Matthieu Cichon
Résumé
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Pologne est un territoire bouleversé, tant sur le plan géographique que démographique. Elle se voit confisquer par l’Union soviétique une grande partie de son territoire à l’Est, perte contrebalancée par plusieurs régions allemandes, dont la Basse-Silésie. L’expulsion de près de 7 500 000 autochtones allemands donne lieu à une vaste campagne de repeuplement. Ils viennent de toute la Pologne, des anciens territoires orientaux mais également de la diaspora. Tous sont Polonais. Pourtant, la cohabitation s’avère plus que difficile. Deux groupes entretiennent une relation particulièrement tendue : les réémigrés de France et les Polonais rapatriés des territoires orientaux annexés. Leurs seules différences culturelles seraient insuffisantes pour expliquer la violence du conflit qui opposa ces communautés à leur arrivée en Basse-Silésie. S’y ajoute un contexte, l’après-guerre, et des expériences bien différentes du conflit. Par cet épisode de l’histoire migratoire franco-polonaise, ce travail se veut une réflexion plus générale sur les difficultés que peuvent rencontrer les réémigrés dans le contexte particulier de l’après-guerre.
Blood brothers and yet warring brothers: the difficult integration of remigrated Poles from France to Lower Silesia in the wake of the second worldwide conflict.
A reflection on the difficulties met by remigrated populations in war-stricken territories
In the wake of the Second World War, Poland was a devastated territory, both geographically and demographically. It sees the Soviet Union confiscate a great part of the Eastern lands; a loss made up for with several German regions, including Lower Silesia. The deportation of nearly 7,500,000 German autochthons gave way to a vast repopulating campaign. They came from all of Poland, from ancient Eastern lands, but also from the Diaspora. They were all Polish. Nonetheless, the cohabitation proved most difficult. Two groups maintained a particularly tough relation: the remigrated French Poles and the repatriated Poles in the annexed Eastern territories. Their cultural differences alone would not be sufficient to explain the violence of the conflict opposing these communities upon their arrival in Lower Silesia. A context needs to be added: the period is post-war and the experiences are quite different to those of the conflict. Through this episode of French-Polish migration history, this article aims for a broader reflection on the difficulties encountered by remigrated populations in the peculiar post-war context.
Plan
I – Un même peuple aux parcours bien différents
1. Une expérience migratoire qui transforme en profondeur
2. Des expériences du conflit contrastées
II – Français ou Polonais ?
1. Un « raffinement » qui distingue : l’exemple du vêtement
2. « Ici, c’était surtout un fanatisme religieux »
III – Un même conflit vécu différemment
1. Des réémigrés amis de l’« Uncle Joe » ?
2. Les liaisons dangereuses avec l’ancien occupant
Conclusion – Des itinéraires trop éloignés pour se rejoindre
Pour citer cet article
Référence électronique
Cichon Matthieu, “Frères de sang et pourtant frères ennemis : la difficile intégration des réémigrés polonais de France en Basse-Silésie au lendemain du second conflit mondial – Une réflexion sur les obstacles rencontrés par les réémigrés dans les territoires bouleversés par la guerre", Revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest [En ligne], n°1, 2021, mis en ligne le 21 juin 2021, consulté le 21 novembre 2024 à 13h26, URL : https://ajco49.fr/2021/06/21/freres-de-sang-et-pourtant-freres-ennemis-la-difficile-integration-des-reemigres-polonais-de-france-en-basse-silesie-au-lendemain-du-second-conflit-mondial-une-reflexion-sur-les-obstacles-rencontr
L'Auteur
Matthieu Cichon a réalisé deux mémoires de recherche à l'université d'Angers sous la direction de Yves Denéchère.
Droits d'auteur
Tous droits réservés à l'Association des Jeunes Chercheurs de l'Ouest.
Les propos tenus dans les travaux publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.
« Je n'ai pas une grosse éducation, mais nous, on est arrivé avec une certaine culture, avec la culture tu comprends ? Vraiment, je n'ai pas honte de le dire : Nous sommes arrivés en Pologne avec la culture ![1] ».
« Lorsque ces " Ukrainiens " sont arrivés, on pouvait immédiatement sentir cette origine, cette race…[2] ».
