seule fois où Sulpice montre un souverain ainsi malmené par l'évêque dans son palais. Dans la Vita Martini, il fait valoir la réticence de l'évêque, invité par Maxime, à participer à un banquet, reprochant au prince le meurtre de Gratien et l'usurpation de son pouvoir[58]. Installé à Trèves, Maxime cherchait à obtenir la reconnaissance de sa prise de pouvoir auprès des empereurs légitimes et de l'épiscopat gaulois[59]. Par cette invitation, il cherchait sans doute le soutien de Martin. Bien que l'évêque de Tours ait fini par accepter l'invitation après avoir entendu les justifications de Maxime, il maintint sa défiance lors du repas. Ainsi, alors que l'empereur lui tendit une coupe espérant qu'il la lui retourne en signe de respect, Martin préféra la donner à un prêtre. Dans ce cadre où tout est fait pour distinguer le souverain, l'assistance interpréta le geste de Martin comme un signe de mépris[60]. Notons que Sulpice décontextualise totalement l'épisode pour ne retenir que l'opposition prophétique de son héros. En fait, le geste de Martin se comprend d'autant mieux si on le replace dans le contexte politique d'alors. L'évêque se trouvait à la cour dans le cadre de l'affaire Priscillien et s'opposait à ce que l'empereur tranche un différend religieux. Par ce geste, Martin indiquait au souverain la primauté du sacerdoce sur son autorité (en passant le contenant à un prêtre), principe qui n'a pas été respecté dans l'affaire Priscillien.
Enfin, Sulpice déprécie une autre fois le pouvoir impérial dans la Vita Martini. À la fin de sa vie, un Christ de gloire déguisé en empereur serait apparu à Martin, l'interpellant et lui demandant de le reconnaître avant la fin des temps[61]. Néanmoins, l'évêque refusa et opposa à l'apparition parée des insignes impériaux les marques de la croix. La description que fait Sulpice rappelle la cérémonie de l'Adoratio pendant laquelle l'empereur prenait la parole et invitait son fidèle, un soldat ou un fonctionnaire à l'adorer en embrassant son manteau de pourpre[62]. Cette vision est une critique manifeste du pouvoir impérial. L'ancien soldat qui servit l'empereur refuse à nouveau de lui prêter fidélité. D'ailleurs, on sait que Martin fut scholaris et qu'il servit Constance II. Peut-être a-t-il pendant son service participé à cette cérémonie de promotion devant cet empereur, celui-là même que son maître spirituel Hilaire de Poitiers avait comparé à l'Antéchrist[63]. Cette vision en garderait alors le souvenir et aurait valeur de rédemption finale pour le soldat. Quoiqu'il en soit, si Sulpice a choisi d'insérer cet épisode dans sa Vita Martini, c'est qu'il pensait pouvoir intéresser les lecteurs de son temps. Il répondait à une certaine conception chrétienne du temps de l'Histoire et des relations entre l’Église et le pouvoir impérial. Si Eusèbe de Césarée maintenait la croyance en la Seconde Parousie, la période qui s'étendait avant sa réalisation était celle d'une alliance entre l'Empire chrétien et l’Église où le souverain converti à la vraie foi régnait sur terre à l’imitation du Christ[64]. Cette alliance était plus évidente que jamais à l'époque où écrivait Sulpice, peu après la mort de Théodose, qui avait interdit la pratique des cultes païens. Martin et Sulpice ne partageaient assurément pas l'optimisme d'Eusèbe de Césarée concernant le rôle providentiel de l'Empire. En rapportant la vision de Martin, Sulpice rappelait à ses lecteurs que leur seul vrai souverain était le Christ dont la venue était prochaine et qui n'avait rien de commun avec la société présente et un souverain temporel.
[1] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 10, 2.
[2] L'œuvre intégrale de Sulpice Sévère a été éditée dans la collection des Sources Chrétiennes : SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, J. FONTAINE (éd., trad., comm.,), SC 133-135, 3 vol., Les éditions du Cerf, Paris, 1967 ; SULPIVE SEVERE, Gallus : Dialogues sur les « vertus de saint Martin », J. FONTAINE (éd., trad.,), SC 510, Les éditions du Cerf, Paris, 2006 ; SULPICE SEVERE, Chroniques, G. SENNEVILLE-GRAVE (éd., trad., comm.), SC 441, Les éditions du Cerf, Paris, 1999.
[3] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 2, 1-2.
[4] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 2, 5.
[5] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 2, 5 : « il n'avait que quinze ans quand il fut arrêté, enchaîné, lié par les serments militaires. ». L'emploi du participe présent prodente qui signifie « montrer », « livrer par trahison » mais aussi « révéler » et « dévoiler » pourrait suggérer que Martin ait tenté d'échapper à l'incorporation en fuyant ou en se cachant : FONTAINE, Vie II, p. 455.
[6] PAULIN DE NOLE, Epist., XXIII, 18 et JEROME, Epist., LX, 9.
[7] L'hypothèse a d'abord été proposée par Ernest-Charles Babut puis a été reprise par Jacques Fontaine. FONTAINE Jacques, « Vérité et fiction dans la chronologie de la Vita Martini Martin » dans Saint Martin et son temps : mémorial du XVIe centenaire des débuts du monachisme en Gaule ; 361 – 1961 (Studia Anselmiana, 46), Herder, Rome, 1961, p. 208-220.
[8] JULLIAN Camille, « La jeunesse de saint Martin. A propos d'un livre récent » dans Revue des Études Anciennes, T.12, 1910, p. 268.
[9] Sur les scholares voir LEBOHEC Yann, L’armée romaine sous le Bas-Empire, Picard, Paris, 2006.
[10] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 4, 1-9.
[11] FONTAINE Jacques, « Sulpice Sévère a-t-il travesti saint Martin en martyr militaire ? » dans Analecta Bollandiana, T.81, 1963, p. 31-58.
[12] SULPICE SEVERE, Vita Martini, 4, 3 ; Acta Maximiliani, I, 2. Édition et traduction : MUSURILLO Anthony Herbert, The acts of the Christian Martyrs, Introduction, texts and translations, Clarendon Press, Oxford, 1972, p. 244-250.
[13] THEODORET, Histoire Ecclésiastique, III, 16, 6-7 : « Le tyran inventa encore une autre machination contre la piété. Pour distribuer l'or aux corps de troupe, selon la coutume ancienne, il s'assit sur le trône impérial, mais contrairement à l'usage, il fit placer devant lui un autel garni de braises et à côté, de l'encens sur la table. Il ordonna alors que chaque homme venant chercher l'or jetât d'abord de l'encens sur l'autel » ; GREGOIRE DE NAZIANZE, Discours, 4 : 82-84 : « L'or était exposé, l'encens aussi ; près de là, le feu : les semeurs d'encouragements étaient à proximité : quant au prétexte, comme il était vraisemblable ! Telle était, paraissait-il, la règle observée dans les largesses royales ». SOZOMENE, Histoire Ecclésiastique, V, 9, 1-10 et 17, 8-12.
[14] Apotropaïque : qui détourne le danger, qui protège.
[15] La suppression du labarum par Julien est mentionnée par SOZOMENE (Histoire Ecclésiastique, V, 17) et GREGOIRE DE NAZIANZE (Discours, 4, 66) : « Bientôt, il ose s'attaquer à son tour à ce grand étendard qui marche solennellement en portant l'image de la croix qui ; dressé dans les airs, précède l’armée ; qui a le pouvoir de délivrer de la fatigue, qui possède un grand renom parmi les Romains et qui règne, pour ainsi dire, sur tous les autres étendards ».
[16] Les années qui précèdent son congé voient l'empereur multiplier les conciles (Arles en 353, Milan en 355 et Béziers en 356) pour faire approuver la condamnation d'Athanase d'Alexandrie par l'épiscopat occidental.
