Pierre Peresson
Résumé
Nous proposons dans cet article d'étudier les sources produites par une congrégation religieuse de la première modernité lors de visites disciplinaires, à partir de l'exemple des Clercs réguliers de saint Paul et des inspections menées dans leur province franco-piémontaise, entre les années 1660 et 1720. Nous montrons que différentes formes d'écrits ont été mobilisées par les personnes d'autorité, des avertissements ou monita, de brefs mémoires et des lettres, afin de produire de l'information mais aussi de construire l'autorité au sein de l'institut. L'analyse du contexte de production de ces sources et de leur mise en circulation entre différents pôles de pouvoir et de décision permet d'éclairer une partie des processus de contrôle qui ont pris corps entre un centre romain et une province transalpine et qui ont contribué à former un cadre administratif et décisionnel pérenne, propre à déployer l'offre scolaire et religieuse de la congrégation.
Détails
Chronologie : XVIIe siècle – XVIIIe siècle
Lieux : France – Piémont
Mots-clés : Congrégations – Ordres religieux – Écrits – Pouvoirs – Visites – Clercs de saint Paul
Chronology: XVIIth century – XVIIIth century
Location: France – Piedmont
Keywords: Congregations – Religious orders – Writings – Powers – Visitations – Clerics of Saint Paul
Plan
I – La visite chez les Clercs réguliers de saint Paul : des cadres réglementaires restreints
II – Des écrits de visite diversifiés et adaptés à leur horizon d'usage
III – L'écrit de visite : un outil du gouvernement politique de l'institut
Pour citer cet article
Référence électronique
Peresson Pierre, “La visite, outil disciplinaire et instrument pour façonner une province régulière : le cas de la province franco-piémontaise des Clercs réguliers de saint Paul (années 1660 – années 1720)", Revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest [En ligne], n°5, 2025, mis en ligne le 5 mai 2025, consulté le 13 mai 2025 à 21h50, URL : https://ajco49.fr/2025/05/05/la-visite-outil-disciplinaire-et-instrument-pour-faconner-une-province-reguliere-le-cas-de-la-province-franco-piemontaise-des-clercs-reguliers-de-saint-paul-annees-1660-annees-1720
L'Auteur
Pierre Peresson
Actuellement enseignant en lycée français à l’étranger, j’ai soutenu une thèse de doctorat en 2023, à l'université de Tours sous la direction du Pr. Benoist Pierre. Mon étude porte sur la constitution d’un réseau de collèges-couvents par l’ordre milanais des Clercs de saint Paul dans un espace francophone qui couvre le royaume de France et le duché de Savoie au XVIIe siècle. En parallèle à mes activités d'enseignement, durant le contrat doctoral puis en tant qu'ATER en histoire moderne à l'université François-Rabelais, entre 2016 et 2021, j’ai eu l'occasion de présenter les résultats de mes recherches lors de journées d’étude, de séminaires et dans des articles.
Droits d'auteur
Tous droits réservés à l'Association des Jeunes Chercheurs de l'Ouest.
Les propos tenus dans les travaux publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.
La congrégation des Clercs réguliers de saint Paul se place dès la fin du XVIe siècle à la tête d’un réseau de collèges-couvents dans le nord et le centre de la péninsule italienne. Elle se développe au-delà des Alpes à partir de 1614, lorsque ses membres reprennent la gestion du collège chappuisien d’Annecy puis fondent un collège à Montargis en 1620. Cette percée hors de son domaine lombard originel s’accompagne d’une lente mutation de son profil pastoral puisque les activités d’enseignement prennent une place de plus en plus conséquente. Tout au long de son déploiement dans le royaume de France et le duché de Savoie, elle a dû adapter son organisation à de nouveaux terrains de mission, éloignés du centre milanais puis romain, en érigeant entre autres une province franco-piémontaise, empiétant sur les deux principautés. L'analyse s'intéressera donc au rôle de l’écrit au sein des pratiques de gestion et de pouvoir, dans le contexte de croissance d'une province régulière. Elle s'inscrit dans le renouvellement de la recherche sur les cultures de l'écrit à l'époque moderne[1]. À travers l'étude de la visite pastorale et disciplinaire dans la province gallo-piémontaise au XVIIe siècle, il s'agit de montrer la capacité d’adaptation des hommes et des institutions régulières[2], en explorant les usages de l’écrit mis en œuvre pour contrôler les collèges-couvents répartis des deux côtés des Alpes. La présentation des cadres généraux de la production d'écrits disciplinaires lors des visites constitue le premier aspect de l'analyse, pour ensuite élucider les variations observées dans les formes et les usages de ces documents, dans l’objectif de révéler, au bout du compte, les enjeux politiques de ces inspections et des traces qu'elles ont pu laisser.
I) La visite chez les Clercs réguliers de saint Paul : des cadres réglementaires restreints.
En premier lieu, il est nécessaire de définir le corpus documentaire qui constitue la littérature de visite et ses différents genres, d'après les sources conservées principalement dans les archives romaines[3], pour ensuite confronter les formes variées de recours à l'écrit aux pratiques normées de la visite au sein de l'institut. Le choix du cadrage chronologique est lié aux sources ; en effet, les documents sont relativement disséminés pour notre présente étude, les archives conservées à Annecy constituant par exemple l’unique source pour la période comprise entre 1600 et 1660[4]. En dépit de ces lacunes, la documentation conservée à Rome, aux archives historiques de l’ordre, permet de réunir des informations sur l’ensemble des maisons entre 1660 et 1720. Nous nous appuierons principalement sur cette dernière, à la fois pour élargir l’analyse au-delà du cas spécifique d’un collège mais aussi parce que les décennies 1660 à 1720 correspondent à un moment crucial pour le développement de la congrégation en France. C’est à cette époque que la partie francophone du réseau de collèges atteint sa plus grande extension et qu’elle acquiert son autonomie : la province gallo-piémontaise, partagée entre le royaume de France et le duché de Savoie, n'est plus tributaire du réseau italien pour son recrutement et sa gestion. La province se disloquera ensuite, à cause des pressions de Louis XIV sur les ordres étrangers, en se scindant en deux entités autonomes, l'une savoyarde-piémontaise et l'autre française, désormais circonscrites dans les limites des espaces politiques étatiques[5].
Les visites ont laissé une documentation variée, bien que limitée, qui n’a pas été mise en valeur dans le cas des Clercs de saint Paul[6]. Il s’agit essentiellement de courts procès-verbaux qui relèvent les informations essentielles, accompagnés de monita ou avertissement, dont les copies étaient théoriquement conservées dans les différentes maisons. Parfois, ces textes peuvent être accompagnés de brèves lettres qui remplacent les procès-verbaux pour établir le compte-rendu de la visite. Il n’est donc pas seulement question d’imposer une correction mais aussi de faire remonter l’information au généralat. Ils sont produits par les visiteurs qui sont systématiquement des personnes d’autorité[7], soit des supérieurs de chapitres soit d’anciens supérieurs. Le provincial ou les vice-provinciaux ne se déplacent pas toujours. On ne connaît pas de documents normatifs encadrant précisément la production des supports disciplinaires ou la rédaction des rapports de visite au sein de la congrégation. Cela peut expliquer en partie la liberté d'écriture relative qui est prise par les visiteurs pour rendre compte de leurs inspections, lorsqu'ils ajoutent aux décrets disciplinaires qui constituent le cœur de l'après visite des relations sous forme de mémoires ou de correspondances.
Les sources attestent donc une pratique du pouvoir décentralisée. Ce constat est renforcé par le fait que le provincial qui réside depuis le milieu du XVIIe siècle dans le royaume de France n’effectue pas de visite dans la partie piémontaise de la province. Quels que soient les rapports entretenus entre les différents chapitres et entre les pôles intermédiaires qui se constituent au fil des ans avec la régionalisation croissante des recrutements, les maisons savoyardes et françaises sont inspectées par les mêmes pères visiteurs. Les couvents du Piémont sont eux encadrés par des personnels différents, des Italiens ou des Savoyards de surcroît, ce qui crée dans la pratique une compartimentation du contrôle et de la discipline au sein de la province. Le mouvement de spécialisation des personnels de visite s’observe dès les années 1630 et il redouble la rupture observée en matière de recrutement. Il faut alors le confronter aux cadres de fonctionnement fixés, en matière d'inspection et de gestion, par les textes réglementaires de l'ordre, afin de mesurer la part d'adaptation et l'effort d'innovation qui ont été rendus nécessaires par l'expansion de l'institut.