Plus de soixante années séparent ces souvenirs des faits relatés[3]. Ils donnent malgré tout une idée du clivage entre deux populations, les réémigrés polonais de France et les Polonais Orientaux, que l’action conjointe de la migration et de la guerre avait participé autant à rapprocher géographiquement qu’à éloigner idéologiquement. Une séparation d’autant plus inattendue, qu’il ne s’agit pas de l’affrontement classique entre deux peuples que la langue et la coutume distinguent. C’est bien au sein d’un même peuple qu’une fracture s’est produite. Pour en comprendre les causes, il est judicieux de revenir à la croisée des chemins, là où ces deux populations ont emprunté des itinéraires pour le moins contrastés.
I. Un même peuple aux parcours bien différents
1. Une expérience migratoire qui transforme en profondeur
Les tensions qui opposent les réémigrés de France à leurs compatriotes de Pologne orientale prennent racine dans une expérience migratoire longue, pour certains de plusieurs décennies. La présence en France d’une immigration économique polonaise, appelée aussi « Polonia », date principalement de l’entre-deux-guerres. Face à une croissance démographique parmi les plus importantes d’Europe, la Pologne ne possède pas l’industrie suffisante pour fournir du travail à ses habitants. Inversement, suite à l’hécatombe de la Grande Guerre, l’industrie française manque de bras[4]. En 1931, la France compte approximativement 507 000 immigrés polonais, soit la deuxième population étrangère après les Italiens[5].
Comme pour n’importe quels immigrés, les premières années en France sont pour les Polonais particulièrement pénibles. Chacune de leurs paroles, attitudes ou habitudes trahissent leur extranéité. Les Français raillent la tenue de ces Polonais, à peine sortis de leurs campagnes : « On toise, goguenard, les nouveaux venus, leur costume semi-militaire, avec de larges culottes bouffantes, leur tunique verdâtre d’un autre âge, leurs bottes et leurs casquettes à visières de cuir rabattues sur le front[6] ». Une pratique religieuse, jugée excessive par leurs voisins français, leur vaut également des sobriquets tels que « culs-bénit » ou encore « curetons »[7].
Afin d’échapper à ces brimades, les Polonais se délestent de ces stigmates, succombant comme tant d’autres immigrés au processus d’acculturation. Ainsi que le révèle l’enquête réalisée par Alain Girard et Jean Stœtzel, au lendemain de la guerre, il leur était devenu inconcevable de s’habiller autrement que dans le style français : « Des costumes ont été apportés avec eux mais ils les ont quittés dès leur arrivée en France ; ils ne les portent plus, pas même lors des réjouissances familiales[8] ». Après plusieurs années, la pratique religieuse des Polonais semble elle aussi avoir été grandement fragilisée. Le réémigré Boleslaw Lubonski note ainsi dans ses mémoires : « Après leur séjour en France, les Polonais de France avaient pris de nouvelles habitudes. Ils se détournaient souvent de leur pratique confessionnelle[9] ». Pratique religieuse, tenue vestimentaire, goûts culinaires, connaissances linguistiques, autant d’éléments culturels constitutifs d’une identité collective mais qui se sont trouvés altérés par les années passées en France. Compromissions nécessaires pour rendre le séjour supportable, elles se paieront au prix fort à leur retour au pays.
2. Des expériences du conflit contrastées
Un autre facteur conduit de façon bien plus importante à l’élargissement de ce fossé. Contrairement à la population polonaise retrouvée en Basse-Silésie, la majorité des réémigrés n’ont pas connu aussi durement la guerre en France. Afin de soutenir l’effort de guerre, il était de fait essentiel pour l’occupant allemand de préserver les infrastructures minières ainsi que son personnel. Voilà qui explique pourquoi un certain nombre de réémigrés ne se souviennent pas d’avoir souffert du conflit. En témoigne l’un d’entre eux : « La guerre ne se faisait pas sentir plus que ça. Les Allemands n'étaient pas trop menaçants dans cette région où il y avait des mines et la métallurgie. On n'avait pas tellement l’impression que c'était la guerre. L'enfance était normale[10] ».
Fig. 1. Le territoire polonais avant et après le remaniement des frontières (Carte extraite de BIGER Gideon, « The boundaries of Eastern Europe after World War I and World War II », Region and Regionalism, vol. I, n°11, p. 123-132).
