Sarah Thuillier
Résumé
L’étude de la consommation de viande, et plus précisément la relation que le christianisme occidental chrétien entretient avec la viande questionne l'évolution des restrictions alimentaires en vigueur dans les ordres religieux médiévaux en Occident ainsi que leur application concrète à l'intérieur de ces communautés tout en étudiant les règles et les coutumes de différentes communautés mais également en les comparant avec les comptes de bouche.
Il apparaît que les restrictions concernant la consommation de viande, notamment de viande rouge, et les alternances entre jours maigres et jours gras faisaient l'objet de contournements. D'autre part, la lecture des ouvrages de M. Montanari a mis en lumière le malaise suscité par cette consommation de viande. C'est ce malaise et cette ambivalence que j’aborde dans ce présent article.
Plan
I – Un rapport à la viande en évolution dans le monde chrétien
II – Une consommation variable, sujette à l'influence de la géographie et du milieu social
Conclusion
Pour citer cet article
Référence électronique
Thuillier Sarah, “Le christianisme occidental et la consommation de viande au Moyen Âge : un rapport ambivalent", Revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest [En ligne], n°1, 2021, mis en ligne le 25 novembre 2021, consulté le 3 décembre 2024 à 17h39, URL : https://ajco49.fr/2021/11/25/le-christianisme-occidental-et-la-consommation-de-viande-au-moyen-age-un-rapport-ambivalent
L'Auteur
Sarah Thuillier
Droits d'auteur
Tous droits réservés à l'Association des Jeunes Chercheurs de l'Ouest.
Les propos tenus dans les travaux publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.
La consommation de viande est une préoccupation à laquelle ont dû répondre de nombreuses générations d'hommes. C'est sur la viande que repose une partie des apports nutritionnels qui nous sont nécessaires. Néanmoins, il n'a pas toujours été aussi aisé de se procurer de la viande qu'actuellement. Emballée dans des barquettes au supermarché, à bas prix, disponible en abondance dans les vitrines des boucheries, la viande est indéniablement plus accessible que jamais auparavant.
La viande a longtemps été incontournable, en particulier durant la préhistoire, à une époque où l'agriculture n'était pas développée et où les plantes ne pouvaient nourrir les hommes tout au long de l'année pour plusieurs raisons : le réchauffement climatique et l'extension des forêts il y a environ quatre millions d'années, l'intensification des contrastes entre les saisons en Eurasie entre 1,5 millions d'années et 300 000 ans avant notre ère, par exemple.
Si elle permet de nourrir un groupe humain, la chasse n'est pas une activité sans risques pour ceux qui la pratiquent. En plus de son caractère aléatoire, elle prend du temps, de l'énergie, nécessite des connaissances et expose à d'éventuelles blessures. Cette difficulté et cette conscience de la puissance de l'animal peuvent mener à une forme de respect, d'admiration de ce dernier que l'on chasse, dont on prend la vie mais qui aurait pu prendre la nôtre.
La pratique de l'élevage expose en effet les hommes à moins d'imprévus, mais requiert de protéger les troupeaux des prédateurs extérieurs et nécessite également d'accorder beaucoup de soins et d'attentions aux bêtes afin de les nourrir et qu'elles ne tombent pas malades. Une relation différente, une proximité, s'établit alors, ce qui n'est pas pour faciliter la mise à mort. Enfin, posséder une tête de bétail coûte cher.
L'accès à la viande est donc historiquement difficile et suscite autant de questionnements qu'elle résout de problèmes, notamment parmi les pratiquants des religions monothéistes, et notamment chrétienne.
I. Un rapport à la viande en évolution dans le monde chrétien
Comme le souligne Massimo Montanari[1], la Bible présente l'évolution du rapport des populations judéo-chrétiennes à la viande en trois étapes.
Tout d'abord, lorsqu'Adam et Eve vivent dans le jardin d'Éden, ils sont végétariens. Manger de la viande devient par la suite l'expression de leur mortalité, de leur existence hors de ce jardin, selon l'expression « la chair nourrit la chair ». Cette harmonie originelle n'est pas spécifique aux religions du Livre, nous la retrouvons notamment dans l'Âge d'or de la mythologie grecque, une époque à laquelle il n'y avait pas de violence et durant laquelle les hommes aussi bien que les animaux ne se nourrissaient que de fruits et de légumes. Il n'est pas ici question de besoins nutritionnels, la consommation de viande n'est pas présentée comme nécessaire mais comme la conséquence de la violence causée par une faute commise par les hommes. Les hommes et les animaux doivent désormais tuer pour se nourrir, en conséquence de cette faute. La mise à mort d'un animal n'est donc pas conçue comme un acte anodin mais comme un acte dont la difficulté est inhérente à la vie terrestre.
La seconde étape intervient avec Noé, le premier homme autorisé à manger de la viande, à une condition cependant, celle de ne pas manger « de chair avec son âme, avec son sang »[2]. Il ne faut pas seulement vider l'animal que l'on s'apprête à consommer de son sang, il faut que ce sang soit versé sur un autel par un prêtre selon des rites précis, afin que sa chair devienne consommable pour le croyant. Ici, on ritualise la mort de l'animal, on encadre la violence exercée envers l'animal. On peut consommer sa viande, son corps, mais pas son âme. Cela montre que le fait de tuer un animal n'est pas un acte de peu d'importance mais au contraire un acte sur lequel il a fallu légiférer, marchander, afin de le rendre acceptable. Le sang a été le premier critère de sélection, de restriction, il a d'abord fallu s'abstenir de consommer le sang des animaux, puis dans un second temps, il a fallu s'abstenir de consommer la viande de carnivores, pour éviter de consommer par leur intermédiaire les êtres vivants que ces derniers avaient eux-mêmes ingérés[3].
Enfin, avec Moïse apparaissent les notions de pur et d'impur que l'on retrouve dans les religions juive et musulmane.
Néanmoins le Christianisme n'a pas toutes ces restrictions puisque Dieu a dit à Pierre dans une vision dans laquelle apparaissaient tous les animaux de la Création : « Tue et mange »[4]. Le chrétien est donc seul face à la mort de l'animal qu'il consomme, une mort qui n'est pas ritualisée et donc qui n'est pas facilitée.
De cela ressort également que rien n'est impur pour le chrétien. Il peut tout consommer, et ne doit s'interdire aucun aliment, d'après cette vision : « Ce que Dieu a déclaré pur, toi, ne le considère pas comme impur »[5]. Il est libre de manger ce qu'il veut, mais il est aussi responsable de l'acte qu'il commet en tuant l'animal dont il va se nourrir. Il est également seul face à sa conscience, or tuer un être vivant, factuellement et symboliquement n'est pas une chose insignifiante pour un être humain adulte.