Les constitutions de la congrégation des Clercs réguliers de saint Paul ont été établies en 1579 après une décennie de tensions entre les deux principales factions de la première génération des pères[8]. Elles ont été enrichies au fil des décennies mais le texte qui fait référence dans la province gallo-piémontaise est l'édition milanaise de 1617, accompagnée par une synthèse de décrets du chapitre général publiée au milieu du XVIIe siècle[9]. Ces deux documents sont encore considérés comme les textes fondamentaux au siècle suivant, lors des travaux de la Commission des Réguliers, à la fin des années 1760[10]. Dans les constitutions, l'autorité revient au chapitre général et, en ce qui concerne le pouvoir exécutif, au supérieur général et à ses assistants qui se trouvent d'abord à Milan jusqu’en 1659 puis à Rome. Les fonctions de gestion sont ainsi exercées au niveau local par les provinciaux et les supérieurs des chapitres tandis que le dispositif de contrôle du fonctionnement de la chaîne de commandement et de correction revient aux visiteurs[11]. Ces derniers sont désignés au cours du chapitre général qui a lieu tous les deux ans. En effet, dans les dispositions originelles, ce sont les supérieurs généraux qui devaient faire les visites régulières bisannuelles et déléguer, à leur discrétion, les visites des maisons éloignées à des plénipotentiaires. Dès les décennies 1610 et 1620, c’est le développement rapide de l’ordre, d’abord en Savoie et en France puis en terres d’Empire, qui a entraîné une modification, en pratique, des dispositifs de visite prévus par les constitutions.
Dans la province gallo-piémontaise, entre 1610 et 1750, le supérieur général s'est déplacé deux fois[12]. Ainsi, seuls les visiteurs nommés lors des chapitres ont supervisé les tournées d'inspection qui se déroulaient en pratique tous les deux à trois ans. Des inspections plus récurrentes sont menées dans les collèges savoyards d'Annecy et de Thonon dans la première moitié du XVIIe siècle et elles sont l'œuvre des pères provinciaux qui résidaient alors plus fréquemment dans la région. Dès le milieu du XVIIe siècle, des pères français et savoyards, supérieurs ou anciens supérieurs, se chargent des maisons cisalpines et des pères italiens des couvents du Piémont. Il faut enfin ajouter que les décisions portant sur les privilèges et l'organisation des couvents sont prises par le général, sous la forme de decreta, elles peuvent aussi être promulguées par les provinciaux et par les visiteurs qui, dans des cas extrêmes, peuvent émettre des precepta, en obtenant l'accord du supérieur local et des anciens du chapitre. Ces dispositions soulignent l'importance de la fonction de visiteur qui devient, par sa correction sur place et les documents qu'il produit, un vecteur central de l'autorité dans la congrégation[13]. Dans la province, de telles mesures n'ont pas été prises et les visites sont demeurées essentiellement correctives, visant à réformer les abus locaux, à maintenir la discipline conventuelle, à améliorer le service des messes et l'assiduité aux tâches pastorales et éducatives par l'émission de monita rédigés en double, pour le chapitre local et les archives du généralat à Rome. Jusqu'à la fin de la période étudiée, les décrets pris par les visiteurs présentent un petit nombre de caractéristiques communes : leur structure en plusieurs points, leur concision et l'usage du latin et de l'impératif, comme l'illustrent les différents points du bilan de la visite du collège de Guéret en 1722 : « I. Malgré la réduction du nombre des Collégiaux liée à la pénurie et aux calamités du temps, que jamais cependant on n’omette les signes de l'exercice commun de l'oraison, et la tenue des offices divins les jours de fêtes »[14].
Les visiteurs peuvent aussi envoyer, en plus des copies de leurs avertissements, des comptes-rendus qui prennent la forme de lettres ou de courts mémoires informatifs. En quelques lignes, ils rassemblent des informations sur l'organisation des maisons. Ainsi, sur la période 1682-1690, les visiteurs français ont pris soin de noter systématiquement la composition précise des chapitres et la répartition des tâches éducatives mais aussi de signaler des données biographiques et professionnelles sur les pères[15]. Ces différents aspects se trouvaient déjà, de manière éparse, dans la documentation antérieure. Dans l'ensemble, les observations des visiteurs sont accompagnées de jugements moraux sur la qualité et l'attitude des pères dont la fonction est d'orienter les choix du généralat concernant la mobilité des religieux et l'évolution de leurs charges liturgiques ou d'enseignement. Le père de la Motte, lors de sa visite de la maison de Loches en 1666, se montre ainsi dithyrambique à l'égard des profès dont il désire favoriser la carrière, comme le jeune Charles Longhin : « il est très docte en [philosophie] spéculative, dans les belles lettres, pour l'écriture, pour la sculpture, non seulement du bois mais aussi de la pierre, ayant un talent et une voix appréciée de tous »[16]. En une courte phrase, un visiteur peut signaler l'utilité, les défauts ou l'ambivalence d'un de ses confrères, comme Claude Pillé lors de sa visite du collège de Dax en 1670 à propos du père Lazare Espiaube, originaire des Landes : « il est bon, docte, prédicateur dans la langue du pays béarnais, très attaché aux intérêts de ses parents »[17]. La production d'information au cours de la visite se rapproche, dans cette forme, du recours plus classique aux correspondances régulières. Les visiteurs occupent une fonction de pivot, entre les couvents et le centre romain, qui vient compléter la travail des provinciaux. Ils participent de la sorte à l'exercice de l'autorité au sein de l'institut et en tirent une forme de pouvoir le temps de la visite mais aussi au-delà via les écrits qu'ils produisent.
La visite disciplinaire se trouve au centre d'enjeux pluriels, à la fois la réforme des abus, le maintien de l'observance, et l'inspection qui doit permettre de mieux connaître et ainsi maîtriser le personnel de la congrégation. Cela explique la production de documents différents, en fonction de leur usage et de leur destinataire : les avertissements et les décrets pour le chapitre local, les mémoires et lettres pour le centre romain. Les pères visiteurs ont à leur disposition une assez large gamme d'écrits et on n'observe pas de forte codification des différents genres mobilisés. Les avis et les rapports sont sommaires et tendent vers l'efficacité maximale, informative ou disciplinaire. Il nous est alors possible de se concentrer sur les variations observées dans la production des écrits de visite sur la période.
II) Des écrits de visite diversifiés et adaptés à leur horizon d'usage.
Les documents produits lors des visites trouvent deux modalités d'exploitation principales par la suite, à savoir la correction et la connaissance des chapitres locaux, qui en orientent la forme et le contenu. Dans l'ensemble, on n’observe que des variations secondaires durant la période concernée, qui dépasse de peu la scission de la province en 1700. Il est d’ailleurs significatif que les documents des visites aient été conservés dans la même unité archivistique jusqu’aux années 1720. Cela semble suggérer que, pour les archivistes des XIXe et XXe siècles, la rupture ne justifiait pas de reclassement.
Il s'agit surtout de différences de style selon les visiteurs, principalement dans la densité d’information retranscrite, aussi bien pour la description de la maison que pour les monita. Certains visiteurs ont exercé avec zèle la fonction d’informateurs, en faisant remonter des données à jour à Rome, quand d’autres se sont contentés de satisfaire aux aspects les plus formulaires de la visite en moins d'une dizaine de lignes : mention des visiteurs et de la date, points de réforme préconisés. Ce constat souligne surtout la plasticité des écrits disciplinaires au sein de l’institut, un support de correction pouvant aussi bien servir de moyen d’information. La documentation des visites reflète la grande hétérogénéité des documents produits dans la province franco-piémontaise. On ne trouve pas chez les pères barnabites de documentation formulaire ni de genres établis aussi bien encadrés et normés que chez les jésuites[18]. Cela ne signifie pas pour autant une complète liberté d’action de la part des personnes d’autorité. Les pères visiteurs et les provinciaux en sont par exemple restés au régime de la correspondance pour transmettre les informations de visite à Rome. Dans l'ensemble, à l'intérieur des monita, la trame des informations ainsi que la nomenclature se retrouvent aussi bien chez des pères français ou savoyards du XVIIe siècle que chez le père général Manara en visite en France en 1714. Ce dernier adopte d'ailleurs des formulations similaires d'un collège à l'autre dans ses avertissements, par exemple lorsqu'il rappelle le rôle et la place des enseignements de philosophie dans le cursus de formation de la congrégation, à Lescar et à Bazas, en 1714 : « qu'on observe les statuts des constitutions, à savoir que la philosophie y est tenue comme servante de la Théologie » et « qu'on observe notre Constitution prescrivant que la philosophie est tenue comme servante de la Théologie »[19]. Cela suggère que l'origine des pères n'est pas la cause des variations dans la documentation. On n'observe pas non plus de corrélation entre les qualifications des pères au sein du cursus honorum de la congrégation et leur style dans la production des documents de visite.