[17] Il est possible de regrouper ces récits de miracles en trois catégories. La première qui est numériquement la plus importante regroupe des guérisons. Dans un premier épisode rapporté dans la Vita Martini et postérieur à 380, la fille d'un certain Arborius, un ancien préfet (vir praefectorius), atteinte de fièvre est guérie par une lettre de Martin (VM, 19, 1-2). Par la suite, avant 389, l'évêque rencontre Paulin de Nole, ancien consul et gouverneur qu'il guérit de sa cécité en lui touchant l’œil avec un pinceau (VM, 19, 3). Dans les Dialogues, un certain Evanthius qui occupe des fonctions dans le siècle fait appel à Martin après 371 alors qu'il se trouve gravement malade. Il est guéri alors que Martin approche de sa demeure. Une fois sur place l'évêque soigne l'un de ses esclaves mordu par un serpent (Dial.,II, 2, 3). Plus loin dans le même ouvrage, Lycontius, un ancien vicaire (ex vicariis) appelle au secours Martin en 376 car sa domesticité est malade (Dial., III, 14, 3-5). Enfin, on peut aussi compter dans cette catégorie la sollicitation d'un citoyen de la cité de Tours vers 370 nommé Rusticius, probablement un riche notable qui demande Martin pour la guérison de sa femme bien qu'il s'agisse en réalité d'un stratagème pour le faire venir à Tours afin qu'il devienne évêque (VM, 9, 1). Le second groupe de miracle réunit des cas de possessions démoniaques. A Trèves, Martin est sollicité par un certain Tétradius, un ancien proconsul (vir proconsularis) pour exorciser un esclave possédé, en 384 ou 385 (VM, 17, 1). Dans la même ville et à la même époque, Martin se rend dans la domus d'un pater familias mentionné de façon anonyme et guérit son cuisinier possédé (VM, 17, 5). Le dernier groupe de miracles comprend une résurrection et un miracle naturel. Sulpice rapporte avant 370 dans la Vita Martini la résurrection de l'esclave d'un honoratus, peut-être un ancien curiale nommé Lupicinus (VM, 8, 1-3). Enfin, Auspicius, un ancien préfet (vir praefectorius) sollicite Martin vers 377 pour faire cesser la grêle qui s'abat sur ses champs dans la région de Sens. Il fut peut-être préfet du prétoire des Gaules (Dial., III, 7, 1-5).
[18] Lycontius lui fait parvenir une lettre (Dial., III, 14, 3-5), Auspicius est le chef d'une délégation qui se rend trouver Martin (Dial., III, 7, 1-5) tandis que Tétradius demande le secours de Martin lorsque celui-ci se trouve à Trèves (VM, 17, 1).
[19] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 8, 1-3.
[20] On ne peut identifier aucun aristocrate comme assurément tourangeau. Cependant, Ernest-Charles Babut a suggéré que Lycontius appartenait à l'aristocratie tourangelle : BABUT Ernest-Charles, Saint Martin…op.cit., p. 202. Le récit de la guérison de sa domesticité dans les Dialogues (III, 14, 3-5) laisse à penser qu'il ne vivait pas très loin du monastère épiscopal si l'on suppose que Martin s'y trouvait alors : « il [Lycontius] accourut d'un trait jusqu'à lui, à la fois pour apporter la nouvelle que sa maison avait été libérée de tout danger et pour rendre grâce ».
[21] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 17, 4.
[22] SULPICE SEVERE, Dialogues, II, 2, 4.
[23] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 25, 1-8 et PAULIN DE NOLE, Epist, 17, 4 : « Je ne sais alors qu'en l'espace d'un an tu auraisp. venir nous voir et revenir chez toi sans plus de fatigues que lors des voyages en Gaule que tu multiplies depuis tant d'années ou de tes courses répétées souvent dans l'intervalle d'un seul été pour visiter Tours et des lieux plus retirés encore. Je ne suis pas envieux, non, je loue davantage ta dévotion au Christ, dévotion que tu admires et honores chez ses serviteurs. Je reconnais que c'est à bon droit et à juste titre que Martin reçoit des visites ».
[24] SULPCIE SEVERE, Vie de saint Martin, 19, 2 et Dialogues, II, 2, 3.
[25] SULPICE SEVERE, Vie de saint saint Martin, 10, 8 : « Cela doit être considéré comme d'autant plus extraordinaire qu'il y avait parmi eux, disait-on, un grand nombre de nobles ».
[26] COUTINHO FINGUINHA Mattheus, « Martin of Tours’ Monasticism and Aristocracies in Fourth-Century Gaul » dans Revista Brasileira de História, São Paulo, V. 36, nº 71, 2016, p. 1-22.
[27] Le jeune âge des disciples est mentionné à plusieurs reprises par Sulpice. Ainsi, Clarus est un « adulescens nobilissimus » (Vie de saint Martin, 23, 1), Brice a « grandi dès ses premières années au monastère » (Dialogues III, 15, 4) tandis que Gallus était écolier avant de rejoindre Martin (Dialogues II, 1, 1).
[28] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 10, 6 et 23, 1.
[29] SINOVEN Pauli, Being a roman magistrate. Office-holding and Roman Identity in Late Antique Gaul, Suomalaisen kirjallisuuden seura, Helsinki, 2006, p. 59. L'auteur évoque de véritables dynasties de serviteurs de l'état à travers les exemples d'Ausone ou de Sidoine Apollinaire.
[30] Gallus venait de la région de Sancerre (Dialogues, I, 27, 2).
[31] La famille de Gallus était peut-être chrétienne, en tout cas c'est le cas de son oncle maternel (Dialogues, II, 2, 3).
[32] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 10, 6.
[33] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 10, 8 : « Nous en avons vu plusieurs devenir ensuite évêques ».
[34] SULPICE SEVERE, Vita Martini, 25, 2.
[35] SULPICE SEVERE, Dialogues, I, 25, 6.
[36] Cette anecdote rappelle certaines prescriptions que l'on retrouve dans des correspondances du temps invitant des notables à faire preuve de réserve dans leurs relations sociales. Ainsi, Jérôme écrivait à la même époque à Paulin de Nole de se tenir à distance des puissants.
[37] HELLEGOUARC'H Joseph, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République (Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l'Université de Lille), Les Belles Lettres, Paris, 1964, p. 45 : « Une notion d'une aussi noble conception ne peut être fondée sur des sentiments vulgaires. On comprend le mépris avec lequel il parle des vulgares amicitiae […] elle prend son appui sur la virtus et ne peut exister sans elle […] l'amicitia n'existe que parmi les boni, autrement dit les gens pourvus de virtus. »
[38] GANSHOF François-Louis, « Saint Martin et le comte Avitianus » dans Mélanges Paul Peeters, Société des Bollandistes, Bruxelles, 1949, p. 203-223.
[39] SULPICE SEVERE, Dialogues, III, 4, 1-7.
[40] SULPICE SEVERE, Dialogues, III, 8, 1-3.
[41] SULPCIE SEVERE, Dialogues, I, 26, 6.
[42] Canon 7 du concile d'Arles : « Pour les gouverneurs qui sont fidèles et s'engagent dans la vie administrative, il a été décidé qu'après leur désignation, ils reçoivent des lettres ecclésiastiques de communion, avec cette condition que partout où ils exerceront leurs fonctions, ils soient surveillés par l'évêque du lieu ». Conciles gaulois du IVe siècles, GAUDEMET J. (trad. Com.), SC 241, Editions du cerf, Paris, 1977.
[43] SULPICE SEVERE, Dialogues, II, 3, 1-7.