Même si la majorité de l’immigration polonaise reste passive durant l’Occupation, il est important de mentionner l’engagement d’une fraction d’immigrés polonais dans la résistance communiste, soit dans les FTP-MOI (Francs-tireurs et Partisans – Main d’œuvre immigrée), ou pour les plus jeunes, dans l'Union de la jeunesse polonaise Grunwald[11]. Cet engagement de la Polonia dans la résistance communiste tient à sa culture ouvrière et à une forte syndicalisation qui s’était déjà illustrée au moment du Front Populaire[12]. L’existence d’un noyau communiste conséquent parmi les immigrés permet de comprendre le nombre de retours dans un pays désormais aux mains d’un régime ami de l’Union soviétique. Dans le cadre des trois accords de rapatriement signés entre la Pologne et la France le 20 février et le 28 novembre 1946 ainsi que le 24 février 1948, ils sont entre 80 000 et 100 000 à prendre le chemin du retour[13].
Très différente a été l’expérience du conflit pour la population de Pologne orientale. Bon nombre de ces régions subissent d’abord l’invasion allemande ainsi qu’en témoigne cette rapatriée de l’Est : « Le 14 septembre 1939 les avions allemands survolèrent le village. On entendait les cris de gens affolés. Un instant après, on a emmené dans un manteau mon père, mort […] Les Allemands prélevaient tout ce qui était possible. Les jeunes juives se cachaient dans les champs. Ils venaient les chercher avec les chiens[14] ». Après le retrait des troupes allemandes, c’est au tour de l’Armée rouge d’occuper ces régions. Jozef Kawalko se souvient ainsi de l’arrivée des Soviétiques : « Ils attaquaient les jeunes filles, elles étaient comme du bétail. Nous étions terrifiés[15] ». Dès le mois de décembre 1939, une première campagne de déportation conduit près de 140 000 personnes vers les camps de travaux forcés en Sibérie ou encore au Kazakhstan[16]. Simultanément, l’Union soviétique incite les Ukrainiens à se rebeller contre la population polonaise, donnant lieu à de terribles massacres. En témoigne cette lettre d’une survivante :
« En une seule nuit, ils ont assassiné quarante personnes dont notre cuisinière et toute la famille des Uruski ainsi que leurs deux enfants de quatre ans et de trois mois. Le lendemain, notre serviteur Ludwik s’est rendu sur place. Il a trouvé les personnes âgées à genoux, avec un rosaire à la main, poignardées. L'enfant de trois mois avait été jeté contre le plafond – des éclats de cervelle parsemaient la pièce […] les femmes avaient la poitrine tranchée, les hommes furent émasculés. Quand j'écris ces paroles, je tremble encore de colère[17] ».
Avec l’accord signé le 27 juillet 1944 entre le président du Comité polonais de libération nationale[18], Edward Osobka-Morawski, et le ministre des Affaires étrangères de l’Union soviétique, Vjaceslav Molotov, un dernier coup est porté aux civils de Pologne orientale. En vertu de cet accord, les territoires orientaux sous contrôle soviétique sont définitivement annexés[19]. Cette annexion est justifiée par une présence polonaise jugée illégitime, reliquat d’un impérialisme polonais remontant au XVIe siècle lors de la réunion du royaume de Pologne au Grand-duché de Lituanie[20]. Avant même la fin du conflit, les Polonais des régions orientales sont ainsi contraints au départ, « rapatriés » vers les régions occidentales qu’il était nécessaire de repeupler suite à l’expulsion de la population allemande.
Fig. 2. « Des réémigrés de France font la queue au point photo de la gare de Międzylesie, novembre 1948 » (Photographie extraite de NISIOBĘCKA Aneta, « Reemigracja Polaków znad Sekwany (La réémigration des Polonais de la Seine) », Polityka, Pomocnik Historyczny, n°4, 13 septembre 2016).
Les deux populations qui se retrouvent en Basse-Silésie possèdent ainsi des expériences différentes de la guerre. Les rapatriés de l’Est ont connu les exécutions et les déportations. À leur arrivée en Basse-Silésie, leur ressentiment à l’égard de l’Allemagne et de l’Union soviétique est encore vif. Pour les réémigrés de France, il est bien difficile de s’imaginer ce qu’ont pu vivre leurs compatriotes de Pologne orientale. La plupart n’ont pas connu la guerre de près. Quant à ceux qui s’étaient engagés dans la résistance communiste, comment pouvaient-ils s’imaginer qu’au moment même où ils prenaient les armes, l’Union soviétique se livrait à des exactions à l’encontre des civils à l’est du pays ? La rencontre d’expériences si différentes du conflit prête à de nombreuses incompréhensions dont il reviendra à cette analyse d’en mesurer les effets.