Le christianisme entretient donc un rapport compliqué à la viande et bien que plusieurs courants aient voulu suivre une alimentation végétarienne, celle-ci est difficilement conciliable avec l'éthique chrétienne. Refuser de manger de la viande, « c'est refuser les dons de la Providence et une offense au projet divin d'un monde organisé en fonction de l'homme » selon Jovinien. Néanmoins, comme le souligne Jérôme, nous ne consommons pas l'intégralité des animaux, nous nous abstenons de manger des vers de terre[6], des insectes, les vermines en général, de même nous pouvons choisir de nous abstenir de la viande de porc par exemple, n'autorisant sa consommation qu'aux individus faibles qui ont besoin de force, les infirmes, les vieillards, les enfants. La viande est alors vue comme bénéfique pour le corps, s'en priver c'est faire preuve d'ascétisme, macérer son corps.
Finalement, on revient à cet idéal de l'absence de violence du Paradis, l'abstinence de viande s'oppose à la débauche carnée, à la gloutonnerie de certains. On s'intéresse moins à ce qui est mangé qu'à la façon de manger, et surtout à celui qui mange. Ainsi, la viande est perçue comme un aliment à éviter pour les moines d'un point de vue symbolique. En effet, selon la théorie des humeurs de l'Antiquité : « La chair de l'animal représente, dans la médecine gréco-romaine comme dans l'imaginaire germanique, une source de force et de violence, comme si le mangeur s'appropriait la vitalité de la bête : raison pour laquelle les moines, qui cherchent à contrôler leur vigueur en adoptant une alimentation surtout végétale, renoncent à la viande. » [7]. Selon cette théorie, les humeurs (le sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire) influencent le tempérament d'un individu, un tempérament sur lequel il était possible d'influer par le biais des aliments, qui eux aussi possèdent les qualités des humeurs et permettent donc de les rééquilibrer. Les humeurs sont notamment associées aux qualités de chaud, froid, sec, humide. Ainsi, nous conviendrons qu'il est bienvenu pour les moines de s'abstenir de manger de la viande, un aliment associé à la force, la violence et la sexualité.
Néanmoins, si la culture alimentaire chrétienne rejette effectivement la consommation de viande, notamment à travers les jours maigres, la victoire de Carême sur Charnage, l'abstinence de viande de certains moines, encouragée et même réglée par les coutumes, cette abstinence ne rejette pas toutes les viandes. Pour les bénédictins, par exemple, c'est seulement la viande de quadrupèdes qui est interdite, les volatiles, qui ne sont pas interdits dans la Règle, sont tolérés.
Cependant, les règles existent pour être transgressées, et celles concernant la consommation de viande ne font pas exception, ou, à défaut d'être transgressées,elles sont du moins contournées.
Comme nous pouvons le voir lorsque l'on observe les règles alimentaires des communautés religieuses en les comparant avec la consommation effective de ces mêmes communautés, les moines ne suivaient pas à la lettre ces recommandations, qui étaient plutôt l'expression d'un idéal que la description du quotidien alimentaire des membres. Nous voulons pour premier exemple l'exception accordée aux malades, aux enfants, aux vieillards ainsi qu'aux moines accomplissant des travaux physiques épuisants. Se priver de viande ne doit pas être une expérience pénible ni éprouvante selon Saint Benoît : « dans cette institution, nous espérons n'imposer rien de dur, rien de pénible ».[8] Les moines ne doivent pas souffrir dans le seul but de souffrir. L'expérience monastique doit être une expérience que des hommes puissent vivre dans la durée, et non seulement sur une courte période. Saint Benoît cite d'ailleurs à ce propos saint Jacob : « Si j'exténue mes troupeaux par une marche forcée, ils mourront tous en un jour. »[9]. La règle est compréhensive vis-à-vis de la situation des plus faibles : « On permettra aussi de manger de la viande aux malades très affaiblis pour qu'ils reprennent des forces ; mais dès qu'ils iront mieux, tous s'abstiendront de viande, comme d'habitude. » [10]
Cependant, il convenait que ces exceptions demeurent exceptionnelles, et lorsqu'elles étaient temporaires, pour un moine malade par exemple, il fallait se repentir d'avoir fait une entorse à la règle :
« Doit commencer à manger de la viande, quiconque se couvre en permanence la tête d'une capuche et il doit utiliser un bâton pour se soutenir. Le jour où sa santé retrouvée il veut revenir parmi les frères, s'il a mangé de la viande, il est d'abord égratigné à l'heure précédant celle où le chapitre entre pour chanter les chœurs, et si après cette heure la messe est dite il ne lui est pas offert d'y prendre part. S'il n'a pas mangé de viande, selon la décision de l'abbé il demande la permission de revenir parmi les frères et comment il doit agir. A partir de ce jour à moins que son infirmité ne revienne, il ne mangera plus de viande. »[11]
Nous voyons donc ici d'une part la compréhension de la faiblesse d'un moine qui ne peut se déplacer sans un bâton, et d'autre part l'idée qu'il faut punir ce moine pour la consommation de viande en vue de rétablir sa santé. La viande ne faisant pas l'objet d'une consommation courante et étant l'une des principales restrictions de l'alimentation monastique, une restriction d'autant plus importante que les membres de la communauté appartenaient bien souvent à des familles aristocratiques, grandes consommatrices de viandes de toutes sortes, il était tentant de feindre la faiblesse et la maladie dans le but de se faire admettre à l'infirmerie et d'avoir accès à une alimentation carnée. Il fallait donc prévenir ce genre de comportements en prévoyant une pénitence dissuasive pour les moines admis à l'infirmerie.
Ainsi, la viande est une chose considérée comme bonne pour le corps, sa consommation aide les vieillards, les enfants et les travailleurs à se maintenir en bonne santé, contrairement à l'Antiquité où l'on se privait de ce qui était mauvais, on décide désormais de se priver de ce qui est bon pour le corps.
À la fin du Moyen Âge, les exceptions se multiplient, pour les malades, pour les enfants, les oblats, les travailleurs de force et certains usent et abusent sans raison de toutes ces exceptions, ce qui alimente la satire, réalisée par les clercs eux-mêmes, notamment les Goliards, un nom qui vient de l'évêque Golias, des clercs itinérants, qui écrivaient des chansons à boire, des poèmes satiriques, des poèmes érotiques, et ridiculisaient ces moines qui devaient observer des règles strictes et se ruaient sur tout ce qu'ils pouvaient, on leur doit notamment les Carminan Burana : chants de Beuern. Sans aller jusqu'à l'excès, la consommation de viande se trouve justifiée à Cluny par la longueur des journées des moines et le nombre important d'offices qu'ils doivent célébrer pendant la journée, ce qui les contraint à la consommation de viande afin de pouvoir réaliser toutes leurs tâches.
