Clément Baranger
Résumé
Chez les Modernes et dans l’historiographie des deux derniers siècles, il est fréquent de lire que l’eau a joué un rôle essentiel, presque évident, dans les pratiques cultuelles au sein des sanctuaires du monde grec. Cette vision, qui ne rend pas justice à la complexité de la place de l’eau dans la religion grecque et qui est, à ce titre, de plus en plus critiquée, trouve son paroxysme dans le sanctuaire d’Apollon à Delphes, dans lequel les nombreuses sources d’eau et aménagements hydrauliques ont participé à la construction d’une « opinion commune » sur l’utilisation de l’eau dans les rites delphiques, notamment dans le cadre du fonctionnement oraculaire. Une relecture critique des sources disponibles et la prise en compte des caractéristiques environnementales du sanctuaire, permettrait pourtant de proposer de nouvelles interprétations sur l’utilisation de l’eau décrite dans les sources et la fonction des aménagements hydrauliques à Delphes.
Détails
Chronologie : VIe – Ve siècle av.n.è.
Lieux : Grèce
Mots-clés : Grèce – Antiquité – eau – religion – sanctuaire – aménagements hydrauliques – historiographie
Chronology: VIth – Vth century BCE
Location: Greece
Keywords: Greece – Antiquity – water – religion – sanctuary – hydraulic engineering – historiography
Plan
I – L'Utilisation de l'eau dans le sanctuaire : usages cultuels et usages quotidiens
II – La fonction des aménagements hydrauliques dans le sanctuaire de Delphes
Pour citer cet article
Référence électronique
Baranger Clément, “L’eau dans le sanctuaire d’Apollon à Delphes : de la question de l’utilisation cultuelle de l’eau à la protection du sanctuaire.", Revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest [En ligne], n°3, 2023, mis en ligne le 13 octobre 2023, consulté le 3 décembre 2024 à 18h34, URL : https://ajco49.fr/2023/10/13/leau-dans-le-sanctuaire-dapollon-a-delphes-de-la-question-de-lutilisation-cultuelle-de-leau-a-la-protection-du-sanctuaire
L'Auteur
Clément Baranger
Actuellement à la recherche d’un financement doctoral, mes recherches portent sur l’articulation entre les différents rapports aux eaux dans l’Antiquité grecque. Ces recherches ont commencé en Master 1, sous la direction de William Pillot à l’Université d’Angers, année pendant laquelle je me suis intéressé au cas du sanctuaire de Delphes. Elles ont été poursuivies en Master 2 à Aix-Marseille Université sous la direction de Sophie Bouffier, où elles ont porté sur l’eau et le rapport à la nature dans la religion grecque. Ces recherches ont déjà fait l’objet d’une communication lors de l’atelier de recherche « Biophilie Antique », mené par William Pillot dans le cadre du programme HESIODE en novembre 2022 et, étant soucieux de diffuser mes recherches au-delà du cadre universitaire, elles ont également fait l’objet d’un article dans la Lettre Eau n°87 de l’association France Nature Environnement.
Droits d'auteur
Tous droits réservés à l'Association des Jeunes Chercheurs de l'Ouest.
Les propos tenus dans les travaux publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.
Ἄριστον μὲν ὕδωρ, « l’eau est le meilleur des biens[1] » : cette formule écrite par Pindare dans sa première olympique à la charnière des et IVe et Ve siècle av.n.è, rend compte de l’importance que l’eau a pu tenir dans l’Antiquité grecque. Indispensable à la vie, elle irrigue l’ensemble des activités quotidiennes, agricoles, artisanales, commerciales et cultuelles, et a nécessité la mise en place d’aménagements spécifiques, aussi bien pour sa gestion, son stockage, que la protection des dangers dont elle peut être la source. Cette formule résume également la vision que l’historiographie des deux derniers siècles a porté sur l’eau, notamment sur ses rapports avec le sacré avec lequel elle apparait intimement liée. Cette relation entre l’eau et le religieux trouve ses prémices scientifiques durant le XIXe, où se rencontrent les premiers grands travaux de mythologie comparée, qui mettent au jour une place récurrente de l’eau dans les mythes ; avec les premières grandes fouilles archéologiques du pourtour méditerranéen, révélant quant à elles de nombreuses installations hydrauliques dans les sanctuaires[2]. Le XXe siècle a continué cette association, où l’eau trouvait une place importante dans la majorité des traités d’histoire des religions[3], et où la multiplication des fouilles archéologiques a continué de mettre au jour des aménagements hydrauliques, renforçant ainsi l’idée d’une place primordiale de l’eau dans les pratiques cultuelles anciennes. Plus récemment, cette vision a fait l’objet de critiques de la part d’historiens[4] et d'archéologues [5], qui considèrent que l’association entre eau et sacré est devenue une opinion commune, traduisant un manque de retour critique sur l’utilisation cultuelle de l’eau au sein des productions scientifiques. Le sanctuaire panhellénique d’Apollon à Delphes, dont l’oracle était le plus célèbre du monde grec antique, n’a pas échappé à cette opinion commune. Son importance dans le paysage religieux grec et les nombreux travaux scientifiques qu’il a suscité, font de ce sanctuaire un poste d’observation privilégié pour comprendre les utilisations de l’eau dans les sanctuaires grecs et discuter la place que l’historiographie a donné à l’eau dans la religion grecque.
L‘utilisation de l’eau dans le sanctuaire : usages cultuels et usages quotidiens
Au regard de la production historiographique du XXe siècle, l’affirmation de Pindare se vérifierait dans le cas du sanctuaire de Delphes, où l’eau semble tenir une place centrale dans l’ensemble des pratiques cultuelles, et notamment dans le cadre du fonctionnement oraculaire. Selon Pierre Amandry, l’eau de la source Castalie, qui s’écoule d’une fontaine située sous la faille des Phédriades à quelques centaines de mètres de l’enceinte du sanctuaire, était utilisée dans l’inspiration de la Pythie[6]. De même, pour Georges Roux, au regard des sources épigraphiques et de sa principale source littéraire, Pausanias, la Pythie se baignait dans l’eau de Castalie et buvait l’eau de Cassotis pour être inspirée[7]. Cette présence de l’eau dans l’inspiration se retrouve encore chez Joseph Fontenrose, qui justifie les pouvoirs mantiques de l’eau par son passage dans le royaume des morts, passage durant lequel l’eau serait chargée de pouvoirs oraculaires[8].
L’argumentaire de ces chercheurs repose sur des sources, majoritairement poétiques et tragiques, qui supposent un rapprochement entre la Pythie et les eaux de Castalie et/ou Cassotis. En l’espèce, ces rapprochements concernent autant le bain purificateur de la prophétesse que son inspiration. Le premier de ces auteurs est Pindare qui, dans sa deuxième Pythique, associe l’oracle d’Apollon à la source Castalie, sans mentionner explicitement les pouvoirs oraculaires de la source d’eau[9]. De même, Euripide mentionne l’aspersion de la Pythie[10] avec l’eau de Castalie, ainsi que la purification par l’eau des pèlerins[11]. Il faut également ajouter une scholie à Euripide, repérée et traduite par Pierre Amandry, qui appuie le bain rituel de la Pythie dans la source Castalie[12]. La dernière source mentionnant explicitement l’intervention de Castalie dans l’inspiration de la Pythie provient de Lucien de Samosate, qui affirme que la Pythie boit l’eau de la source pour être inspirée par Apollon[13]. Enfin, selon Pausanias, l’eau de Cassotis se rend sous l’adyton du temple d’Apollon, et y inspire la prophétesse[14].
Malgré ces preuves d’une association plus ou moins directe entre Castalie et/ou Cassotis et l’oracle d’Apollon, l’interprétation de ces trois savants a fait l’objet de critiques, notamment de la part de Stella Georgoudi[15] et d’Amélie Perrier[16]. À partir d’une relecture critique des sources, S. Georgoudi tend à démontrer que l’eau mantique, utilisée dans le processus oraculaire, ressort davantage d’une interprétation devenue opinio communis que d’un fait avéré dans les sources textuelles et archéologiques. Pour le cas de Delphes, elle dénonce le silence des auteurs de la période archaïque sur les vertus mantiques de Castalie et, à l’inverse, l’utilisation de sources tardives, parfois chrétiennes, qui mentionnent Castalie oraculaire[17]. De même, elle considère le témoignage de Pausanias comme trop peu fiable aux vues de la méthode du Périégète, qui ne fait que rapporter ce qu’il voit et entend des traditions locales. Il ne semble en réalité ne s’être jamais rendu dans l’adyton du temple d’Apollon. Sur ce point, les fouilles archéologiques ont confirmé l’absence de cours d’eau circulant sous le temple d’Apollon, invalidant le témoignage de Pausanias[18]. Amélie Perrier, en charge d’un projet de recherche sur l’eau à Delphes, émet de nombreuses réserves quant aux pouvoirs oraculaires de la source Castalie, mais préfère proposer une évolution de l’utilisation de l’eau dans le fonctionnement oraculaire, commençant par la pratique de l’aspersion, qui aurait évolué en bain purificateur, puis en absorption. En addition des critiques portées pas S. Georgoudi sur le silence des auteurs archaïques, A. Perrier remarque celui de Plutarque, dont le témoignage a pourtant valeur d’autorité puisque lui-même au service du culte d’Apollon à Delphes.