Le principal aspect fluctuant demeure l'emploi de la langue mais il est là aussi nécessaire d'en saisir les logiques, toujours tributaires d'un contexte de production et d'usage de l'écrit. Si les avertissements sont rédigés en latin, le vernaculaire peut concurrencer le latin dans les comptes-rendus. À l'instar des correspondances régulières entre les personnes d'autorité et le centre romain, le français et l'italien sont tout aussi fréquents dans la province pour faire remonter des informations. On comprend ainsi que la distinction qui s'opère est purement fonctionnelle : les supports disciplinaires laissés dans les couvents sont rédigés en latin. Ce choix doit être rapporté aux variations des pratiques langagières, entre l'écrit et l'oral, à l’intérieur des cloîtres. Les avis des premiers visiteurs du collège d'Annecy rendent parfaitement compte de la nécessité de s'adapter à un contexte socio-culturel et linguistique, en particulier à la pratique orale de la langue locale. À plusieurs reprises, les visiteurs savoyards Urbain Peyre et Juste Guérin insistent, entre 1614 et la fin des années 1620, sur l'opportunité de délaisser les dialectes italiens ou le latin dans les conversations communes. En effet, il leur semble essentiel de gommer l'identité étrangère des pères italiens qui ont repris la grande institution urbaine qu'était le collège chappuisien, avec l'appui autoritaire du duc de Savoie et de l'évêque[20]. L'avis laissé par Urbain Peyre est révélateur de ces tensions identitaires : « que le père supérieur veille par tous les moyens que dans les conversations familières [on parle] toujours français, en imposant quelques pénitences à l'occasion à qui y manque, d'autant plus que tout le monde sait que les concitoyens s'offensent lorsqu'on discute dans une autre langue[21] ». À l'inverse, le latin demeure la langue de la liturgie et des temps réglés de la vie conventuelle et il est logique que les documents auxquels on accordait une valeur normative aient été rédigés en latin. En sus, le recours à ces supports disciplinaires s'inscrit dans un réseau de pratiques plus larges. Les monita n'étaient pas de simples aide-mémoires à consulter ponctuellement. Ils avaient pour fonction d'inscrire dans un temps ritualisé les bonnes pratiques liturgiques et disciplinaires, afin de revivifier la religion des pères locaux. Pour ce faire, ils étaient lus avec les textes tirés de la règle, à l'occasion des temps de méditation accompagnant les repas pris en commun, ce dont témoignent les actes des chapitres[22]. C'est dans cette perspective de ritualisation que l'usage du latin fait sens.
Les avis sont donc au cœur de la production disciplinaire et ils s'inscrivent ainsi dans un réseau de documents à forte valeur normative. Les pères doivent étudier la Règle de la congrégation et aussi assimiler les exhortations des visiteurs car il en va de l’observance de leur religion et de la mise en œuvre d’un propositum vitae marqué par une certaine monasticité. Ces documents doivent avoir une efficacité quasi performative une fois mis en œuvre dans les chapitres à travers des formes de rumination. Cela explique peut-être pourquoi la configuration de ces documents, en particulier les monita, ne varie que faiblement d'un scripteur à l'auteur ou dans le temps tandis que le latin est utilisé pour tous les contenus disciplinaires. Les visiteurs ont une marge d’écriture plus large pour la rédaction des compte-rendus dont les usages diffèrent et dans lesquels ils trouvent un outil d’influence du gouvernement : il faut alors en ressaisir les ressorts.
III) L'écrit de visite : un outil du gouvernement politique de l'institut.
Les écrits de visite sont censés jouer un rôle de transformation, en influençant les pratiques locales mais aussi en pesant sur le gouvernement au niveau global. Le choix des informations portées sur les mémoires et, surtout, la mise en forme des remarques des visiteurs visent ainsi à orienter les décisions prises à un échelon supérieur de la hiérarchie. Dans ce cas, la part d'initiative individuelle est plus grande parce que les pères visiteurs ne cherchent pas tous à outrepasser le cadre principal de la visite, à savoir conserver la droite observance de la règle. La liberté d'écriture laissée aux visiteurs, maîtres d'un canal de communication entre les chapitres locaux et le généralat, leur permet de mener une action plus politique de gestion des forces de l'institut. Les rapports produits lors des visites fournissent évidemment un outil de connaissance de l'institution mais cette dernière est toujours opératoire : par exemple, lorsque les pères visiteurs choisissent de renseigner des informations sur les parcours des pères, voire qu'ils suggèrent les placements des personnels les plus aptes à accomplir les tâches pastorales et pédagogiques au sein de la congrégation.
Ces textes s'insèrent donc dans des rapports de force politiques transversaux et transnationaux, à l'échelle de l'institut. Dans certains cas, les documents peuvent tendre vers une action locale, en complétant les decreta, tout en agissant sur des thématiques différentes comme les aspects de gestion administrative ou les problématiques éducatives. La configuration pratique de la documentation est alors légèrement différente puisqu'il n'est plus seulement question de proposer des informations sélectionnées à l'intention du généralat mais aussi d'avancer des mesures de réforme en direction des chapitres locaux. Peu de rapports de ce type sont produits après des visites disciplinaires classiques, effectuées tous les trois ans, à vocation corrective et fortement marquées par les enjeux pastoraux. C'est surtout lors de tournées d'inspection ponctuelles que l'on observe une production de documents proposant des pistes de réformes. Ces visites qui ne relèvent pas du cadre régulier se concentrent sur des aspects de gestion spécifiques, notamment les activités éducatives. Elles sont décidées ad hoc et menées par des pères dépêchés expressément par le généralat. En plus de cibler des établissements précis, et parfois uniques, elles mobilisent des pères qui ne sont pas des personnes d'autorité de la province. On peut assimiler ces visites à des inspections car elles interviennent dans un contexte spécifique, souvent à l'occasion de tensions dans certains établissements, voire après des affaires graves mettant en cause la gestion des couvents et les relations avec le haut clergé local. C'est par exemple le cas à Lescar où un différend entre deux pères a remis en question le bon fonctionnement du chapitre et ses relations avec l'évêque. En 1697, le vice-provincial dépêche sur place ce qu’il présente comme une commission d'enquête, tout en communiquant directement avec le général à Rome à cause de la gravité des sanctions à prendre, la suspension du supérieur : « Votre Paternité verra qu'il faut toujours entendre les deux parties, pour former un jugement sûr (…) Dieu veuille que le père don Lazare Espiaube ne soit pas offensé et heurté en perdant le collège de Lescar »[23].
La portée davantage politique de ces documents apparaît aussi, à l'occasion, à travers les situations d'affrontement entre les pères des chapitres et ceux mandatés par le centre romain pour réformer les couvents dans une direction qui s'écarte des coutumes locales. Le principal enjeu qui ressort de ces inspections est d'uniformiser les pratiques de gestion et d'infléchir la mise en œuvre des activités éducatives, en s'inspirant du modèle offert par les couvents italiens. C'est notamment le cas lors de l'inspection du collège de Lescar qui a eu lieu en 1704, sous l'autorité du père Carbonara[24]. Ce n'est pas un pair ni un supérieur qui procède alors à la correction puisque le père Carbonara est un barnabite italien qui n'a jamais exercé de fonctions dans les maisons françaises. Le compte-rendu de sa visite est réalisé à travers un mémoire bref et ne donne pas lieu à la production de monita ni de documents qui en reprendraient la nomenclature. Le propos est simple et prend essentiellement un tour argumentatif. Aucun élément ne renvoie d'ailleurs à la fonction du père Carbonara qui n'est pas identifié comme visiteur. Ce dernier s'intéresse à des aspects d'organisation, comme la tenue des archives du collège, même si les questions éducatives restent au centre de son propos. Il avance des suggestions sur une réorganisation de la répartition des charges d'enseignement calquée sur les usages transalpins. Un exemple représentatif de cette importation de pratiques italiennes porte sur l'extension de l'encadrement scolaire aux classes d'abécédaire, tenues alors par des séculiers gagés par les chapitres : « Ensuite, quant aux classes, il me semble qu'il conviendrait mieux que les classes inférieures, qui sont faites par les séculiers, soient remplies par les nôtres, non seulement dans ce collège mais dans tous les autres de cette province »[25]. Son discours est rédigé en italien et semble surtout résumer aux autorités romaines les avertissements donnés par l’inspecteur à Lescar. Ces exemples nous montrent comment des visites qui ne sont pas exercées comme des visites correctives traditionnelles donnent lieu à une production écrite d’un genre et d’un ton différent, dont la portée est éminemment politique.