II. Une consommation variable, sujette à l'influence de la géographie et du milieu social
Une différence dans la consommation de viande est par ailleurs visible entre différents groupes sociaux. La première différence à laquelle on pense est évidemment la différence entre les plus pauvres et les plus riches, une différence qui s'exprime notamment dans les habitudes alimentaires. La viande, symbole de puissance et de richesse car coûteuse se trouve principalement sur la table de l'aristocratie et des plus riches. Si l'on attend des moines qu'ils s'abstiennent de viande, ce qui est recommandé par leurs règles, la réalité est autre. Nous pouvons prendre pour exemple les comptes de l'abbaye de Saint-Martin de Tournai dans la première moitié du XIVe siècle : « […] Item pour 2 pourcheaus acatés pour faire 2 bacons : 68 s. […] »[12]. Dans cet extrait, nous voyons que le prieuré de Tournai, situé dans l'actuelle Belgique, acquière des porcs dans le but spécifique et assumé de les consommer. Cette communauté possédait également des bœufs, du moins nous pouvons le supposer les comptes faisant mention de veaux. Des animaux aussi gros que des bœufs et des porcs représentent une importante quantité de viande, plus que ce qui serait nécessaire pour nourrir des malades, et une communauté de cinq moines tout au plus ne devait pas pouvoir prendre en charge un très grand nombre de malades et de pauvres extérieurs au prieuré.
Il ne faut pas oublier que les moines, même s'ils doivent faire preuve de modération, sont en partie issus de l'aristocratie, dont les habitudes alimentaires sont bien différentes de celles des gens plus modestes. En effet, les différents membres de la société, en fonction de leur rôle, ne se nourrissent pas de la même façon, étant donné que l'on n'attend pas la même chose d'un moine, d'un guerrier, d'une femme, et que tous n'ont de fait pas les mêmes besoins. Finalement, alors que l'Antiquité voyait ces qualités à travers le prisme de l'individu, le Moyen Âge les met en œuvre dans le but de définir des communautés, des groupes sociaux, des hiérarchies.
Ces différences de régime entre classes sociales se font ressentir dans les monastères, même si les moines forment une classe à part, il est difficile d'oublier la façon dont on a été élevé, et notamment ce qui concerne les habitudes alimentaires. Ainsi, bien que les repas monastiques aient été moins fastueux que ceux de l'aristocratie, du moins en dehors de la table de l'abbé, donnant aux moines l'impression de suivre l'idéal de modération de leurs règles, il n'en demeurait pas moins que cette modération ne suffisait pas à rendre les repas véritablement frugaux.
Par ailleurs, des différences sont également visibles suivant les aires géographiques. Ainsi, l'alimentation des chrétiens du Moyen-Orient, de Rome, d'Europe du nord, ne peuvent être similaires. Le premier problème résiderait dans l'application de la « triade pain-huile-vin ». Si l'huile d'olive et le vin ne sont pas difficiles à se procurer à Rome et dans le bassin méditerranéen, c'est une autre affaire lorsque l'on habite en Angleterre à l'époque médiévale. En effet, le climat n'est ni favorable à la culture des vignes ni à celle des oliviers et l'importation de denrées coûte cher et n'est pas à la portée de tous. En conséquence, il est difficile pour les chrétiens de ces régions nordiques de suivre les recommandations alimentaires dispensées dans des règles nées dans des régions méridionales et qui demandaient d'éviter les graisses animales les jours maigres ou de boire du vin. Cette distinction est donc due d'une part au climat, mais pas seulement. En effet, le mode de vie romain et le mode de vie des tribus barbares étaient différents sur bien des points, notamment sur l'importance de la viande et plus particulièrement de la viande de porc, du fait de l'activité d'élevage. L'absence de vigne a quant à elle été résolue par la culture de céréales, et le vin fut remplacé par la bière. À la triade « pain-vin-huile » s'oppose la triade « viande, lait-bière, beurre ».
De fait, lorsque l'on observe les consuetudines d'abbayes bénédictines britanniques, allemandes ou belges durant le Moyen Âge, il n'est pas fait mention de vin ni d'huile, mais de bière et la consommation de porc est inscrite dans les passages réglant les repas, et ce malgré l'interdiction de la consommation de viande de quadrupèdes :
« Ainsi le cellérier précité doit donné pour le festin de saint Martin un bon quart de viande de porc. »[13]
« Principalement il faut en tout temps que le cellérier donne aux moines du gras salé, et aussi des œufs […]. » [14]
De même qu'il est difficile d'abandonner les habitudes alimentaires de sa classe sociale d'origine, il n'est pas plus aisé d'abandonner les habitudes alimentaires de son groupe culturel.
L'importance du groupe culturel dans les choix alimentaires est déterminante. Cela s'observe notamment à travers l'exemple de la consommation du porc, dont nous avons vu qu'elle était forte dans les territoires chrétiens anglo-saxons. Nous retrouvons également une consommation de viande de quadrupède dans la règle de Cluny, justifiée par le rythme intense des journées des moines qui devaient prier toute la journée afin d'assurer le salut de ceux qui avaient fait d'importantes donations au monastère. Pour ce qui est du porc, c'est souvent l'hygiène qui est invoquée pour expliquer son rejet hors de l'alimentation juive et musulmane, néanmoins cette hypothèse n'a jamais été prouvée par les historiens outre le fait qu'elle soit anachronique en plus de n'être jamais mentionnée dans les textes. Comme le dit André Costes dans son article Le pur et l'impur, réduire ces pratiques alimentaires à des questions d'utilité n'est pas pertinent, « c'est le sens de ce choix (entre ce qui est pur est impur) et non son résultat (le rejet de la viande de porc, par exemple) qu'il faut essayer de comprendre »[15]. De fait, il est intéressant de se demander pourquoi le porc est consommé par les chrétiens mais ne l'est pas par les populations juives et musulmanes. Il semble que la consommation de porc par les chrétiens, hors influence des cultures germaniques, ait avant tout eu pour but de se différencier des Juifs et des musulmans. En effet, si, aux débuts de la chrétienté, les croyants étaient autorisés à manger de tout et donc également à éviter certains aliments afin de ne pas effrayer certains juifs ou de ne pas repousser les gentils intéressés par la conversion, c'est d'ailleurs le sens de la vision de Pierre évoquée plus haut, sens qui lui apparaîtra clairement lors de sa rencontre avec le centurion Corneille. L'alimentation étant alors le moyen de se rapprocher culturellement, par la suite elle deviendra le marqueur d'une différence. Cela est visible notamment à partir des VIIe et VIIIe siècles, avec les invasions arabes dans les provinces chrétiennes, particulièrement en Espagne. Les évêques, contre la volonté du pape, qui souhaitaient continuer à suivre les injonctions apostoliques, encouragent alors dans les régions concernées la consommation de porc, ainsi que du vin, les musulmans ne pouvant pas boire d'alcool, afin de creuser les différences entre les deux religions (chrétiennes et musulmanes) et éviter l'absorption des chrétiens par la communauté musulmane. La consommation non seulement du porc mais aussi du sang, notamment par la consommation de boudin noir, devient un trait caractéristique de la religion chrétienne et lui permet de se distinguer des musulmans et des juifs en tant que communauté et intervient à la suite d'une évolution qui a conduit les chrétiens à vouloir d'abord se rapprocher des juifs, puis à vouloir se détacher plus nettement des autres religions du Livre. Cependant, cette transition ne s'est pas faite aisément. En effet, le tabou du sang perdure dans la culture chrétienne du haut Moyen Âge et s'affaiblit peu à peu jusqu'à disparaître définitivement au cours du Xe siècle chez les chrétiens d'Occident, bien qu'il perdure jusqu'au XVIIe siècle dans l'Église orthodoxe. Selon Vanessa Rousseau, dans son livre Le Goût du sang[16], la suppression de l'interdit du sang semble liée à l'organisation et à la mise en place progressive du calendrier alimentaire liturgique. Ce calendrier est caractérisé par la distinction fondamentale qu'il opère entre les périodes « de gras » et « de maigre », c'est-à-dire la consommation ou non de viande, un aliment qui regroupe les idées de gras et de sang. Il faut cependant noter que c'est seulement dans les derniers siècles du Moyen Âge en Europe que des recettes utilisant le sang animal réapparaissent dans les livres de fête qui accompagnent l'abattage du cochon. Cet événement, dans les villages paysans, incarne les valeurs de cordialité, d'amitié, de solidarité sociale, renforcées pour l'occasion, du fait de l'obligation de partager, puisque le sang, même cuit, ne se conserve pas longtemps. Le christianisme médiéval se retrouve alors immergé dans la « culture du cochon », qui devient de fait un élément supplémentaire d'identité religieuse et sociale.