Le problème de l’eau à Delphes apparaît ainsi comme la somme du problème des sources disponibles et les termes utilisés dans ces dernières, leur non-concordance avec les données archéologiques, ainsi que l’interprétation que l’historiographie en a fait, notamment au regard de l’opinion commune sur l’eau et le sacré. Ainsi, afin de faire le point sur les mentions de Castalie, une étude statistique sur ses contextes d’énonciations a été réalisée à partir de la base de données Thesaurus Linguae Graecae (TLG). Cette étude statistique visait avant tout les textes d’origines non-chrétiennes, puisque ces derniers avaient une tendance à diaboliser la « transe pythique[19] », et se concentrait seulement sur les textes qui associaient directement et clairement Castalie au fonctionnement oraculaire. Ainsi sur les trente-trois sources retenues, seulement sept d’entre elles mentionnent directement Castalie dans le fonctionnement oraculaire (21%), auxquelles il faut en ajouter quatre évoquant une activité cultuelle autour de la source, sans directement impliquer l’oracle (12%). Les vingt-deux autres mentions (67%), apparaissent comme des toponymes, ou plus exactement comme une manière de nommer le sanctuaire de Delphes ou l’oracle d’Apollon, à l’instar de la « rocheuse Pytho » qu’il est possible de retrouver dès l’Iliade[20], sans appuyer sur l’utilisation cultuelle de Castalie. Ainsi, la sous-représentation statistique de Castalie oraculaire, apparaît comme un indice supplémentaire de l’absence de l’utilisation de l’eau de la source dans le fonctionnement oraculaire.
Ce travail quantitatif permet donc de relativiser la place que tient la source Castalie oraculaire dans l’ensemble de ses mentions. Plus encore, il permet une étude qualitative, concentrée sur les auteurs présents dans la catégorie « Fonctionnement oraculaire ». Qui sont-ils ? Quels sont leurs points communs ? Pourquoi présenter la source Castalie comme une source dotée de pouvoirs oraculaires, alors que les données archéologiques et la majorité des sources littéraires et épigraphiques n’en font nullement mention ?
Les premières mentions concrètes de Castalie oraculaire remontent au Ve siècle, et semblent circonscrites à la tragédie athénienne, spécifiquement à Euripide qui totalise trois des sept mentions de Castalie dans le fonctionnement oraculaire. Ainsi, l’examen des besoins idéologiques et politiques de l’Athènes du siècle de Périclès semble être une piste prometteuse pour comprendre ce phénomène.
L’idéologie athénienne, qui se construit dès le VIe mais se structure réellement au Ve siècle, repose sur le principe de l’autochtonie. Dans leur généalogie mythique, le peuple athénien décent d’Érichthonios, né de la Terre[21]. L’iconographie du Ve siècle figure le mythe en montrant Gaia donnant Érichthonios à Athéna, devant Héphaïstos et Cécrops, premier roi mythique d’Athènes. Ce mythe de l’autochtonie permet à Athènes d’affirmer sa supériorité face aux autres cités, car elle seule est peuplée de citoyens légitimes, là où les peuples des autres cités ne sont que les enfants adoptifs de leur terre[22] ; tout en légitimant la démocratie[23]. L’affirmation de l’autochtonie athénienne a des implications directes dans l’histoire du sanctuaire de Delphes, ou en tout cas dans l’histoire du sanctuaire de Delphes proposée par les auteurs athéniens – qui composent le plus gros corpus de sources disponibles pour cette période – dans un contexte de volonté de rapprochement entre la cité et le sanctuaire, déjà établi par la fondation du temple des Alcméonides, grande famille aristocratique athénienne, à la fin du VIe siècle. Ainsi, Eschyle, au Ve siècle, dans Les Euménides, propose une généalogie des premiers propriétaires de l’oracle de Delphes, où il institut Gaia comme la première prophétesse : πρῶτον μὲν εὐχῆ τῆιδε πρεσβεύω θεῶν τὴν πρωτόμαντιν Γαῖαν « Ma prière va d’abord à la plus âgée des dieux, qui a rendu ses oracles la première, la Terre[24] ». L’institution d’une Gaia Protomantice à Delphes, irait de pair, selon François Quantin, avec une nécessité de « justifier l’autonomie sans refuser l’autochtonie[25] » : derrière cette formule, l’auteur résume le paradoxe politico-religieux athénien du Ve siècle, qui utilise l’autochtonie pour affirmer sa supériorité face aux autres cités, mais qui a besoin d’affirmer une autonomie, dont les nouvelles valeurs ne correspondent pas à la vieille tradition de l’autochtonie. Apollon, dieu moins ancien capable de légitimer théologiquement l’autonomie athénienne, est ainsi instrumentalisé dans la propagande de la cité Attique, en tant que médiateur entre Gaia et les Athéniens. Cette médiation apollinienne se retrouve chez Eschyle, où il succède à Gaia sur le siège oraculaire sans qu’aucune violence ne soit commise sur personne[26], ainsi que sur les décors du fronton Est du temple des Alcméonides, montrant les Athéniens ouvrant le chemin au char d’Apollon, figurant ainsi l’action athénienne dans l’intronisation d’Apollon sur le siège oraculaire[27]. Cette nouvelle généalogie mythique des propriétaires de l’oracle pourrait entraîner des conséquences sur la manière dont la Pythie serait inspirée par Apollon chez les auteurs Athéniens. L’eau de la source Castalie, s’écoulant dans les entrailles de la Terre, première prophétesse de l’oracle de Delphes, serait chargée de son pouvoir oraculaire et permettrait ainsi d’inspirer la Pythie chez Euripide. Qu’en est-il des autres mentions ? Elles peuvent être le résultat de l’héritage athénien, cela est d’autant plus vraisemblable pour les témoignages de Lucien de Samosate[28] et d’Oenomaos de Gadara[29], qui écrivent tous deux au IIe siècle d.n.è. Ce IIe siècle est notamment caractérisé par le mouvement de la seconde sophistique, dont fait partie Lucien de Samosate, où la tradition athénienne des Ve et IVe siècles tient une place centrale[30]. L’apparition et la réactivation du thème de Castalie oraculaire semble alors essentiellement tributaire des contextes athéniens, que ce soit dans l’histoire politique de la cité au Ve siècle av.n.è, ou dans son héritage culturel au IIe siècle.