Si la production d'informations supplémentaires à destination des archives du généralat par certains visiteurs fait partie des modes de gouvernement ordinaires des institutions régulières, il est possible de distinguer les usages plus politiques des écrits de visite, davantage perceptibles dans le cas des inspections ponctuelles. En dehors des cadres formalisés de la visite disciplinaire, les pères mandatés dans les couvents ont une marge de manœuvre relative pour avancer des propositions de réforme adressées aussi bien aux chapitres locaux qu'au centre romain. À cet espace d'action correspond un recours différent à l'écrit, plus proche de la correspondance ou du mémoire, et plus libre dans le ton, la forme de l'argumentation ou l'usage du vernaculaire.
Pratique essentielle de l'entretien de la discipline et du maintien de la cohésion au sein des instituts religieux, la visite donne lieu à la production d'une documentation variée et assez peu formalisée chez les Clercs réguliers de saint Paul. La codification minimaliste des écrits, allant jusqu'aux décrets qui se limitent à une nomenclature et à une structure sommaires, offre la possibilité aux pères visiteurs d'ajouter des documents annexes, mémoires ou lettres, qui viennent enrichir les connaissances du généralat sur les chapitres locaux. La rédaction détaillée de décrets ou le choix de faire remonter l'information relèvent toujours d’initiatives individuelles, sans qu'on observe dans la province gallo-piémontaise de corrélation entre les parcours des visiteurs et leurs initiatives à l'écrit. Une fois rédigés et intégrés dans les archives locales et romaines, ces écrits de visite connaissent alors différentes formes de mise en application. Les decreta, plus officiels, s'insèrent dans un réseau de pratiques internes aux chapitres et viennent nourrir les méditations des pères, au même titre que les textes réglementaires. Les autres documents servent davantage à constituer un canal de communication entre les chapitres et le généralat, au centre duquel se trouvent les visiteurs. Ces derniers utilisent les actes des visites comme des instruments d’information et de correspondance exceptionnelle : de la sorte, ils assument un rôle de surveillance et d'orientation du gouvernement qui relève, dans la pratique régulière, des attributions du provincial. Tout autant que le rituel de la visite, c’est donc la production documentaire qui s’ensuit qui confère au visiteur une capacité d’action politique, participant aussi bien au gouvernement qu’à la construction de l’autorité au sein de la congrégation.
[1] Des exemples de ces approches concernant les écrits municipaux dans Alazard Florence (dir.), Correspondances urbaines : le corps de ville et la circulation de l'information, XVe-XVIIe siècles, Brepols, Turnhout, 2020, 404 p.
[2] Sur l'usage des outils disciplinaires, chartes et visites, au sein des congrégations religieuses, un exemple récent dans : Marceau Bertrand, Exercer l'autorité : l'abbé de Cîteaux et la direction de l'ordre cistercien en Europe (1584-1651), Honoré Champion, Paris, 2018, voir p. 30-35 et p. 103 et sqq.
[3] Dans les diverses unités archivistiques de l'Archivio Storico dei Barnabiti di Roma, dorénavant ASBR, en particulier les Collegi Estinti, liasses Francia, et en I 3, Visite (province gallo-piémontaise puis française, incluant le Piémont jusqu'en 1717).
[4] Par exemple aux Archives Municipales d'Annecy, GG/240-242.
[5] Meyer Frédéric, « Hercule et le Centaure : la Savoie dans les occupations françaises des États de Piémont, 1536-1793 », in Meyer Frédéric, La foi des montagnes : culture et religion dans la Savoie d'Ancien Régime, Académie salésienne, Annecy, 2014, p. 318-325.
[6] Pas même par les historiographes de la congrégation : les travaux les plus récents sur le personnel de la province font appel aux notices nécrologiques, voir les articles de Regazzoni Mauro, « Un contributo allo studio della Provincia Piemontese-Savoiarda (1608-1982) », Barnabiti Studi, n°20, 2003, p. 239-252, et Id., « I Chierici Regolari di S. Paolo in Francia I-III », in Barnabiti Studi, n°35-37, 2018-2020, p. 75-268, p. 407-528, p. 7-114.
[7] Cottier Jean- François, Hurel Daniel- Odon, Tock Benoît- Michel (dir.), Les personnes d'autorité en milieu régulier : des origines de la vie régulière au XVIIIe siècle, Actes du septième colloque international du CERCOR, Saint- Étienne, 18-20 juin 2009, PUSE, Saint-Étienne, 2009, 472 p.
[8] Sur ces affrontements, la thèse de Bonora Elena, I conflitti della Controriforma. Santità e obbedienza nell'esperienza religiosa dei primi barnabiti, Le Lettere, Florence, 1998, 711 p.
[9] Respectivement, Bibliothèque nationale de France (BnF), H- 5252, Constitutiones clericorum regularium S. Pauli decollati Libris quattuor distinctae, Mediolani, haeres P. Pontii et J.- B. Piccaleus, 1617, in-4°, et BnF, H-5284, Decreta capitulorum generalium ab anno 1579 usque ad annum 1647, s.l.n.d., in-4°.
[10] Archives Nationales, G/9/9, 3 Barnabites, « liasse unique », fol. 2 v°.
[11] BnF, H- 5252, Constitutiones…, Op. cit., Livre IV, chapitre XIV, p. 139-142.
[12] Ces visites avaient principalement une fonction diplomatique car elles offraient l’occasion au supérieur général de rencontrer les élites locales qui soutenaient le collège. La seule visite disciplinaire est celle du général Manara en 1714, après la scission de la province, dans une perspective de réaffirmation des autorités centrales et italiennes de la congrégation sur les maisons françaises.
[13] Maillard Ninon, « Les conditions de l'autorité du maître général de l'ordre des frères prêcheurs : le cas des provinces françaises au XVIIe siècle », in Cottier Jean- François, Hurel Daniel- Odon, Tock Benoît- Michel (dir.), Les personnes d'autorité…, Op. cit., p. 175-186.
[14] ASBR, I 3, Guéret, Monita de la visite de 1722, « I. Reducto ob penuriam et tempore cum calamitate Collegialium numero, nunquam tamen omittantur signa exercitorum communum orationis, et diebus festis officis divinis ».
[15] Ce qui a permis d'analyser la morphologie du personnel enseignant de la province dans le cadre de ma thèse de doctorat, Peresson Pierre, Le rôle de l'activité d'enseignement dans les mutations d'un ordre religieux de la première modernité : le cas des Barnabites entre France et Italie, XVIIe-début du XVIIIe siècle, doctorat sous la direction de Pierre Benoist, Université de Tours François-Rabelais, 2023, Partie II, chapitre 2, p. 356-366, et Annexes, Document 4, p. 648-660.
[16] ASBR, I 3, Loches, lettre accompagnant le Monita de 1666 : « dottissimo nella speculativa, nelle Belle lettere, nel scrivere, nel scolpire, non solo in legna ma anche pietre, havendo talento e voce da tutti gradita ».
[17] Ibid., Dax, lettre datée du 15 octobre accompagnant le Monita de 1670 : « è buono, dotto, predicatore della lingua del paese bearnese, molto attacato alli interessi dei parenti ».
[18] Sur les jésuites, voir Dainville de, François, L'éducation des Jésuites, XVIe-XVIIIe siècle, textes réunis par Marie-Madeleine Compère, Éd. de Minuit, Paris, 1978, en particulier p. 153-156.
[19] ASBR, I 3, Visite, monita de 1714, collèges de Lescar : « observentur constitutionis statutus quod philosophia ita dicatur ut Theologiam inservit » et Bazas : « observetur Constitutio nostra praecipiens quod philosophia ita dicitur ut Theologia inserviat ».
[20] Une présentation synthétique de ces enjeux dans Tomamichel Serge, « Aux sources de l'enseignement secondaire savoyard. Offre scolaire et diversité des structures de la fin du Moyen Âge à la Révolution française », in Favier René, Tomamichel Serge, Coppier Julien, Kinosian Yves (dir.), Une école à la mesure des Alpes ? Contributions à l'histoire de l'enseignement secondaire, PUG, Grenoble, 2009, p. 15-36.