CONCLUSION
En définitive, le repas et l'alimentation occupent une place primordiale dans l'organisation des rapports sociaux, qu'il s'agisse de se différencier ou de se rapprocher. On peut par exemple remarquer l'importance des repas dans les relations diplomatiques internationales, l'expression « rompre le pain »[17] ou « compagnon »[18]. De même, exclure quelqu'un d'un repas ou refuser la nourriture offerte est un acte de rejet, c'est signifier qu'on ne fait pas société. La consommation de viande est particulièrement importante dans la construction d'une identité communautaire pour les religions monothéistes, l'impossibilité de partager un repas est utilisée pour mettre une barrière entre ces différents groupes. D'autre part, la question du végétarisme agite régulièrement le christianisme et nos sociétés occidentales modernes. Les conditions d'abatage des animaux semblent être l'un des enjeux principaux de la consommation de viande actuelle. Les images qui nous arrivent des abattoirs sont difficiles à regarder, les conditions de travail des employés sont terribles. [19] Travailler pour un abattoir, tuer des animaux n'est pas perçu comme un métier respectable, alors même que la majorité d'entre nous mange la viande de ces animaux. Si l'abandon de la consommation de viande n'est pas une solution miracle, il semble nécessaire que nous nous reposions la question des modalités de notre consommation de viande, aussi bien vis-à-vis des quantités nécessaires que de la mise à mort des animaux en ne mettant pas la mort sous le tapis, autant de questions qui ont déjà été posées à travers l'histoire du christianisme (les jours gras, les jours maigres, pour inclure les juifs, pour se différencier des juifs et des musulmans, pour s'adapter aux traditions des peuples germaniques,..) et qui nécessitent de nouvelles réponses.
[1] MONTANARI Massimo, La chère et l’esprit : histoire de la culture alimentaire chrétienne, Paris, Alma éditeur, 2017.
[2] Genèse, IX : 2-4.
[3] COSTES André, « Le pur et l'impur. Pratiques alimentaires et religions », Hommes et Migrations, n°1105, juillet 1987. Numéro spécial Alimentation, p. 56.
[4] Actes, X : 13.
[5] Actes, X : 15.
[6] MONTANARI Massimo, La chère et l’esprit…op.cit., p. 57.
[7] LAURIAUX Bruno, Manger au Moyen Âge – Pratiques et discours alimentaires en Europe aux XIVe et XVe siècles, Paris, Hachette Littératures, 2002, p. 27.
[8] « In qua institutione nihil asperum, nihil grave nos constituturos speramus » Voir Henri Rochais (traduction latin-français de), Règle de saint Benoît, Paris, Édition du Centenaire, 1980.
[9] Règle de saint Benoît, 64, 17-18. URL : http://www.abbaye-montdescats.fr/saint-benoit-pere-des-moines-solennte/
[10] « Sed et carnium esus infirmis omnino debilibus pro reparatione concedatur ; at ubi meliorati fuerint, a carnibus more solito omnes abstineant » Voir Henri Rochais (traduction latin-français de), Règle de saint Benoît, Paris, Édition du Centenaire, 1980.
[11] « […] Ex quo carnem comedere / incipiet, quocunque perget caput opertus capitio et baculo se sustentans incedere debet. Qua vero die sanitate recepta ad conuentum redire uoluerit, si carnem comedit, prius rasus ad horam quae ante capitulum canitur chorum introeat et si post ipsam horam in conuentu missa dicitur ad ipsam non offerat. […] Si vero carnem non comederit, in dispositione abbatis sit qua hora in conuentum petita licentia redire et quomodo se de caetero habere debeat. […] Ab hac die nisi melioretur infirmus carnem non comedat. », Decreta Lanfranci monachis cantuariensibus transmissa, Corpus consuetudinum monasticarum, tome IIIIV, David Knowles, OSB, Siegburg, Schmitt, 1989, p. 97-98.
[12] HAENENS (d’) A. (texte imprimé par), Comptes et documents de l'abbaye de Saint-Martin de Tournai sous l'administration des gardiens royaux, 1312-1355, Bruxelles, Palais des académies, 1962, p. 276.
[13] « Item predictus cellararius debet dare in festo sancti Martini conversis quartum unum bonum de carnibus porcinis. », Giles Constable/ Kassius Hallinger, Consuetudines benedictinae variae (saec. XV – saec XIV), Consuetudines Cestrenses, Corpus consuetudinum monasticarum, tome VI, OSB, Schmitt, Siegburg, 1975, p. 245.
[14] Ibid., « Imprimis tenetur dictus cellararius toto tempore anni dare monachis de lardo, sale, […] et etiam ovis, ministrare… », p. 233.
[15] COSTES André, « Le pur et l'impur. Plastiques alimentaires et religions »…op.cit., p. 55.
[16] ROUSSEAU Vanessa, Le goût du sang – Croyances et polémiques dans la chrétienté occidentale, Paris, Armand Colin, 2005.
[17] 1.(Religion) Consacrer le pain eucharistique et le rompre avant de le distribuer aux fidèles pour la communion. 2. (Par extension) Fraterniser autour d’un repas.