Outre le cas spécifique de l’inspiration de la Pythie, l’eau trouvait une place, quant à elle moins sujette à débat, dans les pratiques cultuelles delphiques. Le plus gros de son utilisation semble restreint à la pratique de la purification, aussi bien documenté par Euripide[31] que par le nombre important de perirrhanteria permettant la purification des pèlerins[32]. En plus de la purification, l’eau était utilisée dans le cadre des sacrifices sanglants précédant l’activité oraculaire, selon le témoignage de Plutarque[33] : « Et que signifie l’aspersion des bêtes sacrifiées (αί δἐ τῶν ἱερείων κατασπείσεις τί βούλονται), ou l’interdiction de rendre des oracles lorsque la bête de sacrifice n’est pas secouée de tremblements et de frissons jusqu’aux extrémités des pattes pendant qu’on l’asperge ? (καὶ τὸ μὴ θεμιστεύειν, ἐὰν μὴ τὸ ἱερεῖον ὅλον ἐξ ἄκρων σφυρῶν ὑπότρομον γένηται καὶ κραδανθῇ κατασπενδόμενον;) ». Cette aspersion n’était pas réalisée avec n’importe quelle eau, il s’agissait d’une eau lustrale (κατασπείσεις), dont la sacralité était suffisante pour déterminer la tenue, ou non, d’un oracle. Les tremblements et frissons pourraient ici être rapprochés de l’eau de Castalie, dont la fraîcheur était reconnue par Pausanias[34]. Il pourrait également s’agir de la fontaine des Muses, plus proche du temple d’Apollon, qui était également utilisée pour la purification[35]. Enfin, la dernière utilisation cultuelle connue à Delphes renvoie à une probable activité thérapeutique, conçue autour du petit sanctuaire d’Asclépios, se trouvant en contrebas du temple d’Apollon. De ce sanctuaire, seule la fontaine et son bassin permettent de témoigner d’une utilisation de l’eau face à un silence des sources littéraire sur ce dernier. La présence d’aménagements hydrauliques n’est ici pas une singularité : les sanctuaires érigés en l’honneur d’Asclépios étaient tous pourvus d’ouvrages hydrauliques permettant les pratiques cultuelles, en témoigne le célèbre Asclépiéion d’Épidaure, composé de vasques pour les ablutions purificatrices, d’un puits et de bains, le tout étant alimenté par un réseau hydraulique complexe permettant l’acheminement des eaux des sources voisines vers une fontaine monumentale située dans le temple[36]. L’eau de l’Asclépiéion de Delphes provenait d’une source jaillissant derrière l’opisthodome du temple d’Apollon, et semble avoir fait l’objet d’un traitement spécifique : une inscription retrouvée par P. Amandry et H. Ducoux[37] dans le bassin de la fontaine mentionne une interdiction de s’y baigner, et témoigne de l’importance de garder la pureté de l’eau qui s’y écoule face à toute forme de souillure.
La fonction des aménagements hydrauliques dans le sanctuaire de Delphes
Un second facteur ayant permis d’attribuer une importance de l’eau dans les activités cultuelles delphiques, est le nombre important de fontaines qui n’a cessé d’étonner les historiens et archéologues[38]. Au nombre total de sept, ces fontaines parsèment le territoire de Delphes, mais leur présence semble en trop grand nombre face aux besoins cultuels du sanctuaire[39].
Comment expliquer cette omniprésence de fontaines ? Delphes a été bâti sur les flancs du Mont Parnasse, montagne caractérisée par un relief de type karstique, c’est-à-dire un relief créé à partir de la dissolution des roches calcaires par la circulation des eaux souterraines et les eaux pluviales[40]. Ce type de relief a la particularité de présenter un nombre important de dangers environnementaux directement liés à la présence de l’eau : coulées boueuses, solifluxions, éboulements, chutes de pierres, inondations lors des pluies torrentielles saisonnières, sont autant de risques[41] aggravés par l’importante activité sismique du golfe de Corinthe[42]. Le sanctuaire a ainsi dû faire face à un nombre important de catastrophes naturelles, qui ont directement impacté l’aménagement de l’eau. En effet, le temple des Alcméonides, construit à la fin du VIe siècle, a été détruit en 373 à cause d’un séisme qui provoqua l’éboulement d’une roche déjà fragilisée par l’écoulement des eaux souterraines[43]. La reconstruction du temple d’Apollon s’est accompagnée d’une série de mesures préventives visant à protéger le sanctuaire des dangers de l’eau. Ces mesures sont aussi bien des réponses architecturales, caractérisées par l’équipement de grilles de lambourdes et de contreforts permettant de rendre le temple moins vulnérable face aux glissements de terrain[44], que de réponses techniques, qui touchent quant à elles le réseau hydraulique delphique. Ce réseau hydraulique, avant la catastrophe naturelle de 373, était déjà composé de trois fontaines (fontaines de Kerna A, Cassotis et des Muses), mais dont la connexion entre chacune d’entre elles reste difficile à déterminer. Suite à la catastrophe, le sanctuaire se pare de deux nouvelles fontaines (Kerna B et la fontaine de l’Asclépiéion), qui s’incorporent dans un système hydraulique qui se complexifie, et dont le but est de contrôler la circulation de l’eau dans le sanctuaire. Dans ce système, les fontaines de Kerna A et B ont pour tâche de capter les eaux pluviales, s’écoulant des hauteurs du Mont Parnasse, et de contrôler leur circulation jusqu’à la fontaine Cassotis, qui elle-même amène les eaux sous le temple d’Apollon jusqu’à la fontaine des Muses, où l’eau pouvait s’écouler sans danger pour les monuments. La construction du théâtre, au IIIe ou au IIe siècle av.n.è, peut être placée dans la continuité des fontaines Kerna A et B car fonctionnant de manière semblable à un entonnoir[45]. Capable de drainer les eaux, il est pourvu de trois canaux d’adduction permettant l’évacuation de l’eau en dehors de l’enceinte à l’ouest, vers la fontaine de l’Asclépiéion au sud, et enfin à l’est, sous la terrasse du temple d’Apollon. La fontaine de l’Asclépiéion, quant-à-elle, recevait une partie des eaux du théâtre et de la source de l’opisthodome, qu’elle acheminait à l’extérieur du temenos par le biais des canalisations situées sur la voie sacrée.
Fig. 2. Plan hydraulique du sanctuaire de Delphes (d’après G. ALGREEN-USSING, A. BRAMSNÆS, E. Hansen, Atlas de Delphes, 1975)
Le nouvel aménagement des eaux qui se dessine à partir du IVe siècle permet ainsi de comprendre la place des fontaines dans le sanctuaire. Elles apparaissent comme la clé de voute d’un système hydraulique permettant de capter les eaux du sanctuaire, et de les faire circuler jusqu’à l’extérieur de l’enceinte à l’aide des canaux souterrains, permettant ainsi la protection des aménagements humains. Cette fonction des aménagements hydrauliques peut être éclairée par une autre spécificité delphique : l’absence de citernes. En effet, les fouilles conduites par l’École française d’Athènes n’ont pas permis de mettre au jour des citernes précédent l’époque hellénistique tardive voire l’époque romaine, alors même que les citernes font partie des aménagements hydrauliques incontournables du monde grec[46], permettant aussi bien le stockage de l’eau que la « production » d’eau potable[47]. Comment expliquer cette absence de citernes à Delphes pendant l’époque grecque ? Une fois encore, les cadres hydrogéologiques et climatiques apparaissent comme des facteurs explicatifs déterminants, et peuvent être éclairés par ce qu’il est possible de trouver ailleurs dans le monde grec. L’île de Délos, dans les Cyclades, est une petite île formée à partir de deux types de roches : le gneiss et le granit, deux roches permettant une facile absorption et accumulation de l’eau dans le sous-sol. Son climat est de type semi-aride[48], et la saison des pluies se situe de l’automne au début du printemps, période pendant laquelle il tombe entre 200mm et 500mm de pluie par an, contre 800 à 1200mm par an pour Delphes. La majeure partie des ressources en eau de cette île de 360ha se trouve dans les nappes phréatiques, rechargées chaque année par les pluies saisonnières[49]. Les fouilles de l’île de Délos ont permis d’excaver un nombre important de puits et de citernes, qui sont les deux ouvrages urbains les plus représentés. Il semblerait même que les habitations situées sur la colline du théâtre, avant sa construction, bénéficiaient de puits individuels[50]. Outre ces infrastructures individuelles, l’île bénéficiait de réservoirs communs, construits entre le IVe et le IIIe siècle, dont le but était de stocker temporairement l’eau avant sa réinfiltration. Les deux principaux, en contexte urbain, étaient le bassin-réservoir de l’Inopos, qui servait de barrage au seul cours d’eau éponyme de l’île, lui aussi saisonnier. Ce bassin réservoir de 40×8/10m soit une capacité de 2600m3, était alimenté par l’Inopos mais également par les eaux souterraines[51]. De même, le réservoir du théâtre, d’une dimension de 25,40m x 6,50m, soit une capacité de 1150m3, était alimenté par la nappe phréatique et le ruissellement des eaux du théâtre[52]. Ces deux réservoirs comportent des capacités de stockage supérieures à la capacité maximale des pluies annuelles, témoignant d’un besoin de stocker le plus possible l’eau, en cas de saison faiblement pluvieuse. Au miroir de Delphes, l’omniprésence des édifices permettant le stockage de l’eau à Délos, du fait de sa situation hydrogéologique, renvoie à l’absence de citernes et de puits sur le sanctuaire de Delphes, du fait de son abondance en eau. À l’inverse, l’omniprésence de fontaines dans le sanctuaire de Delphes, tient à la nécessité de faire circuler l’eau en dehors du sanctuaire pour sa protection, et son absence à Délos renvoie à la nécessité de stocker l’eau plutôt qu’à sa circulation. En d’autres termes, les aménagements hydrauliques à Delphes tendent à protéger le sanctuaire face à une dangereuse abondance de l’eau, là où le seul danger hydrique à Délos est celui de la pénurie en eau, occasionnant ainsi deux systèmes hydrauliques dissemblables, et permettant ici d’introduire l’idée d’une différenciation des aménagements hydraulique en fonction des espaces. Dans le cas de Delphes, la construction de citernes à partir de l’époque hellénistique tardive, voire romaine, dans un territoire pourtant riche en eau, questionne sur leur utilité. Certes, les époques hellénistiques et romaines sont réputées pour avoir été gourmandes en eau, notamment dans les sanctuaires où se développent une activité artisanale. Néanmoins, l’apparition de citernes pourrait être reliée à un réchauffement climatique apparu entre le IVe et le IIIe siècle av.n.è, qui voit un réchauffement du bassin méditerranéen et une diminution des pluies[53] : ces deux facteurs ont très bien pu être à l’origine d’une diminution de la quantité d’eau disponible et le tarissement des sources alimentant le sanctuaire, occasionnant une nécessité de bâtir des citernes. Appuyant cette hypothèse, il semblerait que la source de la fontaine des Muses ne coulait plus au IIe, comme le laisse penser Plutarque : les raisons d’un tarissement peuvent être nombreuses, mais l’hypothèse d’un assèchement semble satisfaisante pour l’évoquer[54].