[44] La première visite de Martin à Trèves date de son épiscopat sous le règne de Valentinien Ier (Dialogues, II, 5, 5-10). Les deux autres visites de Martin sont à placer sous le règne de Maxime entre 383 et 388 (Vita Martini, 20, 1-9 ; Dialogues, II, 6-7 ; III, 11-13 et Chroniques, I, 50, 2). Il est fort probable que Martin ait entrepris un autre voyage à Trèves à la fin de sa vie, peu avant sa mort en 397 dont nous ne savons cependant rien. En effet, Sulpice indique que Martin revenait de Trèves lorsqu'il guérit une vache (Dialogues, II, 9, 1). Or, il déclare plus loin que cet épisode est contemporain de l'incendie auquel il échappa à la fin de sa vie qu'il raconte dans sa lettre à Eusèbe (Epist, 1).
[45] SULPICE SEVERE, Chroniques, II, 50, 2.
[46] SULPICE SEVERE, Chroniques, II, 50, 2.
[47] Dans le code Théodosien plusieurs lois interdisent les pratiques magiques et condamnent ceux qui s'y adonnent à la peine capitale : C.Th., IX,16,1 (319-20), IX,16,4 (357), IX,16,5 (357 ; 356), IX,16,7 (364), IX,16,8 (370 ; 373).
[48] SULPICE SEVERE, Chroniques, II, 50, 2.
[49] SULPICE SEVERE, Dialogues, III, 11, 1-11.
[50] LACTANCE, Institutions divines, VI, 20, 16 : « Ainsi, le juste ne pourra pas servir dans l'armée, lui dont le service est celui de la justice, précisément ; il ne pourra pas non plus faire condamner quelqu'un à la peine capitale : tuer par l'épée ou d'un mot, c'est tout un, puisque c'est l'acte même de tuer qui est défendu. »
[51] SULPICE SEVERE, Dialogues, III, 12, 2 : « mais, lui n'ignorait point que Martin était supérieur à tous les mortels, en foi, en sainteté et en puissance surnaturelle ; c'est par une autre voie qu'il se dispose à vaincre le saint homme. »
[52] SULPCIE SEVERE, Dialogues, II, 6, 1-7.
[53] SULPICE SEVERE, Dialogues, II, 6, 3.
[54] AUSONE, Action de grâce pour le consulat ; PACATUS, Panégyrique de Théodose.
[55] SULPICE SEVERE, Dialogues, II, 5, 5-10.
[56] Daniel, 7, 9 : Tandis que je contemplais des trônes furent placés et un Ancien s'assit. Son vêtement, blanc comme la neige ; les cheveux de sa tête, purs comme la laine. Son trône était flammes de feu, aux roues de feu ardent.
[57] JEROME, Commentaire sur le livre de Daniel, 7, 9. Jérôme interprète la présence des flammes : « Pour que les pécheurs tremblent devant la grandeur des tourments et que les justes soient sauvés ».
[58] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 20, 1-9.
[59] Son grand chambellan aurait rencontré Théodose pour obtenir la paix à l'hiver 383/384 selon ZOSIME, Histoire Nouvelle, IV,37,2–3. Cependant, cette reconnaissance n'était sans doute que transitoire.
[60] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 20, 7.
[61] SULPCIE SEVERE, Vie de saint Martin, 24, 4-8.
[62] AVERY William T., « Adoratio Purpurae and the importance of the imperial Purple in the Fourth Century of the Christian era » dans Memoirs of the American Academy in Rome, Vol.97, 1940, p. 66-80.
[63] HILAIRE DE POITIERS, Contre Constance, 1 : « Voici le temps de parler, puisque déjà est passé le temps de se taire. “Attendons-nous à la venue du Christ”, puisque l’Antichrist l'a emporté » ; 5 : « Mais le combat de maintenant nous oppose à un persécuteur qui nous trompe, à un ennemi qui nous flatte, à Constance l’Antichrist » ; 7 : « Mais voici, à présent, ce qui t'est propre : tu te donnes faussement pour chrétien, toi qui es nouvel ennemi du Christ ; précurseur de l’Antichrist tu accomplis ses mystères de ténèbres » ; 11 : « Constance, tu es une brebis ; mais si tels sont tes actes, tu es un Antichrist. »
[64] EUSEBE DE CESAREE, La théologie politique de l’Empire chrétien. Louanges de Constantin Triakontaétérikos, P. MARAVAL (éd., trad., notes), coll. Sagesses chrétiennes, Paris, Les Éditions du Cerf, 2001.
En 371, lorsque Martin alors moine à Ligugé, devient évêque de Tours, il décide selon son biographe Sulpice Sévère de s'installer à l'écart de la communauté civique, au monastère de Marmoutier dont il est le fondateur. Il conserve « ses vertus monastiques » et mène une vie de prières, de jeûnes et d'ascèse[1]. Néanmoins, il ne se désintéresse pas totalement des affaires du monde, de sa cité et de l'Empire. Bien que modeste, son activité a une dimension publique incontestable qui le mène à côtoyer aristocrates, fonctionnaires ou empereurs à une époque où les évêques assument de plus en plus souvent un rôle civique et social. Cet aspect de sa biographie a fait l'objet d'une historiographie laconique et dispersée. Pourtant, il est révélateur des transformations des pratiques et des conceptions du pouvoir au IVe siècle, époque où les dirigeants et les élites de l'Empire se convertissent progressivement au christianisme. Avant de revenir sur les relations de l'évêque avec trois catégories de personnages (les aristocrates, les empereurs et leurs serviteurs), nous évoquerons le service militaire de Martin pendant lequel il dût servir César. Nous nous appuierons sur les trois textes laissés par Sulpice Sévère : la Vie de saint Martin, les Dialogues et les Chroniques en esquissant quelques aspects qui nous semblent dignes d'intérêt sans prétendre à une quelconque exhaustivité[2].
REFUSER L'OBEISSANCE : Le service militaire de Martin
On sait peu de choses sur les dispositions initiales de Martin à l'égard du pouvoir et de l'Empire. On peut dire a minima qu'il a été élevé à proximité de la cour impériale de Milan par un père fidèle à l'empereur. En effet, son biographe signale qu'il fut éduqué à Pavie, la grande ville la plus proche de la capitale impériale et que son père fut d'abord simple soldat avant de devenir tribun, promotion récompensant probablement un parcours exemplaire au sein de l'armée[3]. À l'âge de 15 ans Martin fut enrôlé conformément à un édit des princes stipulant que les fils de vétérans devaient servir à la suite de leur père[4]. Selon Sulpice, le jeune homme était alors attiré par le christianisme et chercha sans doute à résister à cette incorporation[5]. Le service militaire du soldat que son biographe décrit par la suite échappe en partie à l'historien. En effet, il écrit dans le milieu ascétique à la fin du IVe siècle où la militia Caesaris est déconsidérée surtout si elle précède une fonction ecclésiastique[6]. Ainsi, il relate un service exemplaire respectant les préceptes évangéliques et non les états de service d'un soldat romain. Il justifie le comportement de son héros en montrant que sous l'étendard de l'empereur, il servait déjà Dieu. Il rapporte les actes de charité du garde envers son prochain qui culmine avec le célèbre « partage du manteau » et cherche à raccourcir la durée de son service en rappelant qu'il ne servit que deux après ans après son baptême[7]. En revanche, Sulpice n'évoque jamais directement les missions et les obligations de Martin au service de l'empereur. Pourtant, il est indéniable que Martin « était mieux qu'un simple soldat » selon la formule de Camille Jullian[8]. Sulpice mentionne son service parmi les scholares, la garde impériale (probablement des unités de cavalerie de 500 hommes créées par Constantin Ier), des troupes combattantes qui avaient aussi des missions de police[9]. Il eut très certainement le grade d'officier dans l'armée.