II. Français ou Polonais ?
1. Un « raffinement » qui distingue : l’exemple du vêtement
Comparer la terre d’immigration et le pays d’origine est une attitude fréquente chez les personnes qui se sont décidées au retour. De cette confrontation entre l’acquis et l’hérité naissent des jugements de valeurs qui s’incarnent souvent dans une posture arrogante et absolument délétère à la réintégration. Car il s’agit bien d’une pose, d’une mise en scène quotidienne dont l’effet recherché cache un intéressant mécanisme. Pour se plaire à lui-même, le réémigré doit nécessairement déplaire. Plus la désapprobation est grande, plus il se rassure dans la distance qu’il cherche à maintenir entre lui, dépositaire d’une culture qu’il croit supérieure, et les autres, considérés comme des jaloux et des ignorants.
La tenue vestimentaire est la première source d’informations dont dispose une personne sur un inconnu. Pour les réémigrés, il est probable que les habits de leurs compatriotes aient été une première prise de conscience de leur acculturation française. Les témoins aiment à rappeler les éléments vestimentaires qui les distinguaient alors de leurs compatriotes, tels les « gawroszki », une référence au Gavroche dessiné par Victor Hugo pour son ouvrage Les Misérables. Il s’agit d’un petit foulard, noué autour du cou, et qui semble avoir été un élément de distinction important : « Les jeunes portaient des foulards. Oui ! C’était leur signe de reconnaissance. C’est qu’à coup sûr ils étaient de France[21] ». Le béret est un autre de ces attributs distinctifs : « La plupart des réémigrés portaient le béret. Oui. Combien de fois on entendait dans la rue " Oh ! Encore un Français qui se promène avec son béret ! “[22] ». Dans ces descriptions perce un désir de distinction, nonobstant les brimades de la population. La situation est donc l’inverse de l’attitude adoptée par les futurs réémigrés à leur arrivée en France. Ici, le réflexe n’est absolument pas de se débarrasser d’attributs honteux mais bien de préserver une francité qui, tout en stigmatisant, vient conforter les réémigrés dans une identité collective valorisante. Les réactions de jalousie ne font qu’encourager une attitude communautaire et exclusive : « On jalousait les gens revenus de France car ils portaient de beaux vêtements, inconnus et inaccessibles en Pologne[23] ».
2. « Ici, c’était surtout un fanatisme religieux »
Les nombreuses années passées en France ont considérablement transformé le rapport des réémigrés à l’Église. Faible, voire inexistante à leur retour en Pologne, leur pratique religieuse tranche avec la ferveur de leurs compatriotes des territoires orientaux. Plusieurs réémigrés se souviennent d’avoir été décontenancés par ce contraste : « En France, il y avait aussi des gens religieux, mais dans des idioties pareilles, plus personne ne croyait[24] » ; « Ici, c'était surtout un fanatisme religieux[25] ». Les réactions des réémigrés ont de quoi surprendre l’historien. Il y a peu, ces « idioties » et ce « fanatisme » leur étaient connus. Eux-mêmes avaient été victimes de moqueries de la part de leurs voisins Français[26]. Probablement l’ont-ils oublié à leur retour en Pologne ? Mais peut-être s’en souvenaient-ils ? Auquel cas, il est bien compréhensible que les réémigrés aient cherché à se distinguer d’une culture à laquelle, peu de temps encore, ils appartenaient.
La faible pratique religieuse des réémigrés ainsi que leurs moqueries ont posé de sérieux problèmes à leur intégration. Plusieurs témoins se souviennent des vexations subies au quotidien : « Je n’ai jamais pu m’habituer au fait que, lorsque nous sommes arrivés de France, certains disaient que nous étions des communistes et des athées. Ce n’est pas vrai[27] » ; « En octobre mon frère de 10 ans a été écrasé par un camion. Maman est allée voir le curé pour l'enterrement. Il a dit à ma mère qu'il ne le ferait pas car c'était un enfant communiste[28] ». Plus qu’une simple croyance, le catholicisme reste encore aujourd’hui en Pologne un élément consubstantiel de l’identité nationale. Faute d’État, l’Église catholique a représenté pendant plusieurs siècles une bannière sous laquelle le peuple polonais pouvait se penser comme tel. Après 1945, le catholicisme reste un « symbole de la résistance morale du peuple polonais à l’envahisseur », ainsi que l’indique l’historien Pierre Buhler[29]. Les réactions hostiles adressées aux réémigrés ne sont donc pas étonnantes. S’éloigner du catholicisme équivaut ici à se retrancher de la communauté nationale.