Au terme de cette étude, l’utilisation de l’eau dans le cadre des cultes à Delphes semble principalement limitée à la purification, à laquelle il faut ajouter une hypothétique activité thérapeutique. L’analyse statistique et contextuelle des mentions de Castalie oraculaire a montré que ce thème est circonscrit aux contextes politiques et idéologiques de l’Athènes classique, et apparait comme une création ex-nihilo plutôt que comme une pratique dûment représentée dans les sources. Les activités cultuelles en rapport avec l’eau au sein du sanctuaire sont rendues possibles par la présence d’aménagements hydrauliques, dont la fonction dépasse le simple domaine cultuel. Conçues en réponse aux risques environnementaux occasionnés par le relief karstique, la pluviométrie et l’activité sismique du golfe de Corinthe, les fontaines arborent une fonction de régulation des eaux du sanctuaire dans un but de protection de ce dernier. Cette double fonction des aménagements hydrauliques au sein des sanctuaires, invite à les considérer comme des postes d’observation privilégiés, où se cristallisent la multiplicité des manières de concevoir l’eau dans l’Antiquité grecque.
[1] Pindare, Olympiques, I, v. 1.
[2] Voir par exemple : RENAN Ernest, Mission de Phénicie, Imprimerie Impériale, Paris, 1864-1874.
[3] Eliade Mircéa, Traité d’histoire des religions, Payot, Paris, 1949, (réédition 2019), p. 198-225.
[4] Georgoudi Stella, « Sources and fountains in oracular sanctuaries: a mantic water? », Les études classiques, Vol. 87, No 1-3, 2019, p. 125-150.
[5] Fumado Ortega Iván, « La place des eaux dans les sanctuaires phénico-puniques. Bilan archéologique », in. Robinson Betsey Ann, Bouffier Sophie, Fumado Ortega Ivan, Ancient Waterlands, Presses Universitaires de Provence, Marseille, 2019, p. 195-211.
[6] Amandry Pierre, La mantique apollinienne. Essai sur le fonctionnement oraculaire, Éditions de Boccard, Paris, 1950, p. 136.
[7] Pour une synthèse de la vision de l’eau à Delphes dans la pensée de Georges Roux, voir : Roux Georges, « L'eau et la divination dans le sanctuaire de Delphes », in. Métral Jean, Sanlaville Paul (dir.), L'homme et l'eau en Méditerranée et au Proche-Orient. I, Séminaire de recherche 1979-1980, Lyon : Maison de l'Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 1981, p. 155-159.
[8] Fontenrose Joseph, Python. A study of a Delphic myth and its origins, University of California Press, Los Angeles, 1980, p. 548.
[9] Pindare, Pythiques, II, v. 39.
[10] Euripide, Phéniciennes, v. 221-225.
[11] Euripide, Ion, v. 94-97.
[12] Amandry Pierre, La mantique apollinienne à Delphes. Essai sur le fonctionnement de l’oracle, Bibliothèque des Ecole française d’Athènes et de Rome, Paris, 1950, p. 136.
[13] Lucien de Samosate, Hermotimos, 60.
[14] Pausanias, Description de la Grèce, X, 24, 7.
[15] Georgoudi Stella, « Sources and fountains in oracular sanctuaries: a mantic water? », Les études classiques, Vol. 87, No 1-3, 2019, p. 125-150.
[16] Perrier Amélie, « De l’éloquence et des dangers de l’eau à Delphes », Les études classiques, Vol. 87, No 1-3, 2019, p. 151-170.
[17] Georgoudi Stella, « Sources and fountains in oracular sanctuaries: a mantic water? », Les études classiques, Vol. 87, No 1-3, 2019, p. 142.
[18] Ibid., p. 143.
[19] Amandry Pierre, La mantique apollinienne. Essai sur le fonctionnement oraculaire, Éditions de Boccard, Paris, 1950, p. 21-23.
[20] Homère, Iliade, II, 519.
[21] Homère, Iliade, II, 546.
[22] Démosthène, Oraison funèbre, 4, 19.
[23] Loraux Nicole, « L'autochtonie : une topique athénienne. Le mythe dans l'espace civique », Annales. Economies, sociétés, civilisations, 34e année, N. 1, 1979, pp. 3-26.
[24] Eschyle, Les Euménides, 1.
[25] Quantin François, « Gaia oraculaire : traditions et réalité », Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, Vol. 7, n°1-2, 1992, p. 195.
[26] Eschyle, Les Euménides, 1-8.
[27] Quantin François, « Gaia oraculaire : traditions et réalité », Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, Vol. 7, n°1-2, 1992, p. 192.
[28] Lucien de Samosate, Hermotimos, 60.
[29] Oenomaos de Gadara apud Eusèbe, Praeparatio Evangelica, 5, 28, 9.
[30] Anderson Graham, The second sophistic. A cultural phenomenon in the Roman Empire, Routledge, Londres, 1993.
[31] Euripide, Ion, 94-97
[32] Pimpl Heidrun, Louteria und Perirrhanteria. Entwicklung und Verwendung grosser Steinbecken in Griechenland, Verlag Köster, Berlin, 1997, p. 148-156 et p. 320-328.
[33] Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, 402 C, 17.
[34] Pausanias, Description de la Grèce, X, 8, 9.
[35] Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, 402 C, 17.
[36] Ginouvès René, « Dieux guérisseurs et sanctuaires de sources dans la Grèce antique », in. Landes Christian (éd.), Dieux guérisseurs en Gaule romaine, Musée Archéologique Henri Prades, Lattes, 1992, p. 97-105.
[37] Amandry Pierre, « Chronique des fouilles et découvertes archéologiques en Grèce en 1940-1941 », Bulletin de correspondance hellénique, Volume 64-65, 1940, p. 259.
[38] Hellmann Marie-Christine, L’architecture grecque, t. 2, L’architecture et funéraire, Picard, Paris, 2006, p. 249.
[39] Roux Georges, Pouilloux Jean, Énigmes à Delphes, Édition de Boccard, Paris, 1963, p. 81.
[40] Pech Pierre, al., Lexique de géographie physique, Armand Colin, Paris, 1998, p. 50.
[41] Chabrol Antoine, Desruelles Stéphane, « Rapport sur la mission effectuée du 28 avril au 4 mai 2013 sur la géomorphologie et l’hydrologie du site de Delphes », 2013.
[42] Valkaniotis Sotirios, Papathanassiou George, Palvides Spyros, « Active faulting and earthquake-induced slope failures in archaeological sites: case study of Delphi, Greece », in. GRÜTZNER Christoph (éd.), Earthquake Geology and Archaeology: Science, Society and Critical facilities, 2nd INQUA-IGCP, 567 International Workshop, Corinth, 19-24 September 2011, p. 255-258.
[43] Hansen Erik, Fouilles de Delphes II. 14 : Le temple d'Apollon du IVe siècle, École Française d’Athènes, 2010, p. 147.
[44] Thelly Ludovic, Les grecs face aux catastrophes naturelles : Savoirs, histoire, mémoire, Athènes : École française d’Athènes, 2016, p. 251-252.
[45] Perrier Amélie, « De l’éloquence et des dangers de l’eau à Delphes », Les études classiques, Vol. 87, No 1-3, 2019, p. 166.