Sulpice conclut ce service exemplaire d'un soldat chrétien par une renonciation éclatante au service devant César. Ainsi, il nous apprend que Martin quitta l'armée impériale en pleine campagne alors que Julien affrontait en 356 les Alamans sur le Rhin. Le garde aurait refusé la prime d'argent (donativum) distribuée par le souverain pour les encourager à poursuivre le combat le lendemain en faisant valoir l'impossibilité de combattre pour un chrétien. Julien l'accusant de lâcheté, Martin l'aurait défié en se proposant d'aller au-devant des lignes, armé du seul signe de la croix. Le jour venu, le soldat s'exécutant, les armées ennemies aurait demandé leur reddition[10]. Il est difficile de déterminer le fond historique de ce récit. Sulpice y poursuit son programme de justification en présentant Martin comme un « martyr militaire » et Julien comme un tyranus comme l'a bien montré Jacques Fontaine[11]. Ainsi, la déclaration de Martin « je suis soldat du Christ, je n'ai pas le droit de combattre » rappelle celle du martyr militaire Maximilien[12]. Par ailleurs, le biographe de Martin projette sans doute ici sur Julien des souvenirs qui sont nés postérieurement à son sujet dans la littérature chrétienne (rappelons que lorsque Martin le sert, Julien était encore officiellement chrétien). Les circonstances de l'entrevue (la remise d'un donativum) sont proches d'un récit rapporté par plusieurs auteurs chrétiens selon lequel l'empereur aurait essayé vers 362-363 de convertir sa garde chrétienne lors d'une remise de donativum en l'accompagnant d'un sacrifie d'encens[13]. De même, le dénouement de la scène où Sulpice souligne la valeur apotropaïque du signe de la croix est peut-être lui aussi inspirer de traditions ultérieures[14]. Selon les mêmes auteurs, Julien n'hésitait pas à moquer le signe chrétien et avait retiré le labarum des armées, l'étendard porté au-devant des lignes qui protégeaient les soldats[15]. Martin prouve au César païen qui avait privé les troupes de leur protection, de façon anachronique, l'efficacité protectrice de la croix.
Néanmoins, si la stylisation littéraire est indéniable, l'épisode conserve aussi sans doute une dimension historique. Ainsi, ce renoncement fut peut-être aussi pour Martin l'aboutissement d'une réflexion intérieure. D'une part, le soldat qui a un temps accepter de servir l'empereur chrétien a sans doute pu adopter à la fin de son service une position plus rigoriste reposant sur l'interdiction totale de verser le sang. D'autre part, à une époque où les débats initiés par Arius avaient passionné les foules, il n'est pas impossible qu'un militaire ait pris aussi son parti dans la controverse du côté de Nicée. Or les choix dogmatiques de Constance II en la matière peu avant sa renonciation ont peut-être ébranlé sa loyauté[16].
ASSUMER UNE ASSISTANCE, Martin et l'aristocratie gallo-romaine
Ces hauts-personnages dont Sulpice fournit une quinzaine de noms entretiennent des rapports cordiaux avec Martin et lui reconnaissent tous une posture morale supérieure. La plupart vivent encore dans le siècle et le côtoient pour obtenir une assistance thaumaturgique ou spirituelle. Quelques-uns en revanche viennent se former près de lui, au monastère de Marmoutier.
La majorité des membres de l'aristocratie gallo-romaine cités dans l’œuvre de Sulpice Sévère le sont dans des récits de miracles, de guérisons ou d'exorcismes[17]. Ces notables sollicitent l'évêque en lui faisant parvenir une lettre, en lui envoyant une délégation ou lors d'un déplacement à la cour impériale pour obtenir son assistance[18]. Cette activité thaumaturgique parmi l'aristocratie gallo-romaine débute avant même qu'il ne devienne évêque. Ainsi, Martin intervient dans le domaine de l'honoratus Lupicinus alors qu'il est encore moine à Ligugé[19]. Le reste de ces interventions se déroulent pendant son épiscopat, après 371. Ces notables sont presque déjà tous chrétiens et originaires de provinces diverses : de Lyonnaise (Lycontius est peut-être tourangeau), d'Aquitaine (Arborius) ou de Belgique (Tétradius vit à Trèves)[20]. La plupart détiennent ou ont détenu un office dans l'administration impériale, réel ou nominal. Bien qu'ils interagissent tous à une seule reprise avec l'évêque, on peut supposer cependant que la guérison devait créer un lien affectif pérenne entre l'évêque thaumaturge et le bénéficiaire de son action comme il le suggère lorsqu'il déclare que Tétradius « garda toujours une affection extraordinaire pour Martin »[21]. Ces aristocrates font appel à Martin comme il solliciterait un médecin. Cependant, à la différence d'un praticien, l'évêque véhiculait la puissance attachée au Dieu chrétien. Ces notables créditaient son action d'un pouvoir exceptionnel. Le fonctionnaire Evanthius est ainsi « fermement convaincu que rien n'était impossible à Martin »[22]. Mais Martin n'est pas seulement pour ces notables un homme puissant (vir potens) qui peut intercéder auprès de Dieu et chasser les démons, c'est aussi un exemple dont la conduite interpelle et suscite des émules, un maître spirituel susceptible de délivrer un enseignement. Martin a ainsi exercé auprès de cette aristocratie une forme discrète de « direction spirituelle ». Sa relation avec son biographe Sulpice Sévère en est le meilleur exemple. Ce dernier se déplace à plusieurs reprises pour le rencontrer et obtenir de sa part des conseils spirituels avant de s'adonner à son domicile à l'ascétisme[23]. On peut supposer que le cercle de ses émules ne s'est pas restreint au seul exemple de son biographe. Bien que l'auteur de la Vita Martini ne fasse pas de lien explicite entre la ferveur religieuse des notables qui recourent à la puissance miraculeuse du saint homme et son enseignement, plusieurs indices laissés par Sulpice signalent la diffusion de l'ascétisme martinien parmi cette élite sociale. Ainsi, la fille d'Arborius prend le voile après avoir été guérie par Martin (qui valorisait la virginité consacrée) tandis qu'Eventhius est « associé au saint par le mérite de sa vie », expression qui suggère une vie d'ascèse[24].
Sulpice signale par ailleurs que de nombreux disciples venus se former à son exemple à Marmoutier venaient de la noblesse des Gaules[25]. Ce terme qui reste polysémique à la fin du IVe siècle désigne probablement l'aristocratie sénatoriale et curiale[26]. Quoiqu'il en soit, ces nobles étaient sans doute pour la plupart encore de jeunes gens[27]. Selon Sulpice, l'arrivée auprès de Martin constituaient pour beaucoup une rupture avec les aspirations de leur vie passée, leur éducation et leur statut. Il indique ainsi que le noble Clarus « avait tout abandonné avant de rejoindre Martin » et que « les moines ne possédaient rien en propre »[28]. On peut imaginer que certains renonçaient à une partie de leur héritage avant d'entrer au monastère. Par ailleurs, d'autres disciples qui restaient définitivement dans son entourage se détournaient de facto d'une éventuelle carrière dans le siècle qui s'apparentait parfois à un devoir familial et à laquelle ils avaient pourtant été préparés par leurs études[29]. Ce fut sans doute le cas de Gallus, le neveu d'Eventhius qui fut probablement gouverneur de Viennoise et qui rejoignit Martin après être sorti de l'école, peut-être celle d'Autun[30]. Cependant, la rupture avec leur ancienne vie n'était pas totale. D'une part, certains avaient sans doute reçu une éducation familiale chrétienne qui les préparait à vivre au monastère[31]. Enfin, à Marmoutier, l'idéal aristocratique d'une vie partagée entre otium et officium, contemplation et action, se perpétuaient sous de nouvelles modalités. Ainsi, les disciples de Martin ne pratiquaient aucune activité manuelle[32]. Par ailleurs, la formation au monastère n'impliquait pas forcément de renoncer à exercer une fonction publique. Sulpice indique ainsi que certains atteignirent le sommet de la carrière ecclésiastique[33].