[21] Archives Municipales d'Annecy, GG/240 (2), Monita R. P. D. Urbani Peyre Prep. Provlis. An. 1617, « il P(ad)rè superiore procuri in ogni modo, che ne Colloquii familiari si parla sempre francese, imponendo talvolta qualche penitenza a chi manca tanto più, che sanno tutti che se offende SIC i Cittadini favellando d'altra lingua ».
[22] En particulier à Annecy, AM Annecy, GG/201 (3), Acta collegii anneciensi.
[23] ASBR, Collegi Estinti, Francia, Bearno, commission de Léon Tapie et Honoré Moreau, le 14e mai 1697, p. 2-7, et lettre du vice-provincial Louis Richou, au général, le 23 mai 1697 : « vederà V(ostra) P(aternità) che bisogna sempre intendere le due parti, per formare sicuro iudicio (…) volse i Dio che il P(adre) d(on) Lazaro Espiabe non sia offeso et buttato nel perder il Collegio di Lescar ». Sur ce cas, un développement détaillé dans Peresson Pierre, Le rôle de l'activité d'enseignement…, Op. cit., p. 518-521.
[24] ASBR, Collegi Estinti, Francia, Bearno, mémoire du père Giovanni Giacomo Carbonara, à Lescar, daté du 2 août 1704.
[25] Ibid., « In quanto poi alle scuole mi pare che le scuole inferiore che sono fatte de secolari sarebbe meglio fossere riempite dai nostri, non solamente in questo Collegio mà ancora in tutti gl'altri di questa Provincia ».
La congrégation des Clercs réguliers de saint Paul se place dès la fin du XVIe siècle à la tête d’un réseau de collèges-couvents dans le nord et le centre de la péninsule italienne. Elle se développe au-delà des Alpes à partir de 1614, lorsque ses membres reprennent la gestion du collège chappuisien d’Annecy puis fondent un collège à Montargis en 1620. Cette percée hors de son domaine lombard originel s’accompagne d’une lente mutation de son profil pastoral puisque les activités d’enseignement prennent une place de plus en plus conséquente. Tout au long de son déploiement dans le royaume de France et le duché de Savoie, elle a dû adapter son organisation à de nouveaux terrains de mission, éloignés du centre milanais puis romain, en érigeant entre autres une province franco-piémontaise, empiétant sur les deux principautés. L'analyse s'intéressera donc au rôle de l’écrit au sein des pratiques de gestion et de pouvoir, dans le contexte de croissance d'une province régulière. Elle s'inscrit dans le renouvellement de la recherche sur les cultures de l'écrit à l'époque moderne[1]. À travers l'étude de la visite pastorale et disciplinaire dans la province gallo-piémontaise au XVIIe siècle, il s'agit de montrer la capacité d’adaptation des hommes et des institutions régulières[2], en explorant les usages de l’écrit mis en œuvre pour contrôler les collèges-couvents répartis des deux côtés des Alpes. La présentation des cadres généraux de la production d'écrits disciplinaires lors des visites constitue le premier aspect de l'analyse, pour ensuite élucider les variations observées dans les formes et les usages de ces documents, dans l’objectif de révéler, au bout du compte, les enjeux politiques de ces inspections et des traces qu'elles ont pu laisser.
I) La visite chez les Clercs réguliers de saint Paul : des cadres réglementaires restreints.
En premier lieu, il est nécessaire de définir le corpus documentaire qui constitue la littérature de visite et ses différents genres, d'après les sources conservées principalement dans les archives romaines[3], pour ensuite confronter les formes variées de recours à l'écrit aux pratiques normées de la visite au sein de l'institut. Le choix du cadrage chronologique est lié aux sources ; en effet, les documents sont relativement disséminés pour notre présente étude, les archives conservées à Annecy constituant par exemple l’unique source pour la période comprise entre 1600 et 1660[4]. En dépit de ces lacunes, la documentation conservée à Rome, aux archives historiques de l’ordre, permet de réunir des informations sur l’ensemble des maisons entre 1660 et 1720. Nous nous appuierons principalement sur cette dernière, à la fois pour élargir l’analyse au-delà du cas spécifique d’un collège mais aussi parce que les décennies 1660 à 1720 correspondent à un moment crucial pour le développement de la congrégation en France. C’est à cette époque que la partie francophone du réseau de collèges atteint sa plus grande extension et qu’elle acquiert son autonomie : la province gallo-piémontaise, partagée entre le royaume de France et le duché de Savoie, n'est plus tributaire du réseau italien pour son recrutement et sa gestion. La province se disloquera ensuite, à cause des pressions de Louis XIV sur les ordres étrangers, en se scindant en deux entités autonomes, l'une savoyarde-piémontaise et l'autre française, désormais circonscrites dans les limites des espaces politiques étatiques[5].
Les visites ont laissé une documentation variée, bien que limitée, qui n’a pas été mise en valeur dans le cas des Clercs de saint Paul[6]. Il s’agit essentiellement de courts procès-verbaux qui relèvent les informations essentielles, accompagnés de monita ou avertissement, dont les copies étaient théoriquement conservées dans les différentes maisons. Parfois, ces textes peuvent être accompagnés de brèves lettres qui remplacent les procès-verbaux pour établir le compte-rendu de la visite. Il n’est donc pas seulement question d’imposer une correction mais aussi de faire remonter l’information au généralat. Ils sont produits par les visiteurs qui sont systématiquement des personnes d’autorité[7], soit des supérieurs de chapitres soit d’anciens supérieurs. Le provincial ou les vice-provinciaux ne se déplacent pas toujours. On ne connaît pas de documents normatifs encadrant précisément la production des supports disciplinaires ou la rédaction des rapports de visite au sein de la congrégation. Cela peut expliquer en partie la liberté d'écriture relative qui est prise par les visiteurs pour rendre compte de leurs inspections, lorsqu'ils ajoutent aux décrets disciplinaires qui constituent le cœur de l'après visite des relations sous forme de mémoires ou de correspondances.
Les sources attestent donc une pratique du pouvoir décentralisée. Ce constat est renforcé par le fait que le provincial qui réside depuis le milieu du XVIIe siècle dans le royaume de France n’effectue pas de visite dans la partie piémontaise de la province. Quels que soient les rapports entretenus entre les différents chapitres et entre les pôles intermédiaires qui se constituent au fil des ans avec la régionalisation croissante des recrutements, les maisons savoyardes et françaises sont inspectées par les mêmes pères visiteurs. Les couvents du Piémont sont eux encadrés par des personnels différents, des Italiens ou des Savoyards de surcroît, ce qui crée dans la pratique une compartimentation du contrôle et de la discipline au sein de la province. Le mouvement de spécialisation des personnels de visite s’observe dès les années 1630 et il redouble la rupture observée en matière de recrutement. Il faut alors le confronter aux cadres de fonctionnement fixés, en matière d'inspection et de gestion, par les textes réglementaires de l'ordre, afin de mesurer la part d'adaptation et l'effort d'innovation qui ont été rendus nécessaires par l'expansion de l'institut.
Les constitutions de la congrégation des Clercs réguliers de saint Paul ont été établies en 1579 après une décennie de tensions entre les deux principales factions de la première génération des pères[8]. Elles ont été enrichies au fil des décennies mais le texte qui fait référence dans la province gallo-piémontaise est l'édition milanaise de 1617, accompagnée par une synthèse de décrets du chapitre général publiée au milieu du XVIIe siècle[9]. Ces deux documents sont encore considérés comme les textes fondamentaux au siècle suivant, lors des travaux de la Commission des Réguliers, à la fin des années 1760[10]. Dans les constitutions, l'autorité revient au chapitre général et, en ce qui concerne le pouvoir exécutif, au supérieur général et à ses assistants qui se trouvent d'abord à Milan jusqu’en 1659 puis à Rome. Les fonctions de gestion sont ainsi exercées au niveau local par les provinciaux et les supérieurs des chapitres tandis que le dispositif de contrôle du fonctionnement de la chaîne de commandement et de correction revient aux visiteurs[11]. Ces derniers sont désignés au cours du chapitre général qui a lieu tous les deux ans. En effet, dans les dispositions originelles, ce sont les supérieurs généraux qui devaient faire les visites régulières bisannuelles et déléguer, à leur discrétion, les visites des maisons éloignées à des plénipotentiaires. Dès les décennies 1610 et 1620, c’est le développement rapide de l’ordre, d’abord en Savoie et en France puis en terres d’Empire, qui a entraîné une modification, en pratique, des dispositifs de visite prévus par les constitutions.