[46] Brunet Michèle, « Les aménagements hydrauliques dans les cités grecques antiques. Techniques et Société », in. Jouanna Jacques, Toubert Pierre (éd.), L’eau en Méditerranée de l’antiquité au Moyen Age, XXe colloque de la Villa Kerylos, Beaulieu sur Mer, 2012, p. 85-98.
[47] L’expression vient de R. Bardet, qui considère que l’eau fournie à la population est le résultat d’une production. Voir : Bardet Romaric, Approvisionnement en eau et gestion de la ressource en milieu urbain : le cas des cités-états grecques de Crète (VIIIe s.-67 av. J.-C.), Thèse de doctorat sous la direction de Farnoux Alexandre, Paris IV Sorbonne, 2016, p. 205-225.
[48] Semi-aride : type de climat dont les précipitations annuelles peuvent ne pas être suffisantes pour combler l’évaporation des eaux.
[49] Brunet Michèle, « La gestion de l’eau en milieu urbain et rural à Délos dans l’Antiquité », in. Hermon Ella (ed.), Vers une gestion intégrée de l’eau dans l’empire romain, Actes du Colloque International de l’Université de Laval, L'Erma di Bretschneider , Rome, 2006, p. 26.
[50] Ibid., p. 26.
[51] Ibid., p. 27-28.
[52] Ibid., p. 28.
[53] Pinna Mario, La storia del clima : variazioni climatiche e rapporto clima-uomo in età post-glaciale, Rome, Società Geografica Italiana, 1984, p. 35-38.
[54] Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, 402C, 17.
Ἄριστον μὲν ὕδωρ, « l’eau est le meilleur des biens[1] » : cette formule écrite par Pindare dans sa première olympique à la charnière des et IVe et Ve siècle av.n.è, rend compte de l’importance que l’eau a pu tenir dans l’Antiquité grecque. Indispensable à la vie, elle irrigue l’ensemble des activités quotidiennes, agricoles, artisanales, commerciales et cultuelles, et a nécessité la mise en place d’aménagements spécifiques, aussi bien pour sa gestion, son stockage, que la protection des dangers dont elle peut être la source. Cette formule résume également la vision que l’historiographie des deux derniers siècles a porté sur l’eau, notamment sur ses rapports avec le sacré avec lequel elle apparait intimement liée. Cette relation entre l’eau et le religieux trouve ses prémices scientifiques durant le XIXe, où se rencontrent les premiers grands travaux de mythologie comparée, qui mettent au jour une place récurrente de l’eau dans les mythes ; avec les premières grandes fouilles archéologiques du pourtour méditerranéen, révélant quant à elles de nombreuses installations hydrauliques dans les sanctuaires[2]. Le XXe siècle a continué cette association, où l’eau trouvait une place importante dans la majorité des traités d’histoire des religions[3], et où la multiplication des fouilles archéologiques a continué de mettre au jour des aménagements hydrauliques, renforçant ainsi l’idée d’une place primordiale de l’eau dans les pratiques cultuelles anciennes. Plus récemment, cette vision a fait l’objet de critiques de la part d’historiens[4] et d'archéologues [5], qui considèrent que l’association entre eau et sacré est devenue une opinion commune, traduisant un manque de retour critique sur l’utilisation cultuelle de l’eau au sein des productions scientifiques. Le sanctuaire panhellénique d’Apollon à Delphes, dont l’oracle était le plus célèbre du monde grec antique, n’a pas échappé à cette opinion commune. Son importance dans le paysage religieux grec et les nombreux travaux scientifiques qu’il a suscité, font de ce sanctuaire un poste d’observation privilégié pour comprendre les utilisations de l’eau dans les sanctuaires grecs et discuter la place que l’historiographie a donné à l’eau dans la religion grecque.
L‘utilisation de l’eau dans le sanctuaire : usages cultuels et usages quotidiens
Au regard de la production historiographique du XXe siècle, l’affirmation de Pindare se vérifierait dans le cas du sanctuaire de Delphes, où l’eau semble tenir une place centrale dans l’ensemble des pratiques cultuelles, et notamment dans le cadre du fonctionnement oraculaire. Selon Pierre Amandry, l’eau de la source Castalie, qui s’écoule d’une fontaine située sous la faille des Phédriades à quelques centaines de mètres de l’enceinte du sanctuaire, était utilisée dans l’inspiration de la Pythie[6]. De même, pour Georges Roux, au regard des sources épigraphiques et de sa principale source littéraire, Pausanias, la Pythie se baignait dans l’eau de Castalie et buvait l’eau de Cassotis pour être inspirée[7]. Cette présence de l’eau dans l’inspiration se retrouve encore chez Joseph Fontenrose, qui justifie les pouvoirs mantiques de l’eau par son passage dans le royaume des morts, passage durant lequel l’eau serait chargée de pouvoirs oraculaires[8].
L’argumentaire de ces chercheurs repose sur des sources, majoritairement poétiques et tragiques, qui supposent un rapprochement entre la Pythie et les eaux de Castalie et/ou Cassotis. En l’espèce, ces rapprochements concernent autant le bain purificateur de la prophétesse que son inspiration. Le premier de ces auteurs est Pindare qui, dans sa deuxième Pythique, associe l’oracle d’Apollon à la source Castalie, sans mentionner explicitement les pouvoirs oraculaires de la source d’eau[9]. De même, Euripide mentionne l’aspersion de la Pythie[10] avec l’eau de Castalie, ainsi que la purification par l’eau des pèlerins[11]. Il faut également ajouter une scholie à Euripide, repérée et traduite par Pierre Amandry, qui appuie le bain rituel de la Pythie dans la source Castalie[12]. La dernière source mentionnant explicitement l’intervention de Castalie dans l’inspiration de la Pythie provient de Lucien de Samosate, qui affirme que la Pythie boit l’eau de la source pour être inspirée par Apollon[13]. Enfin, selon Pausanias, l’eau de Cassotis se rend sous l’adyton du temple d’Apollon, et y inspire la prophétesse[14].
Malgré ces preuves d’une association plus ou moins directe entre Castalie et/ou Cassotis et l’oracle d’Apollon, l’interprétation de ces trois savants a fait l’objet de critiques, notamment de la part de Stella Georgoudi[15] et d’Amélie Perrier[16]. À partir d’une relecture critique des sources, S. Georgoudi tend à démontrer que l’eau mantique, utilisée dans le processus oraculaire, ressort davantage d’une interprétation devenue opinio communis que d’un fait avéré dans les sources textuelles et archéologiques. Pour le cas de Delphes, elle dénonce le silence des auteurs de la période archaïque sur les vertus mantiques de Castalie et, à l’inverse, l’utilisation de sources tardives, parfois chrétiennes, qui mentionnent Castalie oraculaire[17]. De même, elle considère le témoignage de Pausanias comme trop peu fiable aux vues de la méthode du Périégète, qui ne fait que rapporter ce qu’il voit et entend des traditions locales. Il ne semble en réalité ne s’être jamais rendu dans l’adyton du temple d’Apollon. Sur ce point, les fouilles archéologiques ont confirmé l’absence de cours d’eau circulant sous le temple d’Apollon, invalidant le témoignage de Pausanias[18]. Amélie Perrier, en charge d’un projet de recherche sur l’eau à Delphes, émet de nombreuses réserves quant aux pouvoirs oraculaires de la source Castalie, mais préfère proposer une évolution de l’utilisation de l’eau dans le fonctionnement oraculaire, commençant par la pratique de l’aspersion, qui aurait évolué en bain purificateur, puis en absorption. En addition des critiques portées pas S. Georgoudi sur le silence des auteurs archaïques, A. Perrier remarque celui de Plutarque, dont le témoignage a pourtant valeur d’autorité puisque lui-même au service du culte d’Apollon à Delphes.