Sulpice décrit un moine-évêque bienveillant et disponible à l'égard de l'élite sociale des Gaules. Il souligne l'attitude d’accueil et l'hospitalité de Martin lorsqu'il fut reçu à Marmoutier[34]. Cependant, il montre aussi qu'il sut parfois tenir ses distances avec ce milieu et ne dit presque rien d'une éventuelle réciprocité dans ces relations. Ainsi, Martin refuse de recevoir le préfet du prétoire des Gaules Vincent à la fin de sa vie lorsque celui-ci voulut dîner à Marmoutier « pour éviter que la vanité et l'orgueil ne se glissent en lui »[35]. L'ascète refuse par humilité la distinction que lui témoigne le préfet. Sulpice invite probablement ses lecteurs, à l'exemple de Martin, à faire preuve de plus de discernement dans leurs relations sociales[36]. Il leur rappelait, comme le soulignait plus tard Paulin de Nole qui s'inspirait peut-être de Martin, que l'amitié chrétienne se nouait nécessairement dans l'humilité alors que la conception classique de l'amicitia développée par Cicéron reposait sur la reconnaissance réciproque, par les deux amis, de leur excellence morale et sociale[37]. Enfin, il tait peut-être l'assistance de la part de ce milieu dont aurait pu bénéficier l'évêque dans la conversion du monde rural. Martin fut un évangélisateur actif détruisant des lieux de culte païens. Sulpice attribue ses succès dans ce domaine à sa prédication et à sa puissance surnaturelle. Néanmoins, on sait qu'en Orient les évêques ou les moines étaient parfois suppléés par les autorités dans leurs actions de conversion. Or Martin connaissait des aristocrates en fonction susceptibles de l'aider dans sa mission.
ENGAGER LA RESISTANCE : Martin, l'empereur et ses serviteurs
Les jugements de valeur que Sulpice porte sur les aristocrates gallo-romains sont toujours positifs car ces hauts-personnages ont reconnu Martin et sont loués pour leur piété. La plupart interagissent avec l'évêque dans un cadre privé et non dans l'exercice d'une fonction. En revanche, Martin est aussi confronté à des puissants qui exercent un pouvoir effectif dans le siècle, l'empereur et ses fonctionnaires. Lorsqu'ils considéraient que ces derniers outrepassaient leur droit et n'agissaient pas conformément à la volonté de Dieu, Martin a su rompre son isolement pour aller à leur rencontre.
Dans les Dialogues, Sulpice montre à trois reprises Martin confronté à des fonctionnaires sur le territoire de sa cité. Ainsi, il rapporte deux rencontres entre Martin et le comte Avicien qui était sûrement le gouverneur de province qui siégeait à Tours[38]. Alors que ce dernier était entré dans la ville avec une file de prisonniers qu'il comptait torturer le lendemain, Martin serait intervenu de nuit la veille des supplices afin de faire entendre raison au fonctionnaire. Cependant, trouvant porte close, un ange réveilla le comte et le terrorisa afin de l'avertir de la présence de Martin qui était prosterné sur le seuil du prétoire[39]. Une autre fois, l'évêque serait entré dans le tribunal du comte où il siégeait et l'aurait exorcisé en lui soufflant dessus après avoir aperçu sur son épaule un démon[40]. La puissance surnaturelle du saint homme est une fois de plus au cœur de ces interventions. Elle n'est plus requise par un tiers mais « imposée » par Martin et vient corriger un comportement associé à un mauvais usage de la potestas. Le sommeil du comte Avicien est spirituel comme celui des ennemis de Martin qui ne reconnaissent pas sa puissance surnaturelle et qu'il présente comme « somnolents » dans le premier livre des Dialogues[41]. L'évêque se sent peut-être investi d'une mission de surveillance de ce personnage alors que le canon 7 du concile d'Arles conditionnait l'accès à la communion pour le gouverneur au respect dans leurs actes, des préceptes chrétiens[42]. Par ailleurs, Sulpice ne décrit pas seulement un moine-évêque qui intervient en faveur de ceux qui s'apprêtent à subir les violences du bras séculier. Martin partage aussi leur condition. Ainsi, dans les Dialogues, les tortures des prisonniers du fonctionnaire Avicien répondent à celle de Martin qui fut lui aussi battu par des fonctionnaires, du fisc cette fois, lors d'une tournée missionnaire[43].
Devenu évêque, Martin s'est rendu au moins à quatre reprises dans la capitale impériale, à Trèves plaider auprès de l'empereur, une fois au début des années 370 et deux fois au milieu des années 380[44].
Nous voudrions revenir ici sur les deux interventions de Martin à la cour de Maxime dans le cadre du procès de Priscillien dans les années 380. Priscillien était un riche laïc qui prêchât dans les années 370 un ascétisme rigoureux. Son enseignement attira la suspicion d'évêques voisins, Ithace et Hydace qui l'accusèrent rapidement de manichéisme et de magie. Après la réunion d'un premier concile à Saragosse et divers rebondissements qui virent notamment Priscillien accéder au siège d'Avilla, l'empereur Maxime convoqua un nouveau concile à Bordeaux en 384 où l'évêque refusa d'être entendu devant des prélats qu'il jugea partiaux et en appela directement au souverain. Priscillien se rendit alors à Trèves pour être entendu devant l'empereur avec Ithace pour accusateur. Martin qui était alors dans la capitale impériale fut l'un des protagonistes de ce procès. Il fut semble-t-il l'un des seuls évêques avec Ambroise de Milan à opposer au souverain une résistance à la procédure. Tandis que les accusations de magie portées contre Priscillien et ses fidèles les exposaient devant la loi civile à la peine capitale, il fustigea la sévérité des peines encourues[45]. De même, il s'indigna de « la remise à juge séculier d'un jugement en une cause ecclésiastique »[46]. Il s’inquiétait de ce qu'il percevait comme une ingérence du bras séculier dans les affaires de l’Église. Ce faisant, il considérait sans doute Priscillien comme un évêque en fonction (à la différence de Maxime) et ne tenait pas compte de la légalité de la procédure au regard du droit de l'état (qui pouvait juger les manichéens et les magiciens)[47]. Nous pensons que l'évêque de Tours a alors demandé au souverain (en vain) la tenue d'un nouveau tribunal épiscopal pour juger Priscillien et ses disciples comme pourrait le faire croire sa prise de parole devant Maxime. Il pensait qu'il suffisait pour régler le conflit d'une « sentence des évêques » et que « les hérétiques fussent chassés de leurs églises »[48]. Pourtant alors que le prince promit à Martin de ne pas verser de sang, Priscillien fut finalement exécuté après son départ.