D’autres éléments culturels, tels que la musique, la nourriture ou encore la langue ont contribué à l’isolement des réémigrés[30]. Le mépris dont ils firent preuve leur a valu un surnom qui traduit bien leur exclusion : les « Francuzi », soit, les « Français ». Ces quelques exemples témoignent des difficultés de réinsertion auxquelles peuvent être confrontés les réémigrés suite aux transformations liées à leur expérience migratoire. Cette situation est connue des chercheurs. Il est en revanche plus rare qu’à ces difficultés habituelles se juxtapose un contexte, celui de l’après-guerre, et qui rend d’autant plus ardue la réinsertion des réémigrés. L’exemple des réémigrés polonais de France donne l’opportunité d’étudier cet intéressant cas de figure.
III. Un même conflit vécu différemment
1. Des réémigrés amis de l’« Uncle Joe » ?
À leur arrivée en Pologne, il est difficile aux réémigrés de s’imaginer ce que leur retour peut avoir de choquant. Pour la population polonaise, revenir dans un pays sinistré par la guerre et dirigé par un régime communiste est non seulement incompréhensible mais proprement scandaleux. Aussi, cet étrange retour est très vite considéré comme une allégeance des réémigrés au régime. Les Francuzi se souviennent parfaitement des réactions de la population à leur arrivée en Basse-Silésie : « L'accueil était peu sympathique […] Ils nous demandaient : " Vous êtes venus pour quoi faire ? “. On pouvait même entendre " Spierdalajcie ! “[31]. Pour les anciens c'était une expérience dure à vivre[32] ». Un autre réémigré se souvient : « À la frontière, le train a été accueilli par des jets de pierre. Les Polonais criaient : " Pourquoi venez-vous ? Ici c'est la misère, l’enfer ! “[33] ». Avec humour, un réémigré reconnait lui-même le caractère choquant de ce retour : « Mais enfin, comment fallait-il traiter ces gens ? Des idiots partis d’un pays riche vers un pays pauvre ? C’est qu’ils devaient être communistes ![34] ».
Si le retour des réémigrés a de quoi intriguer la population, leur présence importante au sein des différents organes du parti est considérée par la population comme une preuve édifiante de leur allégeance. Politisés en France dans le Parti communiste et dans les syndicats ouvriers, les réémigrés sont des candidats de choix pour un régime alors en manque de cadres. Certains témoins n’hésitent pas à évoquer le sujet : « J'étais dans la milice. J'ai travaillé quatre semaines dans la mine, puis on nous a recruté pour travailler dans la milice, nous, les Français[35] ». Plus loin dans le témoignage, la même personne précise : « Les premiers qui sont arrivés de France, ils prenaient majoritairement le travail dans ces…organismes de sûreté…C'était principalement la milice, oui, c'était la milice[36] ». La présence importante des réémigrés dans la police politique a de quoi choquer une population qui, il y a peu, a été victime des exactions de l’Armée rouge. Les réactions hostiles suscitées sont encore présentes dans la mémoire des réémigrés. Lorsqu’il est demandé à l’un d’eux s’il était stigmatisé comme communiste, le témoin s’écrie : « Ah oui, ils disaient " communistes " ! Pour un Polonais, un socialiste ou un homme de gauche, c'est un communiste. Pourtant, c'est une grande différence[37] ». Un autre parle également des vexations subies lors de son service militaire : « Eh, ces Polonais ! Ils me cherchaient des problèmes. " Communiste, communiste ! " qu’ils disaient[38] ». Surpris par l’accueil qui leur est réservé, les réémigrés sont tout aussi perplexes face à l’agressivité suscitée par leur présence dans la police politique. « Lorsque nous sommes arrivés en Pologne, je n’ai jamais pu comprendre pourquoi certains disaient que nous, les Francuzi, étions des communistes sans foi. C’est un stéréotype, mais d’où cela a-t-il pu naître ? », se demande encore un témoin[39].
La perplexité des réémigrés témoigne d’un décalage, peut-être plus grave encore que celui provoqué par l’acculturation. Ici, la rencontre entre deux expériences différentes d’un même conflit donne lieu à des incompréhensions et des maladresses qui rendent difficiles toute cohabitation pacifique. Une réémigrée résume bien la confrontation qui eut lieu au lendemain de la guerre : « Les Français apportaient leur soutien au communisme ; ceux de l'Est l’ont expérimenté sur la peau. C'est la vérité. Quand vous ne connaissez que le communisme tel qu'il est dans les livres…[40] ».