Dans la province gallo-piémontaise, entre 1610 et 1750, le supérieur général s'est déplacé deux fois[12]. Ainsi, seuls les visiteurs nommés lors des chapitres ont supervisé les tournées d'inspection qui se déroulaient en pratique tous les deux à trois ans. Des inspections plus récurrentes sont menées dans les collèges savoyards d'Annecy et de Thonon dans la première moitié du XVIIe siècle et elles sont l'œuvre des pères provinciaux qui résidaient alors plus fréquemment dans la région. Dès le milieu du XVIIe siècle, des pères français et savoyards, supérieurs ou anciens supérieurs, se chargent des maisons cisalpines et des pères italiens des couvents du Piémont. Il faut enfin ajouter que les décisions portant sur les privilèges et l'organisation des couvents sont prises par le général, sous la forme de decreta, elles peuvent aussi être promulguées par les provinciaux et par les visiteurs qui, dans des cas extrêmes, peuvent émettre des precepta, en obtenant l'accord du supérieur local et des anciens du chapitre. Ces dispositions soulignent l'importance de la fonction de visiteur qui devient, par sa correction sur place et les documents qu'il produit, un vecteur central de l'autorité dans la congrégation[13]. Dans la province, de telles mesures n'ont pas été prises et les visites sont demeurées essentiellement correctives, visant à réformer les abus locaux, à maintenir la discipline conventuelle, à améliorer le service des messes et l'assiduité aux tâches pastorales et éducatives par l'émission de monita rédigés en double, pour le chapitre local et les archives du généralat à Rome. Jusqu'à la fin de la période étudiée, les décrets pris par les visiteurs présentent un petit nombre de caractéristiques communes : leur structure en plusieurs points, leur concision et l'usage du latin et de l'impératif, comme l'illustrent les différents points du bilan de la visite du collège de Guéret en 1722 : « I. Malgré la réduction du nombre des Collégiaux liée à la pénurie et aux calamités du temps, que jamais cependant on n’omette les signes de l'exercice commun de l'oraison, et la tenue des offices divins les jours de fêtes »[14].
Les visiteurs peuvent aussi envoyer, en plus des copies de leurs avertissements, des comptes-rendus qui prennent la forme de lettres ou de courts mémoires informatifs. En quelques lignes, ils rassemblent des informations sur l'organisation des maisons. Ainsi, sur la période 1682-1690, les visiteurs français ont pris soin de noter systématiquement la composition précise des chapitres et la répartition des tâches éducatives mais aussi de signaler des données biographiques et professionnelles sur les pères[15]. Ces différents aspects se trouvaient déjà, de manière éparse, dans la documentation antérieure. Dans l'ensemble, les observations des visiteurs sont accompagnées de jugements moraux sur la qualité et l'attitude des pères dont la fonction est d'orienter les choix du généralat concernant la mobilité des religieux et l'évolution de leurs charges liturgiques ou d'enseignement. Le père de la Motte, lors de sa visite de la maison de Loches en 1666, se montre ainsi dithyrambique à l'égard des profès dont il désire favoriser la carrière, comme le jeune Charles Longhin : « il est très docte en [philosophie] spéculative, dans les belles lettres, pour l'écriture, pour la sculpture, non seulement du bois mais aussi de la pierre, ayant un talent et une voix appréciée de tous »[16]. En une courte phrase, un visiteur peut signaler l'utilité, les défauts ou l'ambivalence d'un de ses confrères, comme Claude Pillé lors de sa visite du collège de Dax en 1670 à propos du père Lazare Espiaube, originaire des Landes : « il est bon, docte, prédicateur dans la langue du pays béarnais, très attaché aux intérêts de ses parents »[17]. La production d'information au cours de la visite se rapproche, dans cette forme, du recours plus classique aux correspondances régulières. Les visiteurs occupent une fonction de pivot, entre les couvents et le centre romain, qui vient compléter la travail des provinciaux. Ils participent de la sorte à l'exercice de l'autorité au sein de l'institut et en tirent une forme de pouvoir le temps de la visite mais aussi au-delà via les écrits qu'ils produisent.
La visite disciplinaire se trouve au centre d'enjeux pluriels, à la fois la réforme des abus, le maintien de l'observance, et l'inspection qui doit permettre de mieux connaître et ainsi maîtriser le personnel de la congrégation. Cela explique la production de documents différents, en fonction de leur usage et de leur destinataire : les avertissements et les décrets pour le chapitre local, les mémoires et lettres pour le centre romain. Les pères visiteurs ont à leur disposition une assez large gamme d'écrits et on n'observe pas de forte codification des différents genres mobilisés. Les avis et les rapports sont sommaires et tendent vers l'efficacité maximale, informative ou disciplinaire. Il nous est alors possible de se concentrer sur les variations observées dans la production des écrits de visite sur la période.
II) Des écrits de visite diversifiés et adaptés à leur horizon d'usage.
Les documents produits lors des visites trouvent deux modalités d'exploitation principales par la suite, à savoir la correction et la connaissance des chapitres locaux, qui en orientent la forme et le contenu. Dans l'ensemble, on n’observe que des variations secondaires durant la période concernée, qui dépasse de peu la scission de la province en 1700. Il est d’ailleurs significatif que les documents des visites aient été conservés dans la même unité archivistique jusqu’aux années 1720. Cela semble suggérer que, pour les archivistes des XIXe et XXe siècles, la rupture ne justifiait pas de reclassement.
Il s'agit surtout de différences de style selon les visiteurs, principalement dans la densité d’information retranscrite, aussi bien pour la description de la maison que pour les monita. Certains visiteurs ont exercé avec zèle la fonction d’informateurs, en faisant remonter des données à jour à Rome, quand d’autres se sont contentés de satisfaire aux aspects les plus formulaires de la visite en moins d'une dizaine de lignes : mention des visiteurs et de la date, points de réforme préconisés. Ce constat souligne surtout la plasticité des écrits disciplinaires au sein de l’institut, un support de correction pouvant aussi bien servir de moyen d’information. La documentation des visites reflète la grande hétérogénéité des documents produits dans la province franco-piémontaise. On ne trouve pas chez les pères barnabites de documentation formulaire ni de genres établis aussi bien encadrés et normés que chez les jésuites[18]. Cela ne signifie pas pour autant une complète liberté d’action de la part des personnes d’autorité. Les pères visiteurs et les provinciaux en sont par exemple restés au régime de la correspondance pour transmettre les informations de visite à Rome. Dans l'ensemble, à l'intérieur des monita, la trame des informations ainsi que la nomenclature se retrouvent aussi bien chez des pères français ou savoyards du XVIIe siècle que chez le père général Manara en visite en France en 1714. Ce dernier adopte d'ailleurs des formulations similaires d'un collège à l'autre dans ses avertissements, par exemple lorsqu'il rappelle le rôle et la place des enseignements de philosophie dans le cursus de formation de la congrégation, à Lescar et à Bazas, en 1714 : « qu'on observe les statuts des constitutions, à savoir que la philosophie y est tenue comme servante de la Théologie » et « qu'on observe notre Constitution prescrivant que la philosophie est tenue comme servante de la Théologie »[19]. Cela suggère que l'origine des pères n'est pas la cause des variations dans la documentation. On n'observe pas non plus de corrélation entre les qualifications des pères au sein du cursus honorum de la congrégation et leur style dans la production des documents de visite.