Le problème de l’eau à Delphes apparaît ainsi comme la somme du problème des sources disponibles et les termes utilisés dans ces dernières, leur non-concordance avec les données archéologiques, ainsi que l’interprétation que l’historiographie en a fait, notamment au regard de l’opinion commune sur l’eau et le sacré. Ainsi, afin de faire le point sur les mentions de Castalie, une étude statistique sur ses contextes d’énonciations a été réalisée à partir de la base de données Thesaurus Linguae Graecae (TLG). Cette étude statistique visait avant tout les textes d’origines non-chrétiennes, puisque ces derniers avaient une tendance à diaboliser la « transe pythique[19] », et se concentrait seulement sur les textes qui associaient directement et clairement Castalie au fonctionnement oraculaire. Ainsi sur les trente-trois sources retenues, seulement sept d’entre elles mentionnent directement Castalie dans le fonctionnement oraculaire (21%), auxquelles il faut en ajouter quatre évoquant une activité cultuelle autour de la source, sans directement impliquer l’oracle (12%). Les vingt-deux autres mentions (67%), apparaissent comme des toponymes, ou plus exactement comme une manière de nommer le sanctuaire de Delphes ou l’oracle d’Apollon, à l’instar de la « rocheuse Pytho » qu’il est possible de retrouver dès l’Iliade[20], sans appuyer sur l’utilisation cultuelle de Castalie. Ainsi, la sous-représentation statistique de Castalie oraculaire, apparaît comme un indice supplémentaire de l’absence de l’utilisation de l’eau de la source dans le fonctionnement oraculaire.
Ce travail quantitatif permet donc de relativiser la place que tient la source Castalie oraculaire dans l’ensemble de ses mentions. Plus encore, il permet une étude qualitative, concentrée sur les auteurs présents dans la catégorie « Fonctionnement oraculaire ». Qui sont-ils ? Quels sont leurs points communs ? Pourquoi présenter la source Castalie comme une source dotée de pouvoirs oraculaires, alors que les données archéologiques et la majorité des sources littéraires et épigraphiques n’en font nullement mention ?
Les premières mentions concrètes de Castalie oraculaire remontent au Ve siècle, et semblent circonscrites à la tragédie athénienne, spécifiquement à Euripide qui totalise trois des sept mentions de Castalie dans le fonctionnement oraculaire. Ainsi, l’examen des besoins idéologiques et politiques de l’Athènes du siècle de Périclès semble être une piste prometteuse pour comprendre ce phénomène.
L’idéologie athénienne, qui se construit dès le VIe mais se structure réellement au Ve siècle, repose sur le principe de l’autochtonie. Dans leur généalogie mythique, le peuple athénien décent d’Érichthonios, né de la Terre[21]. L’iconographie du Ve siècle figure le mythe en montrant Gaia donnant Érichthonios à Athéna, devant Héphaïstos et Cécrops, premier roi mythique d’Athènes. Ce mythe de l’autochtonie permet à Athènes d’affirmer sa supériorité face aux autres cités, car elle seule est peuplée de citoyens légitimes, là où les peuples des autres cités ne sont que les enfants adoptifs de leur terre[22] ; tout en légitimant la démocratie[23]. L’affirmation de l’autochtonie athénienne a des implications directes dans l’histoire du sanctuaire de Delphes, ou en tout cas dans l’histoire du sanctuaire de Delphes proposée par les auteurs athéniens – qui composent le plus gros corpus de sources disponibles pour cette période – dans un contexte de volonté de rapprochement entre la cité et le sanctuaire, déjà établi par la fondation du temple des Alcméonides, grande famille aristocratique athénienne, à la fin du VIe siècle. Ainsi, Eschyle, au Ve siècle, dans Les Euménides, propose une généalogie des premiers propriétaires de l’oracle de Delphes, où il institut Gaia comme la première prophétesse : πρῶτον μὲν εὐχῆ τῆιδε πρεσβεύω θεῶν τὴν πρωτόμαντιν Γαῖαν « Ma prière va d’abord à la plus âgée des dieux, qui a rendu ses oracles la première, la Terre[24] ». L’institution d’une Gaia Protomantice à Delphes, irait de pair, selon François Quantin, avec une nécessité de « justifier l’autonomie sans refuser l’autochtonie[25] » : derrière cette formule, l’auteur résume le paradoxe politico-religieux athénien du Ve siècle, qui utilise l’autochtonie pour affirmer sa supériorité face aux autres cités, mais qui a besoin d’affirmer une autonomie, dont les nouvelles valeurs ne correspondent pas à la vieille tradition de l’autochtonie. Apollon, dieu moins ancien capable de légitimer théologiquement l’autonomie athénienne, est ainsi instrumentalisé dans la propagande de la cité Attique, en tant que médiateur entre Gaia et les Athéniens. Cette médiation apollinienne se retrouve chez Eschyle, où il succède à Gaia sur le siège oraculaire sans qu’aucune violence ne soit commise sur personne[26], ainsi que sur les décors du fronton Est du temple des Alcméonides, montrant les Athéniens ouvrant le chemin au char d’Apollon, figurant ainsi l’action athénienne dans l’intronisation d’Apollon sur le siège oraculaire[27]. Cette nouvelle généalogie mythique des propriétaires de l’oracle pourrait entraîner des conséquences sur la manière dont la Pythie serait inspirée par Apollon chez les auteurs Athéniens. L’eau de la source Castalie, s’écoulant dans les entrailles de la Terre, première prophétesse de l’oracle de Delphes, serait chargée de son pouvoir oraculaire et permettrait ainsi d’inspirer la Pythie chez Euripide. Qu’en est-il des autres mentions ? Elles peuvent être le résultat de l’héritage athénien, cela est d’autant plus vraisemblable pour les témoignages de Lucien de Samosate[28] et d’Oenomaos de Gadara[29], qui écrivent tous deux au IIe siècle d.n.è. Ce IIe siècle est notamment caractérisé par le mouvement de la seconde sophistique, dont fait partie Lucien de Samosate, où la tradition athénienne des Ve et IVe siècles tient une place centrale[30]. L’apparition et la réactivation du thème de Castalie oraculaire semble alors essentiellement tributaire des contextes athéniens, que ce soit dans l’histoire politique de la cité au Ve siècle av.n.è, ou dans son héritage culturel au IIe siècle.
Outre le cas spécifique de l’inspiration de la Pythie, l’eau trouvait une place, quant à elle moins sujette à débat, dans les pratiques cultuelles delphiques. Le plus gros de son utilisation semble restreint à la pratique de la purification, aussi bien documenté par Euripide[31] que par le nombre important de perirrhanteria permettant la purification des pèlerins[32]. En plus de la purification, l’eau était utilisée dans le cadre des sacrifices sanglants précédant l’activité oraculaire, selon le témoignage de Plutarque[33] : « Et que signifie l’aspersion des bêtes sacrifiées (αί δἐ τῶν ἱερείων κατασπείσεις τί βούλονται), ou l’interdiction de rendre des oracles lorsque la bête de sacrifice n’est pas secouée de tremblements et de frissons jusqu’aux extrémités des pattes pendant qu’on l’asperge ? (καὶ τὸ μὴ θεμιστεύειν, ἐὰν μὴ τὸ ἱερεῖον ὅλον ἐξ ἄκρων σφυρῶν ὑπότρομον γένηται καὶ κραδανθῇ κατασπενδόμενον;) ». Cette aspersion n’était pas réalisée avec n’importe quelle eau, il s’agissait d’une eau lustrale (κατασπείσεις), dont la sacralité était suffisante pour déterminer la tenue, ou non, d’un oracle. Les tremblements et frissons pourraient ici être rapprochés de l’eau de Castalie, dont la fraîcheur était reconnue par Pausanias[34]. Il pourrait également s’agir de la fontaine des Muses, plus proche du temple d’Apollon, qui était également utilisée pour la purification[35]. Enfin, la dernière utilisation cultuelle connue à Delphes renvoie à une probable activité thérapeutique, conçue autour du petit sanctuaire d’Asclépios, se trouvant en contrebas du temple d’Apollon. De ce sanctuaire, seule la fontaine et son bassin permettent de témoigner d’une utilisation de l’eau face à un silence des sources littéraire sur ce dernier. La présence d’aménagements hydrauliques n’est ici pas une singularité : les sanctuaires érigés en l’honneur d’Asclépios étaient tous pourvus d’ouvrages hydrauliques permettant les pratiques cultuelles, en témoigne le célèbre Asclépiéion d’Épidaure, composé de vasques pour les ablutions purificatrices, d’un puits et de bains, le tout étant alimenté par un réseau hydraulique complexe permettant l’acheminement des eaux des sources voisines vers une fontaine monumentale située dans le temple[36]. L’eau de l’Asclépiéion de Delphes provenait d’une source jaillissant derrière l’opisthodome du temple d’Apollon, et semble avoir fait l’objet d’un traitement spécifique : une inscription retrouvée par P. Amandry et H. Ducoux[37] dans le bassin de la fontaine mentionne une interdiction de s’y baigner, et témoigne de l’importance de garder la pureté de l’eau qui s’y écoule face à toute forme de souillure.