2. Les liaisons dangereuses avec l’ancien occupant
Le décalage produit par des expériences différentes du conflit ne se limite pas aux seules sympathies communistes des réémigrés. Toutes aussi maladroites sont les relations cordiales qu’ils entretiennent avec les quelques autochtones allemands restés en Basse-Silésie. Dans le contexte d’après-guerre, préférer la compagnie de l’ancien ennemi allemand à celle de leurs compatriotes revient à s’exclure de facto de la communauté nationale. Plusieurs témoignages évoquent cette bonne entente entre les deux communautés : « Après la guerre, vivaient encore beaucoup d'Allemands dont on disait qu’ils préféraient fréquenter les Français que les Polonais. On avait des problèmes à cause de ça[41] » ; « On avait de très bonnes relations avec les Allemands, ils étaient toujours corrects, ordonnés. Les Français les rencontraient dans la cour, jamais de disputes[42] ».
Ces relations privilégiées avec les autochtones allemands s’expliquent d’abord par l’expérience migratoire des réémigrés. Avant même leur installation en France, un certain nombre avait déjà réalisé un séjour en Allemagne. Surnommés les « Westphaliens », ces Polonais parlaient bien souvent mieux l’allemand que leur propre langue d’origine. Selon ce réémigré, tout le monde dans sa famille « baragouinait en allemand[43] ». C’est également ce que révèle le témoignage de cet autre réémigré : « Moi et les parents, nous parlions principalement avec les Allemands car nous maîtrisions bien la langue. J'avais un bon collègue, un Allemand, fasciste ou pas c'est une autre chose, je n'ai pas demandé, mais c'était un homme bien[44] ». La capacité des réémigrés à mieux communiquer en allemand qu’en polonais est une première explication des bonnes relations établies avec les autochtones silésiens.
L’affinité entre les réémigrés et la population allemande peut également s’expliquer par une similitude de mœurs, notamment dans la relation au travail, ainsi que le mentionne un témoin : « Les Allemands travaillaient bien, mais lentement, ils étaient ordonnés et appliqués. Un Allemand, il arrivait au travail, enlevait la chaussure, la secouait même s'il n’y avait rien dedans, il remettait la chaussure. La même chose avec l'autre pied[45] ». Les Allemands semblaient donc correspondre à l’image que les réémigrés se faisaient d’une certaine « éthique » du mineur. Inversement, les réémigrés regardent avec une certaine condescendance leurs compatriotes venus des campagnes et qui ignorent tout du métier. « Ils prenaient la pelle et quand ils n'en avaient plus besoin, ils l'abandonnaient n'importe où. La discipline manquait. », témoignent ces deux mineurs à la retraite[46]. Ou encore : « Après le travail en France, tu mettais tes affaires dans un casier, sans cadenas. Personne n’aurait pris tes affaires. Et si quelqu'un les prenait, il les remettait à leur place. Ici, si tu ne fermais pas ton casier, tu restais le lendemain sans outils[47] ».
Enfin, la façon dont les réémigrés ont vécu la guerre est un élément essentiel afin de comprendre les relations cordiales entretenues avec les Allemands. Comme indiqué précédemment, à l’inverse de la population polonaise, la majorité des « Francuzi » n’ont pas été victimes de l’occupant allemand. Voilà qui expliquerait pourquoi à leur arrivée en Basse-Silésie, les réémigrés firent preuve d’une étonnante compassion à l’égard des Allemands chassés de leurs foyers. Ainsi se souvient un témoin :
« Les Allemands étaient encore à table, ils dînaient lorsque des Polonais sont entrés en criant " Raus ! Raus ! “[48] . Ma mère s’est exclamée : " Mais que faites-vous ?! " – " La même chose qu’ils faisaient avec nous ! " – " Mais c'était la guerre, maintenant la guerre est terminée ! “. Le jour suivant, ils [les Allemands] sont revenus. Ils nous ont demandé s'ils pouvaient prendre des choses. Ma mère a dit : " Tout ce que vous voulez, les meubles, tout “[49] ».