[18] Du b. lat. companio (d'où compain, cas suj.), companione(m) (d'où compagnon, cas régime), formé du lat. cum « avec » (préf. con-*) et de panis (pain*), attesté dans la Loi Salique (éd. Eckhart, I, 99), calque d'un mot germ. du type du got. gahlaiba « compagnon » litt. : « celui qui partage le pain avec » (W. Krause, Handbuch des Gotischen, Munich, 1963, §§ 50, 2 et 137, 1 ; Feist, s.v. ga-hlaiba; Velten ds Journ. engl. germ. phil., t. 29, p. 345). URL : https://www.cnrtl.fr/etymologie/compagnon
[19] MAGAL Marylou, « Abattoir : “des hommes tuent pour nous et ça nous dérange" [en ligne le 3/11/2021], Le Point, 9 mai 2017. URL : https://www.lepoint.fr/societe/abattoir-des-hommes-tuent-pour-nous-et-ca-nous-derange-09-05-2017-2125907_23.php
La consommation de viande est une préoccupation à laquelle ont dû répondre de nombreuses générations d'hommes. C'est sur la viande que repose une partie des apports nutritionnels qui nous sont nécessaires. Néanmoins, il n'a pas toujours été aussi aisé de se procurer de la viande qu'actuellement. Emballée dans des barquettes au supermarché, à bas prix, disponible en abondance dans les vitrines des boucheries, la viande est indéniablement plus accessible que jamais auparavant.
La viande a longtemps été incontournable, en particulier durant la préhistoire, à une époque où l'agriculture n'était pas développée et où les plantes ne pouvaient nourrir les hommes tout au long de l'année pour plusieurs raisons : le réchauffement climatique et l'extension des forêts il y a environ quatre millions d'années, l'intensification des contrastes entre les saisons en Eurasie entre 1,5 millions d'années et 300 000 ans avant notre ère, par exemple.
Si elle permet de nourrir un groupe humain, la chasse n'est pas une activité sans risques pour ceux qui la pratiquent. En plus de son caractère aléatoire, elle prend du temps, de l'énergie, nécessite des connaissances et expose à d'éventuelles blessures. Cette difficulté et cette conscience de la puissance de l'animal peuvent mener à une forme de respect, d'admiration de ce dernier que l'on chasse, dont on prend la vie mais qui aurait pu prendre la nôtre.
La pratique de l'élevage expose en effet les hommes à moins d'imprévus, mais requiert de protéger les troupeaux des prédateurs extérieurs et nécessite également d'accorder beaucoup de soins et d'attentions aux bêtes afin de les nourrir et qu'elles ne tombent pas malades. Une relation différente, une proximité, s'établit alors, ce qui n'est pas pour faciliter la mise à mort. Enfin, posséder une tête de bétail coûte cher.
L'accès à la viande est donc historiquement difficile et suscite autant de questionnements qu'elle résout de problèmes, notamment parmi les pratiquants des religions monothéistes, et notamment chrétienne.
I. Un rapport à la viande en évolution dans le monde chrétien
Comme le souligne Massimo Montanari[1], la Bible présente l'évolution du rapport des populations judéo-chrétiennes à la viande en trois étapes.
Tout d'abord, lorsqu'Adam et Eve vivent dans le jardin d'Éden, ils sont végétariens. Manger de la viande devient par la suite l'expression de leur mortalité, de leur existence hors de ce jardin, selon l'expression « la chair nourrit la chair ». Cette harmonie originelle n'est pas spécifique aux religions du Livre, nous la retrouvons notamment dans l'Âge d'or de la mythologie grecque, une époque à laquelle il n'y avait pas de violence et durant laquelle les hommes aussi bien que les animaux ne se nourrissaient que de fruits et de légumes. Il n'est pas ici question de besoins nutritionnels, la consommation de viande n'est pas présentée comme nécessaire mais comme la conséquence de la violence causée par une faute commise par les hommes. Les hommes et les animaux doivent désormais tuer pour se nourrir, en conséquence de cette faute. La mise à mort d'un animal n'est donc pas conçue comme un acte anodin mais comme un acte dont la difficulté est inhérente à la vie terrestre.
La seconde étape intervient avec Noé, le premier homme autorisé à manger de la viande, à une condition cependant, celle de ne pas manger « de chair avec son âme, avec son sang »[2]. Il ne faut pas seulement vider l'animal que l'on s'apprête à consommer de son sang, il faut que ce sang soit versé sur un autel par un prêtre selon des rites précis, afin que sa chair devienne consommable pour le croyant. Ici, on ritualise la mort de l'animal, on encadre la violence exercée envers l'animal. On peut consommer sa viande, son corps, mais pas son âme. Cela montre que le fait de tuer un animal n'est pas un acte de peu d'importance mais au contraire un acte sur lequel il a fallu légiférer, marchander, afin de le rendre acceptable. Le sang a été le premier critère de sélection, de restriction, il a d'abord fallu s'abstenir de consommer le sang des animaux, puis dans un second temps, il a fallu s'abstenir de consommer la viande de carnivores, pour éviter de consommer par leur intermédiaire les êtres vivants que ces derniers avaient eux-mêmes ingérés[3].
Enfin, avec Moïse apparaissent les notions de pur et d'impur que l'on retrouve dans les religions juive et musulmane.
Néanmoins le Christianisme n'a pas toutes ces restrictions puisque Dieu a dit à Pierre dans une vision dans laquelle apparaissaient tous les animaux de la Création : « Tue et mange »[4]. Le chrétien est donc seul face à la mort de l'animal qu'il consomme, une mort qui n'est pas ritualisée et donc qui n'est pas facilitée.
De cela ressort également que rien n'est impur pour le chrétien. Il peut tout consommer, et ne doit s'interdire aucun aliment, d'après cette vision : « Ce que Dieu a déclaré pur, toi, ne le considère pas comme impur »[5]. Il est libre de manger ce qu'il veut, mais il est aussi responsable de l'acte qu'il commet en tuant l'animal dont il va se nourrir. Il est également seul face à sa conscience, or tuer un être vivant, factuellement et symboliquement n'est pas une chose insignifiante pour un être humain adulte.
Le christianisme entretient donc un rapport compliqué à la viande et bien que plusieurs courants aient voulu suivre une alimentation végétarienne, celle-ci est difficilement conciliable avec l'éthique chrétienne. Refuser de manger de la viande, « c'est refuser les dons de la Providence et une offense au projet divin d'un monde organisé en fonction de l'homme » selon Jovinien. Néanmoins, comme le souligne Jérôme, nous ne consommons pas l'intégralité des animaux, nous nous abstenons de manger des vers de terre[6], des insectes, les vermines en général, de même nous pouvons choisir de nous abstenir de la viande de porc par exemple, n'autorisant sa consommation qu'aux individus faibles qui ont besoin de force, les infirmes, les vieillards, les enfants. La viande est alors vue comme bénéfique pour le corps, s'en priver c'est faire preuve d'ascétisme, macérer son corps.