Malgré ce premier échec, Martin revint à Trèves quelques temps plus tard afin d'intercéder pour des fonctionnaires fidèles à Gratien en danger de mort[49]. Lorsqu'il arriva à la cour, l'empereur conseillé par les évêques antipriscillianistes s'apprêtaient à envoyer des tribuns en Espagne pour exécuter les derniers hérétiques. Martin s'y opposa et refusa de participer à l'ordination du nouvel évêque de Trèves par Ithace (l'évêque qui avait accusé Priscillien devant l'empereur) et ses soutiens, manifestant ainsi ostensiblement son hostilité à leur égard. L'évêque de Tours ne pouvait cautionner l'attitude d'Ithace qui s'était porté accusateur dans un procès qui avait abouti à la peine capitale. Il considérait sans doute, comme Lactance avant lui, qu'accuser un homme dans un procès pouvant aboutir à la peine de mort revenait à le tuer soi-même[50]. Alors qu'on commençait à accuser Martin d'hérésie, l'empereur qui éprouvait à son égard un profond respect voulut le convaincre de communier avec Ithace[51]. L'évêque campa sur ses positions et le souverain prit alors la décision d'exécuter tous les hérétiques, le contraignant finalement à communier. Il quitta précipitamment la cour, son intervention se soldant par un échec. Ces deux interventions à la cour de Maxime montrent que Martin jouissait d'une auctoritas indéniable sur le souverain et son épouse qui lui prépara un repas où elle le servit[52]. Maxime tient l'opinion de l'évêque de Tours en haute estime. Il semble que l'empereur Maxime ait profité des deux venues de Martin à sa cour pour s'entretenir avec lui de questions religieuses comme l'indique Sulpice : « tous leurs entretiens portaient sur le présent, l'avenir, la gloire promise aux fidèles, la vie éternelle des saints »[53]. Leur relation s'apparente à une forme de patronage spirituel de circonstance où le désir d'instruction en matière religieuse du souverain a sans doute rencontré la préoccupation authentique de Martin pour son salut.
Certains notables aquitains ayant servi l'empereur ont parfois rédigé des discours d'éloge (panégyrique) à son intention en vantant ses vertus et en rappelant la dimension « sacrée » entourant sa personne[54]. Sulpice Sévère, lui aussi aquitain éduqué dans les mêmes milieux, livre une vision nettement moins positive des empereurs romains et engage au contraire une dépréciation de la figure du souverain dans les moments traditionnels de sa célébration : audience impériale, banquet et adoratio.
Ainsi, dans les Dialogues, Sulpice décrit une audience de Martin devant le prince où celui-ci fut humilié. Alors que l'évêque souhaitait être reçu par l'empereur Valentinien (sans doute afin de plaider la cause de condamnés) celui-ci refusa de le recevoir, influencée par son épouse arienne, Justine[55]. Cependant, après qu'un ange lui ait finalement ouvert les portes du palais, Martin se présenta à lui et le trône sur lequel il siégeait prit feu. L'empereur fut contraint de se lever et de recevoir Martin. Alors que certains discours contemporains insistaient sur la crainte que suscitait l'audience au consistoire et l'honneur de rencontrer en personne « la divinité » (l'empereur), Sulpice montre un souverain qui éprouve à son tour de la crainte et qui doit faire face à plus grand que lui. On peut lire cet épisode comme un avertissement pour le pouvoir impérial alors qu'approche pour Martin et Sulpice le jour du jugement et celui des châtiments. Ainsi le trône de Dieu, celui sur lequel il siégera à la fin des temps, est décrit dans la vision « des quatre bêtes » du livre de Daniel entouré de flammes[56]. À l'époque des Dialogues, Jérôme interprétait la présence de ces flammes comme la préfiguration du châtiment des impies[57]. Par un renversement littéraire dont Sulpice a le secret, le trône symbole de la souveraineté terrestre de l'empereur devient l'instrument de la justice de Dieu et le symbole de sa souveraineté finale et céleste.
Ce n'est pas la seule fois où Sulpice montre un souverain ainsi malmené par l'évêque dans son palais. Dans la Vita Martini, il fait valoir la réticence de l'évêque, invité par Maxime, à participer à un banquet, reprochant au prince le meurtre de Gratien et l'usurpation de son pouvoir[58]. Installé à Trèves, Maxime cherchait à obtenir la reconnaissance de sa prise de pouvoir auprès des empereurs légitimes et de l'épiscopat gaulois[59]. Par cette invitation, il cherchait sans doute le soutien de Martin. Bien que l'évêque de Tours ait fini par accepter l'invitation après avoir entendu les justifications de Maxime, il maintint sa défiance lors du repas. Ainsi, alors que l'empereur lui tendit une coupe espérant qu'il la lui retourne en signe de respect, Martin préféra la donner à un prêtre. Dans ce cadre où tout est fait pour distinguer le souverain, l'assistance interpréta le geste de Martin comme un signe de mépris[60]. Notons que Sulpice décontextualise totalement l'épisode pour ne retenir que l'opposition prophétique de son héros. En fait, le geste de Martin se comprend d'autant mieux si on le replace dans le contexte politique d'alors. L'évêque se trouvait à la cour dans le cadre de l'affaire Priscillien et s'opposait à ce que l'empereur tranche un différend religieux. Par ce geste, Martin indiquait au souverain la primauté du sacerdoce sur son autorité (en passant le contenant à un prêtre), principe qui n'a pas été respecté dans l'affaire Priscillien.
Enfin, Sulpice déprécie une autre fois le pouvoir impérial dans la Vita Martini. À la fin de sa vie, un Christ de gloire déguisé en empereur serait apparu à Martin, l'interpellant et lui demandant de le reconnaître avant la fin des temps[61]. Néanmoins, l'évêque refusa et opposa à l'apparition parée des insignes impériaux les marques de la croix. La description que fait Sulpice rappelle la cérémonie de l'Adoratio pendant laquelle l'empereur prenait la parole et invitait son fidèle, un soldat ou un fonctionnaire à l'adorer en embrassant son manteau de pourpre[62]. Cette vision est une critique manifeste du pouvoir impérial. L'ancien soldat qui servit l'empereur refuse à nouveau de lui prêter fidélité. D'ailleurs, on sait que Martin fut scholaris et qu'il servit Constance II. Peut-être a-t-il pendant son service participé à cette cérémonie de promotion devant cet empereur, celui-là même que son maître spirituel Hilaire de Poitiers avait comparé à l'Antéchrist[63]. Cette vision en garderait alors le souvenir et aurait valeur de rédemption finale pour le soldat. Quoiqu'il en soit, si Sulpice a choisi d'insérer cet épisode dans sa Vita Martini, c'est qu'il pensait pouvoir intéresser les lecteurs de son temps. Il répondait à une certaine conception chrétienne du temps de l'Histoire et des relations entre l’Église et le pouvoir impérial. Si Eusèbe de Césarée maintenait la croyance en la Seconde Parousie, la période qui s'étendait avant sa réalisation était celle d'une alliance entre l'Empire chrétien et l’Église où le souverain converti à la vraie foi régnait sur terre à l’imitation du Christ[64]. Cette alliance était plus évidente que jamais à l'époque où écrivait Sulpice, peu après la mort de Théodose, qui avait interdit la pratique des cultes païens. Martin et Sulpice ne partageaient assurément pas l'optimisme d'Eusèbe de Césarée concernant le rôle providentiel de l'Empire. En rapportant la vision de Martin, Sulpice rappelait à ses lecteurs que leur seul vrai souverain était le Christ dont la venue était prochaine et qui n'avait rien de commun avec la société présente et un souverain temporel.
[1] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 10, 2.
[2] L'œuvre intégrale de Sulpice Sévère a été éditée dans la collection des Sources Chrétiennes : SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, J. FONTAINE (éd., trad., comm.,), SC 133-135, 3 vol., Les éditions du Cerf, Paris, 1967 ; SULPIVE SEVERE, Gallus : Dialogues sur les « vertus de saint Martin », J. FONTAINE (éd., trad.,), SC 510, Les éditions du Cerf, Paris, 2006 ; SULPICE SEVERE, Chroniques, G. SENNEVILLE-GRAVE (éd., trad., comm.), SC 441, Les éditions du Cerf, Paris, 1999.
[3] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 2, 1-2.
[4] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 2, 5.