Au même titre que leur adhésion au parti, la bonne entente entre les réémigrés et la population allemande témoigne d’un important décalage, né d’un parcours bien différent de leurs compatriotes restés au pays. Dans une totale ignorance de l’expérience que la population polonaise a faite de la guerre, les réémigrés sont incapables de mesurer ce que leurs différentes attitudes peuvent avoir de choquantes.
Des itinéraires trop éloignés pour se rejoindre
« Nous laissons pousser nos propres pousses,
Nos propres feuilles, chacun pour soi […]
Qui se rappellera qu’en fin de compte
C’est un seul et même arbre ? [50] ».
Arrivés en Pologne, les réémigrés de France éprouvent une curieuse sensation, celle d’être des étrangers dans leur propre pays. Transfigurés par les nombreuses années passées à l’étranger, les réémigrés de France peinent à se reconnaître dans leurs compatriotes restés au pays. Mieux, ils cherchent à s’en distinguer, s’excluant d’eux-mêmes du corps social. À ces difficultés d’intégration, bien connues des spécialistes de la réémigration, s’ajoute une expérience de la guerre qui tranche avec celle des populations de Pologne orientale. Les réémigrés de France n’ont majoritairement connu ni la déportation, ni l’exécution de leurs proches. Animés du désir de bâtir une Pologne communiste, c’est de façon volontaire qu’ils sont rentrés au pays. Surtout, leur ignorance des exactions commises par l’armée allemande et l’Union soviétique sur les civils polonais des territoires orientaux est totale. Les maladresses et les incompréhensions des réémigrés sont le résultat de cette ignorance. L’intérêt de ce travail a donc été de mettre en lumière les difficultés supplémentaires auxquelles s’exposent les réémigrés qui se décident à rentrer dans leur pays au lendemain d’un conflit. Aux traits culturels et aux représentations acquises lors de l’expérience migratoire s’ajoute une expérience du conflit différente, qui rend d’autant plus difficile leur réintégration. Le cas des réémigrés de France en Basse-Silésie en est un exemple particulièrement édifiant.
[1] Discussion à quatre, Walbrzych, 19.12.2008, enregistrement n°3, 1’08’10.
[2] Helena K., Kuznice Swidnickie, 18.10.2008 (traduction).
[3] Les témoignages utilisés dans cet article proviennent de trois corpus. Le premier comprend des entretiens réalisés par l’historien Piotr Retecki lors de ses travaux sur le bassin minier silésien entre 2008 et 2010. Voir : RETECKI Piotr, Górnictwo w Wałbrzychu w latach 1945–1948 (L’exploitation minière à Walbrzych dans les années 1945-1948), Wroclawskie Wydawnictwo Oswiatowe, Wroclaw, 2010. Le second corpus est constitué d’entretiens collectés en 2013 par la classe d’ethnologie de Janina Radziszewska, professeure au département d’ethnologie et d’anthropologie culturelle de Wroclaw. Pour des questions de confidentialité, les témoins sont anonymysés. Enfin, l’article s’appui sur une troisième collecte réalisée par l’auteur en 2018 dans le cadre de son master. Voir : CICHON Matthieu, Migration du retour chez les réémigrés polonais de France en Basse-Silésie : intégration(s) et appartenance(s) depuis 1946, mémoire de master 2 sous la direction de DENÉCHÈRE Yves, Université d’Angers, 2020.
[4] KOSROWICKI Jerzy, « Orientation et voies de l'industrialisation de la Pologne », L’information géographique, vol. III, n°5, 1959, p. 186.
[5] PONTY Janine, « Les travailleurs polonais en France 1919-1939 », Revue d’Etudes slaves, n°57, 1985, p. 687.
[6] NOIRIEL Gérard, Le creuset français. Histoire de l’immigration (XIXe-XXe siècle), Éditions du Seuil, Paris, 1988, p. 166.
[7] PONTY Janine, Les Polonais du Nord ou la mémoire des corons, Autrement, Paris, 1995, p. 42.
[8] GIRARD Alain, STOETZEL Jean, Français et immigrés. L’attitude française. L’adaptation des Italiens et des Polonais, Presses universitaires de France, Paris, 1953, p. 397.
[9] Mémoire de Boleslaw Lubonski, (non édité), p. 29-30.
[10] Témoin 53, Boguszow, 2013.
[11] GOGOLEWSKI Edmond, La Pologne et les Polonais dans la tourmente de la deuxième guerre mondiale, Presses Universitaires du Septentrion, Paris, 1996, p. 134-135.