Finalement, on revient à cet idéal de l'absence de violence du Paradis, l'abstinence de viande s'oppose à la débauche carnée, à la gloutonnerie de certains. On s'intéresse moins à ce qui est mangé qu'à la façon de manger, et surtout à celui qui mange. Ainsi, la viande est perçue comme un aliment à éviter pour les moines d'un point de vue symbolique. En effet, selon la théorie des humeurs de l'Antiquité : « La chair de l'animal représente, dans la médecine gréco-romaine comme dans l'imaginaire germanique, une source de force et de violence, comme si le mangeur s'appropriait la vitalité de la bête : raison pour laquelle les moines, qui cherchent à contrôler leur vigueur en adoptant une alimentation surtout végétale, renoncent à la viande. » [7]. Selon cette théorie, les humeurs (le sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire) influencent le tempérament d'un individu, un tempérament sur lequel il était possible d'influer par le biais des aliments, qui eux aussi possèdent les qualités des humeurs et permettent donc de les rééquilibrer. Les humeurs sont notamment associées aux qualités de chaud, froid, sec, humide. Ainsi, nous conviendrons qu'il est bienvenu pour les moines de s'abstenir de manger de la viande, un aliment associé à la force, la violence et la sexualité.
Néanmoins, si la culture alimentaire chrétienne rejette effectivement la consommation de viande, notamment à travers les jours maigres, la victoire de Carême sur Charnage, l'abstinence de viande de certains moines, encouragée et même réglée par les coutumes, cette abstinence ne rejette pas toutes les viandes. Pour les bénédictins, par exemple, c'est seulement la viande de quadrupèdes qui est interdite, les volatiles, qui ne sont pas interdits dans la Règle, sont tolérés.
Cependant, les règles existent pour être transgressées, et celles concernant la consommation de viande ne font pas exception, ou, à défaut d'être transgressées,elles sont du moins contournées.
Comme nous pouvons le voir lorsque l'on observe les règles alimentaires des communautés religieuses en les comparant avec la consommation effective de ces mêmes communautés, les moines ne suivaient pas à la lettre ces recommandations, qui étaient plutôt l'expression d'un idéal que la description du quotidien alimentaire des membres. Nous voulons pour premier exemple l'exception accordée aux malades, aux enfants, aux vieillards ainsi qu'aux moines accomplissant des travaux physiques épuisants. Se priver de viande ne doit pas être une expérience pénible ni éprouvante selon Saint Benoît : « dans cette institution, nous espérons n'imposer rien de dur, rien de pénible ».[8] Les moines ne doivent pas souffrir dans le seul but de souffrir. L'expérience monastique doit être une expérience que des hommes puissent vivre dans la durée, et non seulement sur une courte période. Saint Benoît cite d'ailleurs à ce propos saint Jacob : « Si j'exténue mes troupeaux par une marche forcée, ils mourront tous en un jour. »[9]. La règle est compréhensive vis-à-vis de la situation des plus faibles : « On permettra aussi de manger de la viande aux malades très affaiblis pour qu'ils reprennent des forces ; mais dès qu'ils iront mieux, tous s'abstiendront de viande, comme d'habitude. » [10]
Cependant, il convenait que ces exceptions demeurent exceptionnelles, et lorsqu'elles étaient temporaires, pour un moine malade par exemple, il fallait se repentir d'avoir fait une entorse à la règle :
« Doit commencer à manger de la viande, quiconque se couvre en permanence la tête d'une capuche et il doit utiliser un bâton pour se soutenir. Le jour où sa santé retrouvée il veut revenir parmi les frères, s'il a mangé de la viande, il est d'abord égratigné à l'heure précédant celle où le chapitre entre pour chanter les chœurs, et si après cette heure la messe est dite il ne lui est pas offert d'y prendre part. S'il n'a pas mangé de viande, selon la décision de l'abbé il demande la permission de revenir parmi les frères et comment il doit agir. A partir de ce jour à moins que son infirmité ne revienne, il ne mangera plus de viande. »[11]
Nous voyons donc ici d'une part la compréhension de la faiblesse d'un moine qui ne peut se déplacer sans un bâton, et d'autre part l'idée qu'il faut punir ce moine pour la consommation de viande en vue de rétablir sa santé. La viande ne faisant pas l'objet d'une consommation courante et étant l'une des principales restrictions de l'alimentation monastique, une restriction d'autant plus importante que les membres de la communauté appartenaient bien souvent à des familles aristocratiques, grandes consommatrices de viandes de toutes sortes, il était tentant de feindre la faiblesse et la maladie dans le but de se faire admettre à l'infirmerie et d'avoir accès à une alimentation carnée. Il fallait donc prévenir ce genre de comportements en prévoyant une pénitence dissuasive pour les moines admis à l'infirmerie.
Ainsi, la viande est une chose considérée comme bonne pour le corps, sa consommation aide les vieillards, les enfants et les travailleurs à se maintenir en bonne santé, contrairement à l'Antiquité où l'on se privait de ce qui était mauvais, on décide désormais de se priver de ce qui est bon pour le corps.
À la fin du Moyen Âge, les exceptions se multiplient, pour les malades, pour les enfants, les oblats, les travailleurs de force et certains usent et abusent sans raison de toutes ces exceptions, ce qui alimente la satire, réalisée par les clercs eux-mêmes, notamment les Goliards, un nom qui vient de l'évêque Golias, des clercs itinérants, qui écrivaient des chansons à boire, des poèmes satiriques, des poèmes érotiques, et ridiculisaient ces moines qui devaient observer des règles strictes et se ruaient sur tout ce qu'ils pouvaient, on leur doit notamment les Carminan Burana : chants de Beuern. Sans aller jusqu'à l'excès, la consommation de viande se trouve justifiée à Cluny par la longueur des journées des moines et le nombre important d'offices qu'ils doivent célébrer pendant la journée, ce qui les contraint à la consommation de viande afin de pouvoir réaliser toutes leurs tâches.
II. Une consommation variable, sujette à l'influence de la géographie et du milieu social
Une différence dans la consommation de viande est par ailleurs visible entre différents groupes sociaux. La première différence à laquelle on pense est évidemment la différence entre les plus pauvres et les plus riches, une différence qui s'exprime notamment dans les habitudes alimentaires. La viande, symbole de puissance et de richesse car coûteuse se trouve principalement sur la table de l'aristocratie et des plus riches. Si l'on attend des moines qu'ils s'abstiennent de viande, ce qui est recommandé par leurs règles, la réalité est autre. Nous pouvons prendre pour exemple les comptes de l'abbaye de Saint-Martin de Tournai dans la première moitié du XIVe siècle : « […] Item pour 2 pourcheaus acatés pour faire 2 bacons : 68 s. […] »[12]. Dans cet extrait, nous voyons que le prieuré de Tournai, situé dans l'actuelle Belgique, acquière des porcs dans le but spécifique et assumé de les consommer. Cette communauté possédait également des bœufs, du moins nous pouvons le supposer les comptes faisant mention de veaux. Des animaux aussi gros que des bœufs et des porcs représentent une importante quantité de viande, plus que ce qui serait nécessaire pour nourrir des malades, et une communauté de cinq moines tout au plus ne devait pas pouvoir prendre en charge un très grand nombre de malades et de pauvres extérieurs au prieuré.