La fonction des aménagements hydrauliques dans le sanctuaire de Delphes
Un second facteur ayant permis d’attribuer une importance de l’eau dans les activités cultuelles delphiques, est le nombre important de fontaines qui n’a cessé d’étonner les historiens et archéologues[38]. Au nombre total de sept, ces fontaines parsèment le territoire de Delphes, mais leur présence semble en trop grand nombre face aux besoins cultuels du sanctuaire[39].
Comment expliquer cette omniprésence de fontaines ? Delphes a été bâti sur les flancs du Mont Parnasse, montagne caractérisée par un relief de type karstique, c’est-à-dire un relief créé à partir de la dissolution des roches calcaires par la circulation des eaux souterraines et les eaux pluviales[40]. Ce type de relief a la particularité de présenter un nombre important de dangers environnementaux directement liés à la présence de l’eau : coulées boueuses, solifluxions, éboulements, chutes de pierres, inondations lors des pluies torrentielles saisonnières, sont autant de risques[41] aggravés par l’importante activité sismique du golfe de Corinthe[42]. Le sanctuaire a ainsi dû faire face à un nombre important de catastrophes naturelles, qui ont directement impacté l’aménagement de l’eau. En effet, le temple des Alcméonides, construit à la fin du VIe siècle, a été détruit en 373 à cause d’un séisme qui provoqua l’éboulement d’une roche déjà fragilisée par l’écoulement des eaux souterraines[43]. La reconstruction du temple d’Apollon s’est accompagnée d’une série de mesures préventives visant à protéger le sanctuaire des dangers de l’eau. Ces mesures sont aussi bien des réponses architecturales, caractérisées par l’équipement de grilles de lambourdes et de contreforts permettant de rendre le temple moins vulnérable face aux glissements de terrain[44], que de réponses techniques, qui touchent quant à elles le réseau hydraulique delphique. Ce réseau hydraulique, avant la catastrophe naturelle de 373, était déjà composé de trois fontaines (fontaines de Kerna A, Cassotis et des Muses), mais dont la connexion entre chacune d’entre elles reste difficile à déterminer. Suite à la catastrophe, le sanctuaire se pare de deux nouvelles fontaines (Kerna B et la fontaine de l’Asclépiéion), qui s’incorporent dans un système hydraulique qui se complexifie, et dont le but est de contrôler la circulation de l’eau dans le sanctuaire. Dans ce système, les fontaines de Kerna A et B ont pour tâche de capter les eaux pluviales, s’écoulant des hauteurs du Mont Parnasse, et de contrôler leur circulation jusqu’à la fontaine Cassotis, qui elle-même amène les eaux sous le temple d’Apollon jusqu’à la fontaine des Muses, où l’eau pouvait s’écouler sans danger pour les monuments. La construction du théâtre, au IIIe ou au IIe siècle av.n.è, peut être placée dans la continuité des fontaines Kerna A et B car fonctionnant de manière semblable à un entonnoir[45]. Capable de drainer les eaux, il est pourvu de trois canaux d’adduction permettant l’évacuation de l’eau en dehors de l’enceinte à l’ouest, vers la fontaine de l’Asclépiéion au sud, et enfin à l’est, sous la terrasse du temple d’Apollon. La fontaine de l’Asclépiéion, quant-à-elle, recevait une partie des eaux du théâtre et de la source de l’opisthodome, qu’elle acheminait à l’extérieur du temenos par le biais des canalisations situées sur la voie sacrée.
Fig. 2. Plan hydraulique du sanctuaire de Delphes (d’après G. ALGREEN-USSING, A. BRAMSNÆS, E. Hansen, Atlas de Delphes, 1975)
Le nouvel aménagement des eaux qui se dessine à partir du IVe siècle permet ainsi de comprendre la place des fontaines dans le sanctuaire. Elles apparaissent comme la clé de voute d’un système hydraulique permettant de capter les eaux du sanctuaire, et de les faire circuler jusqu’à l’extérieur de l’enceinte à l’aide des canaux souterrains, permettant ainsi la protection des aménagements humains. Cette fonction des aménagements hydrauliques peut être éclairée par une autre spécificité delphique : l’absence de citernes. En effet, les fouilles conduites par l’École française d’Athènes n’ont pas permis de mettre au jour des citernes précédent l’époque hellénistique tardive voire l’époque romaine, alors même que les citernes font partie des aménagements hydrauliques incontournables du monde grec[46], permettant aussi bien le stockage de l’eau que la « production » d’eau potable[47]. Comment expliquer cette absence de citernes à Delphes pendant l’époque grecque ? Une fois encore, les cadres hydrogéologiques et climatiques apparaissent comme des facteurs explicatifs déterminants, et peuvent être éclairés par ce qu’il est possible de trouver ailleurs dans le monde grec. L’île de Délos, dans les Cyclades, est une petite île formée à partir de deux types de roches : le gneiss et le granit, deux roches permettant une facile absorption et accumulation de l’eau dans le sous-sol. Son climat est de type semi-aride[48], et la saison des pluies se situe de l’automne au début du printemps, période pendant laquelle il tombe entre 200mm et 500mm de pluie par an, contre 800 à 1200mm par an pour Delphes. La majeure partie des ressources en eau de cette île de 360ha se trouve dans les nappes phréatiques, rechargées chaque année par les pluies saisonnières[49]. Les fouilles de l’île de Délos ont permis d’excaver un nombre important de puits et de citernes, qui sont les deux ouvrages urbains les plus représentés. Il semblerait même que les habitations situées sur la colline du théâtre, avant sa construction, bénéficiaient de puits individuels[50]. Outre ces infrastructures individuelles, l’île bénéficiait de réservoirs communs, construits entre le IVe et le IIIe siècle, dont le but était de stocker temporairement l’eau avant sa réinfiltration. Les deux principaux, en contexte urbain, étaient le bassin-réservoir de l’Inopos, qui servait de barrage au seul cours d’eau éponyme de l’île, lui aussi saisonnier. Ce bassin réservoir de 40×8/10m soit une capacité de 2600m3, était alimenté par l’Inopos mais également par les eaux souterraines[51]. De même, le réservoir du théâtre, d’une dimension de 25,40m x 6,50m, soit une capacité de 1150m3, était alimenté par la nappe phréatique et le ruissellement des eaux du théâtre[52]. Ces deux réservoirs comportent des capacités de stockage supérieures à la capacité maximale des pluies annuelles, témoignant d’un besoin de stocker le plus possible l’eau, en cas de saison faiblement pluvieuse. Au miroir de Delphes, l’omniprésence des édifices permettant le stockage de l’eau à Délos, du fait de sa situation hydrogéologique, renvoie à l’absence de citernes et de puits sur le sanctuaire de Delphes, du fait de son abondance en eau. À l’inverse, l’omniprésence de fontaines dans le sanctuaire de Delphes, tient à la nécessité de faire circuler l’eau en dehors du sanctuaire pour sa protection, et son absence à Délos renvoie à la nécessité de stocker l’eau plutôt qu’à sa circulation. En d’autres termes, les aménagements hydrauliques à Delphes tendent à protéger le sanctuaire face à une dangereuse abondance de l’eau, là où le seul danger hydrique à Délos est celui de la pénurie en eau, occasionnant ainsi deux systèmes hydrauliques dissemblables, et permettant ici d’introduire l’idée d’une différenciation des aménagements hydraulique en fonction des espaces. Dans le cas de Delphes, la construction de citernes à partir de l’époque hellénistique tardive, voire romaine, dans un territoire pourtant riche en eau, questionne sur leur utilité. Certes, les époques hellénistiques et romaines sont réputées pour avoir été gourmandes en eau, notamment dans les sanctuaires où se développent une activité artisanale. Néanmoins, l’apparition de citernes pourrait être reliée à un réchauffement climatique apparu entre le IVe et le IIIe siècle av.n.è, qui voit un réchauffement du bassin méditerranéen et une diminution des pluies[53] : ces deux facteurs ont très bien pu être à l’origine d’une diminution de la quantité d’eau disponible et le tarissement des sources alimentant le sanctuaire, occasionnant une nécessité de bâtir des citernes. Appuyant cette hypothèse, il semblerait que la source de la fontaine des Muses ne coulait plus au IIe, comme le laisse penser Plutarque : les raisons d’un tarissement peuvent être nombreuses, mais l’hypothèse d’un assèchement semble satisfaisante pour l’évoquer[54].