[5] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 2, 5 : « il n'avait que quinze ans quand il fut arrêté, enchaîné, lié par les serments militaires. ». L'emploi du participe présent prodente qui signifie « montrer », « livrer par trahison » mais aussi « révéler » et « dévoiler » pourrait suggérer que Martin ait tenté d'échapper à l'incorporation en fuyant ou en se cachant : FONTAINE, Vie II, p. 455.
[6] PAULIN DE NOLE, Epist., XXIII, 18 et JEROME, Epist., LX, 9.
[7] L'hypothèse a d'abord été proposée par Ernest-Charles Babut puis a été reprise par Jacques Fontaine. FONTAINE Jacques, « Vérité et fiction dans la chronologie de la Vita Martini Martin » dans Saint Martin et son temps : mémorial du XVIe centenaire des débuts du monachisme en Gaule ; 361 – 1961 (Studia Anselmiana, 46), Herder, Rome, 1961, p. 208-220.
[8] JULLIAN Camille, « La jeunesse de saint Martin. A propos d'un livre récent » dans Revue des Études Anciennes, T.12, 1910, p. 268.
[9] Sur les scholares voir LEBOHEC Yann, L’armée romaine sous le Bas-Empire, Picard, Paris, 2006.
[10] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 4, 1-9.
[11] FONTAINE Jacques, « Sulpice Sévère a-t-il travesti saint Martin en martyr militaire ? » dans Analecta Bollandiana, T.81, 1963, p. 31-58.
[12] SULPICE SEVERE, Vita Martini, 4, 3 ; Acta Maximiliani, I, 2. Édition et traduction : MUSURILLO Anthony Herbert, The acts of the Christian Martyrs, Introduction, texts and translations, Clarendon Press, Oxford, 1972, p. 244-250.
[13] THEODORET, Histoire Ecclésiastique, III, 16, 6-7 : « Le tyran inventa encore une autre machination contre la piété. Pour distribuer l'or aux corps de troupe, selon la coutume ancienne, il s'assit sur le trône impérial, mais contrairement à l'usage, il fit placer devant lui un autel garni de braises et à côté, de l'encens sur la table. Il ordonna alors que chaque homme venant chercher l'or jetât d'abord de l'encens sur l'autel » ; GREGOIRE DE NAZIANZE, Discours, 4 : 82-84 : « L'or était exposé, l'encens aussi ; près de là, le feu : les semeurs d'encouragements étaient à proximité : quant au prétexte, comme il était vraisemblable ! Telle était, paraissait-il, la règle observée dans les largesses royales ». SOZOMENE, Histoire Ecclésiastique, V, 9, 1-10 et 17, 8-12.
[14] Apotropaïque : qui détourne le danger, qui protège.
[15] La suppression du labarum par Julien est mentionnée par SOZOMENE (Histoire Ecclésiastique, V, 17) et GREGOIRE DE NAZIANZE (Discours, 4, 66) : « Bientôt, il ose s'attaquer à son tour à ce grand étendard qui marche solennellement en portant l'image de la croix qui ; dressé dans les airs, précède l’armée ; qui a le pouvoir de délivrer de la fatigue, qui possède un grand renom parmi les Romains et qui règne, pour ainsi dire, sur tous les autres étendards ».
[16] Les années qui précèdent son congé voient l'empereur multiplier les conciles (Arles en 353, Milan en 355 et Béziers en 356) pour faire approuver la condamnation d'Athanase d'Alexandrie par l'épiscopat occidental.
[17] Il est possible de regrouper ces récits de miracles en trois catégories. La première qui est numériquement la plus importante regroupe des guérisons. Dans un premier épisode rapporté dans la Vita Martini et postérieur à 380, la fille d'un certain Arborius, un ancien préfet (vir praefectorius), atteinte de fièvre est guérie par une lettre de Martin (VM, 19, 1-2). Par la suite, avant 389, l'évêque rencontre Paulin de Nole, ancien consul et gouverneur qu'il guérit de sa cécité en lui touchant l’œil avec un pinceau (VM, 19, 3). Dans les Dialogues, un certain Evanthius qui occupe des fonctions dans le siècle fait appel à Martin après 371 alors qu'il se trouve gravement malade. Il est guéri alors que Martin approche de sa demeure. Une fois sur place l'évêque soigne l'un de ses esclaves mordu par un serpent (Dial.,II, 2, 3). Plus loin dans le même ouvrage, Lycontius, un ancien vicaire (ex vicariis) appelle au secours Martin en 376 car sa domesticité est malade (Dial., III, 14, 3-5). Enfin, on peut aussi compter dans cette catégorie la sollicitation d'un citoyen de la cité de Tours vers 370 nommé Rusticius, probablement un riche notable qui demande Martin pour la guérison de sa femme bien qu'il s'agisse en réalité d'un stratagème pour le faire venir à Tours afin qu'il devienne évêque (VM, 9, 1). Le second groupe de miracle réunit des cas de possessions démoniaques. A Trèves, Martin est sollicité par un certain Tétradius, un ancien proconsul (vir proconsularis) pour exorciser un esclave possédé, en 384 ou 385 (VM, 17, 1). Dans la même ville et à la même époque, Martin se rend dans la domus d'un pater familias mentionné de façon anonyme et guérit son cuisinier possédé (VM, 17, 5). Le dernier groupe de miracles comprend une résurrection et un miracle naturel. Sulpice rapporte avant 370 dans la Vita Martini la résurrection de l'esclave d'un honoratus, peut-être un ancien curiale nommé Lupicinus (VM, 8, 1-3). Enfin, Auspicius, un ancien préfet (vir praefectorius) sollicite Martin vers 377 pour faire cesser la grêle qui s'abat sur ses champs dans la région de Sens. Il fut peut-être préfet du prétoire des Gaules (Dial., III, 7, 1-5).
[18] Lycontius lui fait parvenir une lettre (Dial., III, 14, 3-5), Auspicius est le chef d'une délégation qui se rend trouver Martin (Dial., III, 7, 1-5) tandis que Tétradius demande le secours de Martin lorsque celui-ci se trouve à Trèves (VM, 17, 1).
[19] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 8, 1-3.
[20] On ne peut identifier aucun aristocrate comme assurément tourangeau. Cependant, Ernest-Charles Babut a suggéré que Lycontius appartenait à l'aristocratie tourangelle : BABUT Ernest-Charles, Saint Martin…op.cit., p. 202. Le récit de la guérison de sa domesticité dans les Dialogues (III, 14, 3-5) laisse à penser qu'il ne vivait pas très loin du monastère épiscopal si l'on suppose que Martin s'y trouvait alors : « il [Lycontius] accourut d'un trait jusqu'à lui, à la fois pour apporter la nouvelle que sa maison avait été libérée de tout danger et pour rendre grâce ».
[21] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 17, 4.
[22] SULPICE SEVERE, Dialogues, II, 2, 4.
[23] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 25, 1-8 et PAULIN DE NOLE, Epist, 17, 4 : « Je ne sais alors qu'en l'espace d'un an tu auraisp. venir nous voir et revenir chez toi sans plus de fatigues que lors des voyages en Gaule que tu multiplies depuis tant d'années ou de tes courses répétées souvent dans l'intervalle d'un seul été pour visiter Tours et des lieux plus retirés encore. Je ne suis pas envieux, non, je loue davantage ta dévotion au Christ, dévotion que tu admires et honores chez ses serviteurs. Je reconnais que c'est à bon droit et à juste titre que Martin reçoit des visites ».
[24] SULPCIE SEVERE, Vie de saint Martin, 19, 2 et Dialogues, II, 2, 3.
[25] SULPICE SEVERE, Vie de saint saint Martin, 10, 8 : « Cela doit être considéré comme d'autant plus extraordinaire qu'il y avait parmi eux, disait-on, un grand nombre de nobles ».