Il ne faut pas oublier que les moines, même s'ils doivent faire preuve de modération, sont en partie issus de l'aristocratie, dont les habitudes alimentaires sont bien différentes de celles des gens plus modestes. En effet, les différents membres de la société, en fonction de leur rôle, ne se nourrissent pas de la même façon, étant donné que l'on n'attend pas la même chose d'un moine, d'un guerrier, d'une femme, et que tous n'ont de fait pas les mêmes besoins. Finalement, alors que l'Antiquité voyait ces qualités à travers le prisme de l'individu, le Moyen Âge les met en œuvre dans le but de définir des communautés, des groupes sociaux, des hiérarchies.
Ces différences de régime entre classes sociales se font ressentir dans les monastères, même si les moines forment une classe à part, il est difficile d'oublier la façon dont on a été élevé, et notamment ce qui concerne les habitudes alimentaires. Ainsi, bien que les repas monastiques aient été moins fastueux que ceux de l'aristocratie, du moins en dehors de la table de l'abbé, donnant aux moines l'impression de suivre l'idéal de modération de leurs règles, il n'en demeurait pas moins que cette modération ne suffisait pas à rendre les repas véritablement frugaux.
Par ailleurs, des différences sont également visibles suivant les aires géographiques. Ainsi, l'alimentation des chrétiens du Moyen-Orient, de Rome, d'Europe du nord, ne peuvent être similaires. Le premier problème résiderait dans l'application de la « triade pain-huile-vin ». Si l'huile d'olive et le vin ne sont pas difficiles à se procurer à Rome et dans le bassin méditerranéen, c'est une autre affaire lorsque l'on habite en Angleterre à l'époque médiévale. En effet, le climat n'est ni favorable à la culture des vignes ni à celle des oliviers et l'importation de denrées coûte cher et n'est pas à la portée de tous. En conséquence, il est difficile pour les chrétiens de ces régions nordiques de suivre les recommandations alimentaires dispensées dans des règles nées dans des régions méridionales et qui demandaient d'éviter les graisses animales les jours maigres ou de boire du vin. Cette distinction est donc due d'une part au climat, mais pas seulement. En effet, le mode de vie romain et le mode de vie des tribus barbares étaient différents sur bien des points, notamment sur l'importance de la viande et plus particulièrement de la viande de porc, du fait de l'activité d'élevage. L'absence de vigne a quant à elle été résolue par la culture de céréales, et le vin fut remplacé par la bière. À la triade « pain-vin-huile » s'oppose la triade « viande, lait-bière, beurre ».
De fait, lorsque l'on observe les consuetudines d'abbayes bénédictines britanniques, allemandes ou belges durant le Moyen Âge, il n'est pas fait mention de vin ni d'huile, mais de bière et la consommation de porc est inscrite dans les passages réglant les repas, et ce malgré l'interdiction de la consommation de viande de quadrupèdes :
« Ainsi le cellérier précité doit donné pour le festin de saint Martin un bon quart de viande de porc. »[13]
« Principalement il faut en tout temps que le cellérier donne aux moines du gras salé, et aussi des œufs […]. » [14]
De même qu'il est difficile d'abandonner les habitudes alimentaires de sa classe sociale d'origine, il n'est pas plus aisé d'abandonner les habitudes alimentaires de son groupe culturel.
L'importance du groupe culturel dans les choix alimentaires est déterminante. Cela s'observe notamment à travers l'exemple de la consommation du porc, dont nous avons vu qu'elle était forte dans les territoires chrétiens anglo-saxons. Nous retrouvons également une consommation de viande de quadrupède dans la règle de Cluny, justifiée par le rythme intense des journées des moines qui devaient prier toute la journée afin d'assurer le salut de ceux qui avaient fait d'importantes donations au monastère. Pour ce qui est du porc, c'est souvent l'hygiène qui est invoquée pour expliquer son rejet hors de l'alimentation juive et musulmane, néanmoins cette hypothèse n'a jamais été prouvée par les historiens outre le fait qu'elle soit anachronique en plus de n'être jamais mentionnée dans les textes. Comme le dit André Costes dans son article Le pur et l'impur, réduire ces pratiques alimentaires à des questions d'utilité n'est pas pertinent, « c'est le sens de ce choix (entre ce qui est pur est impur) et non son résultat (le rejet de la viande de porc, par exemple) qu'il faut essayer de comprendre »[15]. De fait, il est intéressant de se demander pourquoi le porc est consommé par les chrétiens mais ne l'est pas par les populations juives et musulmanes. Il semble que la consommation de porc par les chrétiens, hors influence des cultures germaniques, ait avant tout eu pour but de se différencier des Juifs et des musulmans. En effet, si, aux débuts de la chrétienté, les croyants étaient autorisés à manger de tout et donc également à éviter certains aliments afin de ne pas effrayer certains juifs ou de ne pas repousser les gentils intéressés par la conversion, c'est d'ailleurs le sens de la vision de Pierre évoquée plus haut, sens qui lui apparaîtra clairement lors de sa rencontre avec le centurion Corneille. L'alimentation étant alors le moyen de se rapprocher culturellement, par la suite elle deviendra le marqueur d'une différence. Cela est visible notamment à partir des VIIe et VIIIe siècles, avec les invasions arabes dans les provinces chrétiennes, particulièrement en Espagne. Les évêques, contre la volonté du pape, qui souhaitaient continuer à suivre les injonctions apostoliques, encouragent alors dans les régions concernées la consommation de porc, ainsi que du vin, les musulmans ne pouvant pas boire d'alcool, afin de creuser les différences entre les deux religions (chrétiennes et musulmanes) et éviter l'absorption des chrétiens par la communauté musulmane. La consommation non seulement du porc mais aussi du sang, notamment par la consommation de boudin noir, devient un trait caractéristique de la religion chrétienne et lui permet de se distinguer des musulmans et des juifs en tant que communauté et intervient à la suite d'une évolution qui a conduit les chrétiens à vouloir d'abord se rapprocher des juifs, puis à vouloir se détacher plus nettement des autres religions du Livre. Cependant, cette transition ne s'est pas faite aisément. En effet, le tabou du sang perdure dans la culture chrétienne du haut Moyen Âge et s'affaiblit peu à peu jusqu'à disparaître définitivement au cours du Xe siècle chez les chrétiens d'Occident, bien qu'il perdure jusqu'au XVIIe siècle dans l'Église orthodoxe. Selon Vanessa Rousseau, dans son livre Le Goût du sang[16], la suppression de l'interdit du sang semble liée à l'organisation et à la mise en place progressive du calendrier alimentaire liturgique. Ce calendrier est caractérisé par la distinction fondamentale qu'il opère entre les périodes « de gras » et « de maigre », c'est-à-dire la consommation ou non de viande, un aliment qui regroupe les idées de gras et de sang. Il faut cependant noter que c'est seulement dans les derniers siècles du Moyen Âge en Europe que des recettes utilisant le sang animal réapparaissent dans les livres de fête qui accompagnent l'abattage du cochon. Cet événement, dans les villages paysans, incarne les valeurs de cordialité, d'amitié, de solidarité sociale, renforcées pour l'occasion, du fait de l'obligation de partager, puisque le sang, même cuit, ne se conserve pas longtemps. Le christianisme médiéval se retrouve alors immergé dans la « culture du cochon », qui devient de fait un élément supplémentaire d'identité religieuse et sociale.