Au terme de cette étude, l’utilisation de l’eau dans le cadre des cultes à Delphes semble principalement limitée à la purification, à laquelle il faut ajouter une hypothétique activité thérapeutique. L’analyse statistique et contextuelle des mentions de Castalie oraculaire a montré que ce thème est circonscrit aux contextes politiques et idéologiques de l’Athènes classique, et apparait comme une création ex-nihilo plutôt que comme une pratique dûment représentée dans les sources. Les activités cultuelles en rapport avec l’eau au sein du sanctuaire sont rendues possibles par la présence d’aménagements hydrauliques, dont la fonction dépasse le simple domaine cultuel. Conçues en réponse aux risques environnementaux occasionnés par le relief karstique, la pluviométrie et l’activité sismique du golfe de Corinthe, les fontaines arborent une fonction de régulation des eaux du sanctuaire dans un but de protection de ce dernier. Cette double fonction des aménagements hydrauliques au sein des sanctuaires, invite à les considérer comme des postes d’observation privilégiés, où se cristallisent la multiplicité des manières de concevoir l’eau dans l’Antiquité grecque.
[1] Pindare, Olympiques, I, v. 1.
[2] Voir par exemple : RENAN Ernest, Mission de Phénicie, Imprimerie Impériale, Paris, 1864-1874.
[3] Eliade Mircéa, Traité d’histoire des religions, Payot, Paris, 1949, (réédition 2019), p. 198-225.
[4] Georgoudi Stella, « Sources and fountains in oracular sanctuaries: a mantic water? », Les études classiques, Vol. 87, No 1-3, 2019, p. 125-150.
[5] Fumado Ortega Iván, « La place des eaux dans les sanctuaires phénico-puniques. Bilan archéologique », in. Robinson Betsey Ann, Bouffier Sophie, Fumado Ortega Ivan, Ancient Waterlands, Presses Universitaires de Provence, Marseille, 2019, p. 195-211.
[6] Amandry Pierre, La mantique apollinienne. Essai sur le fonctionnement oraculaire, Éditions de Boccard, Paris, 1950, p. 136.
[7] Pour une synthèse de la vision de l’eau à Delphes dans la pensée de Georges Roux, voir : Roux Georges, « L'eau et la divination dans le sanctuaire de Delphes », in. Métral Jean, Sanlaville Paul (dir.), L'homme et l'eau en Méditerranée et au Proche-Orient. I, Séminaire de recherche 1979-1980, Lyon : Maison de l'Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 1981, p. 155-159.
[8] Fontenrose Joseph, Python. A study of a Delphic myth and its origins, University of California Press, Los Angeles, 1980, p. 548.
[9] Pindare, Pythiques, II, v. 39.
[10] Euripide, Phéniciennes, v. 221-225.
[11] Euripide, Ion, v. 94-97.
[12] Amandry Pierre, La mantique apollinienne à Delphes. Essai sur le fonctionnement de l’oracle, Bibliothèque des Ecole française d’Athènes et de Rome, Paris, 1950, p. 136.
[13] Lucien de Samosate, Hermotimos, 60.
[14] Pausanias, Description de la Grèce, X, 24, 7.
[15] Georgoudi Stella, « Sources and fountains in oracular sanctuaries: a mantic water? », Les études classiques, Vol. 87, No 1-3, 2019, p. 125-150.
[16] Perrier Amélie, « De l’éloquence et des dangers de l’eau à Delphes », Les études classiques, Vol. 87, No 1-3, 2019, p. 151-170.
[17] Georgoudi Stella, « Sources and fountains in oracular sanctuaries: a mantic water? », Les études classiques, Vol. 87, No 1-3, 2019, p. 142.
[18] Ibid., p. 143.
[19] Amandry Pierre, La mantique apollinienne. Essai sur le fonctionnement oraculaire, Éditions de Boccard, Paris, 1950, p. 21-23.
[20] Homère, Iliade, II, 519.
[21] Homère, Iliade, II, 546.
[22] Démosthène, Oraison funèbre, 4, 19.
[23] Loraux Nicole, « L'autochtonie : une topique athénienne. Le mythe dans l'espace civique », Annales. Economies, sociétés, civilisations, 34e année, N. 1, 1979, pp. 3-26.
[24] Eschyle, Les Euménides, 1.
[25] Quantin François, « Gaia oraculaire : traditions et réalité », Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, Vol. 7, n°1-2, 1992, p. 195.
[26] Eschyle, Les Euménides, 1-8.
[27] Quantin François, « Gaia oraculaire : traditions et réalité », Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, Vol. 7, n°1-2, 1992, p. 192.
[28] Lucien de Samosate, Hermotimos, 60.
[29] Oenomaos de Gadara apud Eusèbe, Praeparatio Evangelica, 5, 28, 9.
[30] Anderson Graham, The second sophistic. A cultural phenomenon in the Roman Empire, Routledge, Londres, 1993.
[31] Euripide, Ion, 94-97
[32] Pimpl Heidrun, Louteria und Perirrhanteria. Entwicklung und Verwendung grosser Steinbecken in Griechenland, Verlag Köster, Berlin, 1997, p. 148-156 et p. 320-328.
[33] Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, 402 C, 17.
[34] Pausanias, Description de la Grèce, X, 8, 9.
[35] Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, 402 C, 17.
[36] Ginouvès René, « Dieux guérisseurs et sanctuaires de sources dans la Grèce antique », in. Landes Christian (éd.), Dieux guérisseurs en Gaule romaine, Musée Archéologique Henri Prades, Lattes, 1992, p. 97-105.
[37] Amandry Pierre, « Chronique des fouilles et découvertes archéologiques en Grèce en 1940-1941 », Bulletin de correspondance hellénique, Volume 64-65, 1940, p. 259.
[38] Hellmann Marie-Christine, L’architecture grecque, t. 2, L’architecture et funéraire, Picard, Paris, 2006, p. 249.
[39] Roux Georges, Pouilloux Jean, Énigmes à Delphes, Édition de Boccard, Paris, 1963, p. 81.
[40] Pech Pierre, al., Lexique de géographie physique, Armand Colin, Paris, 1998, p. 50.
[41] Chabrol Antoine, Desruelles Stéphane, « Rapport sur la mission effectuée du 28 avril au 4 mai 2013 sur la géomorphologie et l’hydrologie du site de Delphes », 2013.
[42] Valkaniotis Sotirios, Papathanassiou George, Palvides Spyros, « Active faulting and earthquake-induced slope failures in archaeological sites: case study of Delphi, Greece », in. GRÜTZNER Christoph (éd.), Earthquake Geology and Archaeology: Science, Society and Critical facilities, 2nd INQUA-IGCP, 567 International Workshop, Corinth, 19-24 September 2011, p. 255-258.
[43] Hansen Erik, Fouilles de Delphes II. 14 : Le temple d'Apollon du IVe siècle, École Française d’Athènes, 2010, p. 147.
[44] Thelly Ludovic, Les grecs face aux catastrophes naturelles : Savoirs, histoire, mémoire, Athènes : École française d’Athènes, 2016, p. 251-252.
[45] Perrier Amélie, « De l’éloquence et des dangers de l’eau à Delphes », Les études classiques, Vol. 87, No 1-3, 2019, p. 166.
[46] Brunet Michèle, « Les aménagements hydrauliques dans les cités grecques antiques. Techniques et Société », in. Jouanna Jacques, Toubert Pierre (éd.), L’eau en Méditerranée de l’antiquité au Moyen Age, XXe colloque de la Villa Kerylos, Beaulieu sur Mer, 2012, p. 85-98.
[47] L’expression vient de R. Bardet, qui considère que l’eau fournie à la population est le résultat d’une production. Voir : Bardet Romaric, Approvisionnement en eau et gestion de la ressource en milieu urbain : le cas des cités-états grecques de Crète (VIIIe s.-67 av. J.-C.), Thèse de doctorat sous la direction de Farnoux Alexandre, Paris IV Sorbonne, 2016, p. 205-225.
[48] Semi-aride : type de climat dont les précipitations annuelles peuvent ne pas être suffisantes pour combler l’évaporation des eaux.
[49] Brunet Michèle, « La gestion de l’eau en milieu urbain et rural à Délos dans l’Antiquité », in. Hermon Ella (ed.), Vers une gestion intégrée de l’eau dans l’empire romain, Actes du Colloque International de l’Université de Laval, L'Erma di Bretschneider , Rome, 2006, p. 26.
[50] Ibid., p. 26.
[51] Ibid., p. 27-28.
[52] Ibid., p. 28.
[53] Pinna Mario, La storia del clima : variazioni climatiche e rapporto clima-uomo in età post-glaciale, Rome, Società Geografica Italiana, 1984, p. 35-38.
[54] Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, 402C, 17.
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