[26] COUTINHO FINGUINHA Mattheus, « Martin of Tours’ Monasticism and Aristocracies in Fourth-Century Gaul » dans Revista Brasileira de História, São Paulo, V. 36, nº 71, 2016, p. 1-22.
[27] Le jeune âge des disciples est mentionné à plusieurs reprises par Sulpice. Ainsi, Clarus est un « adulescens nobilissimus » (Vie de saint Martin, 23, 1), Brice a « grandi dès ses premières années au monastère » (Dialogues III, 15, 4) tandis que Gallus était écolier avant de rejoindre Martin (Dialogues II, 1, 1).
[28] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 10, 6 et 23, 1.
[29] SINOVEN Pauli, Being a roman magistrate. Office-holding and Roman Identity in Late Antique Gaul, Suomalaisen kirjallisuuden seura, Helsinki, 2006, p. 59. L'auteur évoque de véritables dynasties de serviteurs de l'état à travers les exemples d'Ausone ou de Sidoine Apollinaire.
[30] Gallus venait de la région de Sancerre (Dialogues, I, 27, 2).
[31] La famille de Gallus était peut-être chrétienne, en tout cas c'est le cas de son oncle maternel (Dialogues, II, 2, 3).
[32] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 10, 6.
[33] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 10, 8 : « Nous en avons vu plusieurs devenir ensuite évêques ».
[34] SULPICE SEVERE, Vita Martini, 25, 2.
[35] SULPICE SEVERE, Dialogues, I, 25, 6.
[36] Cette anecdote rappelle certaines prescriptions que l'on retrouve dans des correspondances du temps invitant des notables à faire preuve de réserve dans leurs relations sociales. Ainsi, Jérôme écrivait à la même époque à Paulin de Nole de se tenir à distance des puissants.
[37] HELLEGOUARC'H Joseph, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République (Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l'Université de Lille), Les Belles Lettres, Paris, 1964, p. 45 : « Une notion d'une aussi noble conception ne peut être fondée sur des sentiments vulgaires. On comprend le mépris avec lequel il parle des vulgares amicitiae […] elle prend son appui sur la virtus et ne peut exister sans elle […] l'amicitia n'existe que parmi les boni, autrement dit les gens pourvus de virtus. »
[38] GANSHOF François-Louis, « Saint Martin et le comte Avitianus » dans Mélanges Paul Peeters, Société des Bollandistes, Bruxelles, 1949, p. 203-223.
[39] SULPICE SEVERE, Dialogues, III, 4, 1-7.
[40] SULPICE SEVERE, Dialogues, III, 8, 1-3.
[41] SULPCIE SEVERE, Dialogues, I, 26, 6.
[42] Canon 7 du concile d'Arles : « Pour les gouverneurs qui sont fidèles et s'engagent dans la vie administrative, il a été décidé qu'après leur désignation, ils reçoivent des lettres ecclésiastiques de communion, avec cette condition que partout où ils exerceront leurs fonctions, ils soient surveillés par l'évêque du lieu ». Conciles gaulois du IVe siècles, GAUDEMET J. (trad. Com.), SC 241, Editions du cerf, Paris, 1977.
[43] SULPICE SEVERE, Dialogues, II, 3, 1-7.
[44] La première visite de Martin à Trèves date de son épiscopat sous le règne de Valentinien Ier (Dialogues, II, 5, 5-10). Les deux autres visites de Martin sont à placer sous le règne de Maxime entre 383 et 388 (Vita Martini, 20, 1-9 ; Dialogues, II, 6-7 ; III, 11-13 et Chroniques, I, 50, 2). Il est fort probable que Martin ait entrepris un autre voyage à Trèves à la fin de sa vie, peu avant sa mort en 397 dont nous ne savons cependant rien. En effet, Sulpice indique que Martin revenait de Trèves lorsqu'il guérit une vache (Dialogues, II, 9, 1). Or, il déclare plus loin que cet épisode est contemporain de l'incendie auquel il échappa à la fin de sa vie qu'il raconte dans sa lettre à Eusèbe (Epist, 1).
[45] SULPICE SEVERE, Chroniques, II, 50, 2.
[46] SULPICE SEVERE, Chroniques, II, 50, 2.
[47] Dans le code Théodosien plusieurs lois interdisent les pratiques magiques et condamnent ceux qui s'y adonnent à la peine capitale : C.Th., IX,16,1 (319-20), IX,16,4 (357), IX,16,5 (357 ; 356), IX,16,7 (364), IX,16,8 (370 ; 373).
[48] SULPICE SEVERE, Chroniques, II, 50, 2.
[49] SULPICE SEVERE, Dialogues, III, 11, 1-11.
[50] LACTANCE, Institutions divines, VI, 20, 16 : « Ainsi, le juste ne pourra pas servir dans l'armée, lui dont le service est celui de la justice, précisément ; il ne pourra pas non plus faire condamner quelqu'un à la peine capitale : tuer par l'épée ou d'un mot, c'est tout un, puisque c'est l'acte même de tuer qui est défendu. »
[51] SULPICE SEVERE, Dialogues, III, 12, 2 : « mais, lui n'ignorait point que Martin était supérieur à tous les mortels, en foi, en sainteté et en puissance surnaturelle ; c'est par une autre voie qu'il se dispose à vaincre le saint homme. »
[52] SULPCIE SEVERE, Dialogues, II, 6, 1-7.
[53] SULPICE SEVERE, Dialogues, II, 6, 3.
[54] AUSONE, Action de grâce pour le consulat ; PACATUS, Panégyrique de Théodose.
[55] SULPICE SEVERE, Dialogues, II, 5, 5-10.
[56] Daniel, 7, 9 : Tandis que je contemplais des trônes furent placés et un Ancien s'assit. Son vêtement, blanc comme la neige ; les cheveux de sa tête, purs comme la laine. Son trône était flammes de feu, aux roues de feu ardent.
[57] JEROME, Commentaire sur le livre de Daniel, 7, 9. Jérôme interprète la présence des flammes : « Pour que les pécheurs tremblent devant la grandeur des tourments et que les justes soient sauvés ».
[58] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 20, 1-9.
[59] Son grand chambellan aurait rencontré Théodose pour obtenir la paix à l'hiver 383/384 selon ZOSIME, Histoire Nouvelle, IV,37,2–3. Cependant, cette reconnaissance n'était sans doute que transitoire.
[60] SULPICE SEVERE, Vie de saint Martin, 20, 7.
[61] SULPCIE SEVERE, Vie de saint Martin, 24, 4-8.
[62] AVERY William T., « Adoratio Purpurae and the importance of the imperial Purple in the Fourth Century of the Christian era » dans Memoirs of the American Academy in Rome, Vol.97, 1940, p. 66-80.
[63] HILAIRE DE POITIERS, Contre Constance, 1 : « Voici le temps de parler, puisque déjà est passé le temps de se taire. “Attendons-nous à la venue du Christ”, puisque l’Antichrist l'a emporté » ; 5 : « Mais le combat de maintenant nous oppose à un persécuteur qui nous trompe, à un ennemi qui nous flatte, à Constance l’Antichrist » ; 7 : « Mais voici, à présent, ce qui t'est propre : tu te donnes faussement pour chrétien, toi qui es nouvel ennemi du Christ ; précurseur de l’Antichrist tu accomplis ses mystères de ténèbres » ; 11 : « Constance, tu es une brebis ; mais si tels sont tes actes, tu es un Antichrist. »
[64] EUSEBE DE CESAREE, La théologie politique de l’Empire chrétien. Louanges de Constantin Triakontaétérikos, P. MARAVAL (éd., trad., notes), coll. Sagesses chrétiennes, Paris, Les Éditions du Cerf, 2001.
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