CONCLUSION
En définitive, le repas et l'alimentation occupent une place primordiale dans l'organisation des rapports sociaux, qu'il s'agisse de se différencier ou de se rapprocher. On peut par exemple remarquer l'importance des repas dans les relations diplomatiques internationales, l'expression « rompre le pain »[17] ou « compagnon »[18]. De même, exclure quelqu'un d'un repas ou refuser la nourriture offerte est un acte de rejet, c'est signifier qu'on ne fait pas société. La consommation de viande est particulièrement importante dans la construction d'une identité communautaire pour les religions monothéistes, l'impossibilité de partager un repas est utilisée pour mettre une barrière entre ces différents groupes. D'autre part, la question du végétarisme agite régulièrement le christianisme et nos sociétés occidentales modernes. Les conditions d'abatage des animaux semblent être l'un des enjeux principaux de la consommation de viande actuelle. Les images qui nous arrivent des abattoirs sont difficiles à regarder, les conditions de travail des employés sont terribles. [19] Travailler pour un abattoir, tuer des animaux n'est pas perçu comme un métier respectable, alors même que la majorité d'entre nous mange la viande de ces animaux. Si l'abandon de la consommation de viande n'est pas une solution miracle, il semble nécessaire que nous nous reposions la question des modalités de notre consommation de viande, aussi bien vis-à-vis des quantités nécessaires que de la mise à mort des animaux en ne mettant pas la mort sous le tapis, autant de questions qui ont déjà été posées à travers l'histoire du christianisme (les jours gras, les jours maigres, pour inclure les juifs, pour se différencier des juifs et des musulmans, pour s'adapter aux traditions des peuples germaniques,..) et qui nécessitent de nouvelles réponses.
[1] MONTANARI Massimo, La chère et l’esprit : histoire de la culture alimentaire chrétienne, Paris, Alma éditeur, 2017.
[2] Genèse, IX : 2-4.
[3] COSTES André, « Le pur et l'impur. Pratiques alimentaires et religions », Hommes et Migrations, n°1105, juillet 1987. Numéro spécial Alimentation, p. 56.
[4] Actes, X : 13.
[5] Actes, X : 15.
[6] MONTANARI Massimo, La chère et l’esprit…op.cit., p. 57.
[7] LAURIAUX Bruno, Manger au Moyen Âge – Pratiques et discours alimentaires en Europe aux XIVe et XVe siècles, Paris, Hachette Littératures, 2002, p. 27.
[8] « In qua institutione nihil asperum, nihil grave nos constituturos speramus » Voir Henri Rochais (traduction latin-français de), Règle de saint Benoît, Paris, Édition du Centenaire, 1980.
[9] Règle de saint Benoît, 64, 17-18. URL : http://www.abbaye-montdescats.fr/saint-benoit-pere-des-moines-solennte/
[10] « Sed et carnium esus infirmis omnino debilibus pro reparatione concedatur ; at ubi meliorati fuerint, a carnibus more solito omnes abstineant » Voir Henri Rochais (traduction latin-français de), Règle de saint Benoît, Paris, Édition du Centenaire, 1980.
[11] « […] Ex quo carnem comedere / incipiet, quocunque perget caput opertus capitio et baculo se sustentans incedere debet. Qua vero die sanitate recepta ad conuentum redire uoluerit, si carnem comedit, prius rasus ad horam quae ante capitulum canitur chorum introeat et si post ipsam horam in conuentu missa dicitur ad ipsam non offerat. […] Si vero carnem non comederit, in dispositione abbatis sit qua hora in conuentum petita licentia redire et quomodo se de caetero habere debeat. […] Ab hac die nisi melioretur infirmus carnem non comedat. », Decreta Lanfranci monachis cantuariensibus transmissa, Corpus consuetudinum monasticarum, tome IIIIV, David Knowles, OSB, Siegburg, Schmitt, 1989, p. 97-98.
[12] HAENENS (d’) A. (texte imprimé par), Comptes et documents de l'abbaye de Saint-Martin de Tournai sous l'administration des gardiens royaux, 1312-1355, Bruxelles, Palais des académies, 1962, p. 276.
[13] « Item predictus cellararius debet dare in festo sancti Martini conversis quartum unum bonum de carnibus porcinis. », Giles Constable/ Kassius Hallinger, Consuetudines benedictinae variae (saec. XV – saec XIV), Consuetudines Cestrenses, Corpus consuetudinum monasticarum, tome VI, OSB, Schmitt, Siegburg, 1975, p. 245.
[14] Ibid., « Imprimis tenetur dictus cellararius toto tempore anni dare monachis de lardo, sale, […] et etiam ovis, ministrare… », p. 233.
[15] COSTES André, « Le pur et l'impur. Plastiques alimentaires et religions »…op.cit., p. 55.
[16] ROUSSEAU Vanessa, Le goût du sang – Croyances et polémiques dans la chrétienté occidentale, Paris, Armand Colin, 2005.
[17] 1.(Religion) Consacrer le pain eucharistique et le rompre avant de le distribuer aux fidèles pour la communion. 2. (Par extension) Fraterniser autour d’un repas.
[18] Du b. lat. companio (d'où compain, cas suj.), companione(m) (d'où compagnon, cas régime), formé du lat. cum « avec » (préf. con-*) et de panis (pain*), attesté dans la Loi Salique (éd. Eckhart, I, 99), calque d'un mot germ. du type du got. gahlaiba « compagnon » litt. : « celui qui partage le pain avec » (W. Krause, Handbuch des Gotischen, Munich, 1963, §§ 50, 2 et 137, 1 ; Feist, s.v. ga-hlaiba; Velten ds Journ. engl. germ. phil., t. 29, p. 345). URL : https://www.cnrtl.fr/etymologie/compagnon
[19] MAGAL Marylou, « Abattoir : “des hommes tuent pour nous et ça nous dérange" [en ligne le 3/11/2021], Le Point, 9 mai 2017. URL : https://www.lepoint.fr/societe/abattoir-des-hommes-tuent-pour-nous-et-ca-nous-derange-09-05-2017-2125907_23.php