Le principal aspect fluctuant demeure l'emploi de la langue mais il est là aussi nécessaire d'en saisir les logiques, toujours tributaires d'un contexte de production et d'usage de l'écrit. Si les avertissements sont rédigés en latin, le vernaculaire peut concurrencer le latin dans les comptes-rendus. À l'instar des correspondances régulières entre les personnes d'autorité et le centre romain, le français et l'italien sont tout aussi fréquents dans la province pour faire remonter des informations. On comprend ainsi que la distinction qui s'opère est purement fonctionnelle : les supports disciplinaires laissés dans les couvents sont rédigés en latin. Ce choix doit être rapporté aux variations des pratiques langagières, entre l'écrit et l'oral, à l’intérieur des cloîtres. Les avis des premiers visiteurs du collège d'Annecy rendent parfaitement compte de la nécessité de s'adapter à un contexte socio-culturel et linguistique, en particulier à la pratique orale de la langue locale. À plusieurs reprises, les visiteurs savoyards Urbain Peyre et Juste Guérin insistent, entre 1614 et la fin des années 1620, sur l'opportunité de délaisser les dialectes italiens ou le latin dans les conversations communes. En effet, il leur semble essentiel de gommer l'identité étrangère des pères italiens qui ont repris la grande institution urbaine qu'était le collège chappuisien, avec l'appui autoritaire du duc de Savoie et de l'évêque[20]. L'avis laissé par Urbain Peyre est révélateur de ces tensions identitaires : « que le père supérieur veille par tous les moyens que dans les conversations familières [on parle] toujours français, en imposant quelques pénitences à l'occasion à qui y manque, d'autant plus que tout le monde sait que les concitoyens s'offensent lorsqu'on discute dans une autre langue[21] ». À l'inverse, le latin demeure la langue de la liturgie et des temps réglés de la vie conventuelle et il est logique que les documents auxquels on accordait une valeur normative aient été rédigés en latin. En sus, le recours à ces supports disciplinaires s'inscrit dans un réseau de pratiques plus larges. Les monita n'étaient pas de simples aide-mémoires à consulter ponctuellement. Ils avaient pour fonction d'inscrire dans un temps ritualisé les bonnes pratiques liturgiques et disciplinaires, afin de revivifier la religion des pères locaux. Pour ce faire, ils étaient lus avec les textes tirés de la règle, à l'occasion des temps de méditation accompagnant les repas pris en commun, ce dont témoignent les actes des chapitres[22]. C'est dans cette perspective de ritualisation que l'usage du latin fait sens.
Les avis sont donc au cœur de la production disciplinaire et ils s'inscrivent ainsi dans un réseau de documents à forte valeur normative. Les pères doivent étudier la Règle de la congrégation et aussi assimiler les exhortations des visiteurs car il en va de l’observance de leur religion et de la mise en œuvre d’un propositum vitae marqué par une certaine monasticité. Ces documents doivent avoir une efficacité quasi performative une fois mis en œuvre dans les chapitres à travers des formes de rumination. Cela explique peut-être pourquoi la configuration de ces documents, en particulier les monita, ne varie que faiblement d'un scripteur à l'auteur ou dans le temps tandis que le latin est utilisé pour tous les contenus disciplinaires. Les visiteurs ont une marge d’écriture plus large pour la rédaction des compte-rendus dont les usages diffèrent et dans lesquels ils trouvent un outil d’influence du gouvernement : il faut alors en ressaisir les ressorts.
III) L'écrit de visite : un outil du gouvernement politique de l'institut.
Les écrits de visite sont censés jouer un rôle de transformation, en influençant les pratiques locales mais aussi en pesant sur le gouvernement au niveau global. Le choix des informations portées sur les mémoires et, surtout, la mise en forme des remarques des visiteurs visent ainsi à orienter les décisions prises à un échelon supérieur de la hiérarchie. Dans ce cas, la part d'initiative individuelle est plus grande parce que les pères visiteurs ne cherchent pas tous à outrepasser le cadre principal de la visite, à savoir conserver la droite observance de la règle. La liberté d'écriture laissée aux visiteurs, maîtres d'un canal de communication entre les chapitres locaux et le généralat, leur permet de mener une action plus politique de gestion des forces de l'institut. Les rapports produits lors des visites fournissent évidemment un outil de connaissance de l'institution mais cette dernière est toujours opératoire : par exemple, lorsque les pères visiteurs choisissent de renseigner des informations sur les parcours des pères, voire qu'ils suggèrent les placements des personnels les plus aptes à accomplir les tâches pastorales et pédagogiques au sein de la congrégation.
Ces textes s'insèrent donc dans des rapports de force politiques transversaux et transnationaux, à l'échelle de l'institut. Dans certains cas, les documents peuvent tendre vers une action locale, en complétant les decreta, tout en agissant sur des thématiques différentes comme les aspects de gestion administrative ou les problématiques éducatives. La configuration pratique de la documentation est alors légèrement différente puisqu'il n'est plus seulement question de proposer des informations sélectionnées à l'intention du généralat mais aussi d'avancer des mesures de réforme en direction des chapitres locaux. Peu de rapports de ce type sont produits après des visites disciplinaires classiques, effectuées tous les trois ans, à vocation corrective et fortement marquées par les enjeux pastoraux. C'est surtout lors de tournées d'inspection ponctuelles que l'on observe une production de documents proposant des pistes de réformes. Ces visites qui ne relèvent pas du cadre régulier se concentrent sur des aspects de gestion spécifiques, notamment les activités éducatives. Elles sont décidées ad hoc et menées par des pères dépêchés expressément par le généralat. En plus de cibler des établissements précis, et parfois uniques, elles mobilisent des pères qui ne sont pas des personnes d'autorité de la province. On peut assimiler ces visites à des inspections car elles interviennent dans un contexte spécifique, souvent à l'occasion de tensions dans certains établissements, voire après des affaires graves mettant en cause la gestion des couvents et les relations avec le haut clergé local. C'est par exemple le cas à Lescar où un différend entre deux pères a remis en question le bon fonctionnement du chapitre et ses relations avec l'évêque. En 1697, le vice-provincial dépêche sur place ce qu’il présente comme une commission d'enquête, tout en communiquant directement avec le général à Rome à cause de la gravité des sanctions à prendre, la suspension du supérieur : « Votre Paternité verra qu'il faut toujours entendre les deux parties, pour former un jugement sûr (…) Dieu veuille que le père don Lazare Espiaube ne soit pas offensé et heurté en perdant le collège de Lescar »[23].
La portée davantage politique de ces documents apparaît aussi, à l'occasion, à travers les situations d'affrontement entre les pères des chapitres et ceux mandatés par le centre romain pour réformer les couvents dans une direction qui s'écarte des coutumes locales. Le principal enjeu qui ressort de ces inspections est d'uniformiser les pratiques de gestion et d'infléchir la mise en œuvre des activités éducatives, en s'inspirant du modèle offert par les couvents italiens. C'est notamment le cas lors de l'inspection du collège de Lescar qui a eu lieu en 1704, sous l'autorité du père Carbonara[24]. Ce n'est pas un pair ni un supérieur qui procède alors à la correction puisque le père Carbonara est un barnabite italien qui n'a jamais exercé de fonctions dans les maisons françaises. Le compte-rendu de sa visite est réalisé à travers un mémoire bref et ne donne pas lieu à la production de monita ni de documents qui en reprendraient la nomenclature. Le propos est simple et prend essentiellement un tour argumentatif. Aucun élément ne renvoie d'ailleurs à la fonction du père Carbonara qui n'est pas identifié comme visiteur. Ce dernier s'intéresse à des aspects d'organisation, comme la tenue des archives du collège, même si les questions éducatives restent au centre de son propos. Il avance des suggestions sur une réorganisation de la répartition des charges d'enseignement calquée sur les usages transalpins. Un exemple représentatif de cette importation de pratiques italiennes porte sur l'extension de l'encadrement scolaire aux classes d'abécédaire, tenues alors par des séculiers gagés par les chapitres : « Ensuite, quant aux classes, il me semble qu'il conviendrait mieux que les classes inférieures, qui sont faites par les séculiers, soient remplies par les nôtres, non seulement dans ce collège mais dans tous les autres de cette province »[25]. Son discours est rédigé en italien et semble surtout résumer aux autorités romaines les avertissements donnés par l’inspecteur à Lescar. Ces exemples nous montrent comment des visites qui ne sont pas exercées comme des visites correctives traditionnelles donnent lieu à une production écrite d’un genre et d’un ton différent, dont la portée est éminemment politique.
Si la production d'informations supplémentaires à destination des archives du généralat par certains visiteurs fait partie des modes de gouvernement ordinaires des institutions régulières, il est possible de distinguer les usages plus politiques des écrits de visite, davantage perceptibles dans le cas des inspections ponctuelles. En dehors des cadres formalisés de la visite disciplinaire, les pères mandatés dans les couvents ont une marge de manœuvre relative pour avancer des propositions de réforme adressées aussi bien aux chapitres locaux qu'au centre romain. À cet espace d'action correspond un recours différent à l'écrit, plus proche de la correspondance ou du mémoire, et plus libre dans le ton, la forme de l'argumentation ou l'usage du vernaculaire.
Pratique essentielle de l'entretien de la discipline et du maintien de la cohésion au sein des instituts religieux, la visite donne lieu à la production d'une documentation variée et assez peu formalisée chez les Clercs réguliers de saint Paul. La codification minimaliste des écrits, allant jusqu'aux décrets qui se limitent à une nomenclature et à une structure sommaires, offre la possibilité aux pères visiteurs d'ajouter des documents annexes, mémoires ou lettres, qui viennent enrichir les connaissances du généralat sur les chapitres locaux. La rédaction détaillée de décrets ou le choix de faire remonter l'information relèvent toujours d’initiatives individuelles, sans qu'on observe dans la province gallo-piémontaise de corrélation entre les parcours des visiteurs et leurs initiatives à l'écrit. Une fois rédigés et intégrés dans les archives locales et romaines, ces écrits de visite connaissent alors différentes formes de mise en application. Les decreta, plus officiels, s'insèrent dans un réseau de pratiques internes aux chapitres et viennent nourrir les méditations des pères, au même titre que les textes réglementaires. Les autres documents servent davantage à constituer un canal de communication entre les chapitres et le généralat, au centre duquel se trouvent les visiteurs. Ces derniers utilisent les actes des visites comme des instruments d’information et de correspondance exceptionnelle : de la sorte, ils assument un rôle de surveillance et d'orientation du gouvernement qui relève, dans la pratique régulière, des attributions du provincial. Tout autant que le rituel de la visite, c’est donc la production documentaire qui s’ensuit qui confère au visiteur une capacité d’action politique, participant aussi bien au gouvernement qu’à la construction de l’autorité au sein de la congrégation.
[1] Des exemples de ces approches concernant les écrits municipaux dans Alazard Florence (dir.), Correspondances urbaines : le corps de ville et la circulation de l'information, XVe-XVIIe siècles, Brepols, Turnhout, 2020, 404 p.
[2] Sur l'usage des outils disciplinaires, chartes et visites, au sein des congrégations religieuses, un exemple récent dans : Marceau Bertrand, Exercer l'autorité : l'abbé de Cîteaux et la direction de l'ordre cistercien en Europe (1584-1651), Honoré Champion, Paris, 2018, voir p. 30-35 et p. 103 et sqq.
[3] Dans les diverses unités archivistiques de l'Archivio Storico dei Barnabiti di Roma, dorénavant ASBR, en particulier les Collegi Estinti, liasses Francia, et en I 3, Visite (province gallo-piémontaise puis française, incluant le Piémont jusqu'en 1717).
[4] Par exemple aux Archives Municipales d'Annecy, GG/240-242.
[5] Meyer Frédéric, « Hercule et le Centaure : la Savoie dans les occupations françaises des États de Piémont, 1536-1793 », in Meyer Frédéric, La foi des montagnes : culture et religion dans la Savoie d'Ancien Régime, Académie salésienne, Annecy, 2014, p. 318-325.
[6] Pas même par les historiographes de la congrégation : les travaux les plus récents sur le personnel de la province font appel aux notices nécrologiques, voir les articles de Regazzoni Mauro, « Un contributo allo studio della Provincia Piemontese-Savoiarda (1608-1982) », Barnabiti Studi, n°20, 2003, p. 239-252, et Id., « I Chierici Regolari di S. Paolo in Francia I-III », in Barnabiti Studi, n°35-37, 2018-2020, p. 75-268, p. 407-528, p. 7-114.
[7] Cottier Jean- François, Hurel Daniel- Odon, Tock Benoît- Michel (dir.), Les personnes d'autorité en milieu régulier : des origines de la vie régulière au XVIIIe siècle, Actes du septième colloque international du CERCOR, Saint- Étienne, 18-20 juin 2009, PUSE, Saint-Étienne, 2009, 472 p.
[8] Sur ces affrontements, la thèse de Bonora Elena, I conflitti della Controriforma. Santità e obbedienza nell'esperienza religiosa dei primi barnabiti, Le Lettere, Florence, 1998, 711 p.
[9] Respectivement, Bibliothèque nationale de France (BnF), H- 5252, Constitutiones clericorum regularium S. Pauli decollati Libris quattuor distinctae, Mediolani, haeres P. Pontii et J.- B. Piccaleus, 1617, in-4°, et BnF, H-5284, Decreta capitulorum generalium ab anno 1579 usque ad annum 1647, s.l.n.d., in-4°.
[10] Archives Nationales, G/9/9, 3 Barnabites, « liasse unique », fol. 2 v°.
[11] BnF, H- 5252, Constitutiones…, Op. cit., Livre IV, chapitre XIV, p. 139-142.
[12] Ces visites avaient principalement une fonction diplomatique car elles offraient l’occasion au supérieur général de rencontrer les élites locales qui soutenaient le collège. La seule visite disciplinaire est celle du général Manara en 1714, après la scission de la province, dans une perspective de réaffirmation des autorités centrales et italiennes de la congrégation sur les maisons françaises.
[13] Maillard Ninon, « Les conditions de l'autorité du maître général de l'ordre des frères prêcheurs : le cas des provinces françaises au XVIIe siècle », in Cottier Jean- François, Hurel Daniel- Odon, Tock Benoît- Michel (dir.), Les personnes d'autorité…, Op. cit., p. 175-186.
[14] ASBR, I 3, Guéret, Monita de la visite de 1722, « I. Reducto ob penuriam et tempore cum calamitate Collegialium numero, nunquam tamen omittantur signa exercitorum communum orationis, et diebus festis officis divinis ».
[15] Ce qui a permis d'analyser la morphologie du personnel enseignant de la province dans le cadre de ma thèse de doctorat, Peresson Pierre, Le rôle de l'activité d'enseignement dans les mutations d'un ordre religieux de la première modernité : le cas des Barnabites entre France et Italie, XVIIe-début du XVIIIe siècle, doctorat sous la direction de Pierre Benoist, Université de Tours François-Rabelais, 2023, Partie II, chapitre 2, p. 356-366, et Annexes, Document 4, p. 648-660.
[16] ASBR, I 3, Loches, lettre accompagnant le Monita de 1666 : « dottissimo nella speculativa, nelle Belle lettere, nel scrivere, nel scolpire, non solo in legna ma anche pietre, havendo talento e voce da tutti gradita ».
[17] Ibid., Dax, lettre datée du 15 octobre accompagnant le Monita de 1670 : « è buono, dotto, predicatore della lingua del paese bearnese, molto attacato alli interessi dei parenti ».
[18] Sur les jésuites, voir Dainville de, François, L'éducation des Jésuites, XVIe-XVIIIe siècle, textes réunis par Marie-Madeleine Compère, Éd. de Minuit, Paris, 1978, en particulier p. 153-156.
[19] ASBR, I 3, Visite, monita de 1714, collèges de Lescar : « observentur constitutionis statutus quod philosophia ita dicatur ut Theologiam inservit » et Bazas : « observetur Constitutio nostra praecipiens quod philosophia ita dicitur ut Theologia inserviat ».
[20] Une présentation synthétique de ces enjeux dans Tomamichel Serge, « Aux sources de l'enseignement secondaire savoyard. Offre scolaire et diversité des structures de la fin du Moyen Âge à la Révolution française », in Favier René, Tomamichel Serge, Coppier Julien, Kinosian Yves (dir.), Une école à la mesure des Alpes ? Contributions à l'histoire de l'enseignement secondaire, PUG, Grenoble, 2009, p. 15-36.
[21] Archives Municipales d'Annecy, GG/240 (2), Monita R. P. D. Urbani Peyre Prep. Provlis. An. 1617, « il P(ad)rè superiore procuri in ogni modo, che ne Colloquii familiari si parla sempre francese, imponendo talvolta qualche penitenza a chi manca tanto più, che sanno tutti che se offende SIC i Cittadini favellando d'altra lingua ».
[22] En particulier à Annecy, AM Annecy, GG/201 (3), Acta collegii anneciensi.
[23] ASBR, Collegi Estinti, Francia, Bearno, commission de Léon Tapie et Honoré Moreau, le 14e mai 1697, p. 2-7, et lettre du vice-provincial Louis Richou, au général, le 23 mai 1697 : « vederà V(ostra) P(aternità) che bisogna sempre intendere le due parti, per formare sicuro iudicio (…) volse i Dio che il P(adre) d(on) Lazaro Espiabe non sia offeso et buttato nel perder il Collegio di Lescar ». Sur ce cas, un développement détaillé dans Peresson Pierre, Le rôle de l'activité d'enseignement…, Op. cit., p. 518-521.
[24] ASBR, Collegi Estinti, Francia, Bearno, mémoire du père Giovanni Giacomo Carbonara, à Lescar, daté du 2 août 1704.
[25] Ibid., « In quanto poi alle scuole mi pare che le scuole inferiore che sono fatte de secolari sarebbe meglio fossere riempite dai nostri, non solamente in questo Collegio mà ancora in tutti gl'altri di questa Provincia ».
Bibliographie
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