[12] PONTY Janine, Polonais méconnus. Histoire des travailleurs immigrés en France dans l’entre-deux-guerres, Publications de la Sorbonne, Paris, 1988, p. 389.
[13] PONTY Janine, « Une intégration difficile : les polonais en France dans le premier 20e siècle », Vingtième Siècle, 1985, p. 58.
[14] Témoin 17, Boguszow, 2013.
[15] JAKUBOWSKA Natalia, « Między Usznią a Domaniowem. Przesiedleńcy z Kresów Wschodnich osiedleni na Ziemiach Zachodnich (Entre Ushnya et Domianow. Les arrivants des territoires orientaux sur les Terres de l’Ouest) », Wroclaw Yearbook of Oral History, n°4, 2014, p. 136-137.
[16] SNYDER Timothy, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, Éditions Gallimard, Paris, 2010, p. 211-212.
[17] Cette lettre, datée du 21 décembre 2004, provient des archives familiales de l’auteur.
[18] PKWN : Polski Komitet Wyzwolenia Narodowego, Comité polonais de libération national.
[19] GOUSSEFF Catherine, Échanger les peuples. Le déplacement des minorités aux confins polono-soviétiques (1944-1947), Fayard, Paris, 2015, p. 49.
[20] Ibid, p. 14.
[21] KURPIEL Anna, « Wladyslaw Zabek. Biografia (nie)codzienna reemigranta z Francji (Wladyslaw Zabek. Biographie (a)normale d’un réémigré de France) », Wroclaw Yearbook of Oral History, n°4, 2014, p. 247.
[22] OPP (Osrodek Pamiec i Przyszlosc, Centre de la Mémoire et de l’Avenir), cote inconnue, Janina G, Kowary, 03.11.2014, p. 36.
[23] Témoin 21, Jedlina Zdroj, 2013.
[24] MARKIEWICZ Wladislaw, Przeobraszenia swiadomosci narodowej reemigrantow polskich z Francji (La transformation nationale des réémigrés polonais de France), Wydawnictwo Poznanskie, Poznan, 1960, p. 235.
[25] ROY Caroline, Chronique d’un retour oublié. Les rapatriés polonais de France en Basse-Silésie après la Seconde Guerre mondiale (1945-1948), mémoire de maîtrise d’Histoire de l’Université́ du Maine, Le Mans, 1995, p. 120.
[26] MYNARZ Pawel, « Spoleczna dzialalnosc ks. Ferdynanda Machaya wsrod polskiej emigracji zarobkowej we Francji, 1922-1924 (L’activité sociale de l’abbé F. Machay au sein de l’émigration ouvrière polonaise en France, 1922-1924) », Studia Polonijne, 1976, p. 85-102.
[27] Helena K, Kuźnice Świdnickie, 18.10.2008, traduction.
[28] Discussion à quatre, Walbrzych, 19.12.2008, enregistrement n°3, 38’33.
[29] BUHLER Pierre, Histoire de la Pologne communiste. Autopsie d’une imposture, Éditions Karthala, Paris, 1997, p. 189.
[30] Pour plus de détails : CICHON Matthieu, Migration du retour chez les réémigrés…, op. cit.
[33] Témoin 15, lieu inconnu, 2013.
[34] Albert G, Świdnica, 29.08.2018, 49’00.
[35] Discussion à quatre, Walbrzych, 19.12.2008, enregistrement n°3, 0’37’10.
[36] Ibid, enregistrement n°4, 0’47’14.
[37] Stephan W, Walbrzych, 06.03.2009, enregistrement n°3, 17’53.
[38] Discussion à quatre, Walbrzych, 19.12.2008, enregistrement n°3, 45’44.
[39] Helena K, Kuźnice Świdnickie, 18.10.2008 (traduction).
[40] Ewa S, Walbrzych, 10.04.2010, enregistrement n°2, 34’10.
[41] Témoin 24, Walbrzych, 2013.
[42] Témoin 29, Boguszow, 2013.
[43] Aleksander J, Świebodzice, 06. 03. 2009, enregistrement n°3, 12’10.
[44] Témoin 12, Jedlina Zdroj, 2013.
[45] Ibid, enregistrement n°2, 1’28’42.
[46] Ibid, enregistrement n°3, 1’23’54.
[47] Ibid, enregistrement n°3, 1’23’54.
[48] " Dehors ! Dehors ! “
[49] Discussion à quatre, Walbrzych, 19.12.2008, enregistrement n°3, 34’40.
[50] Extrait de la chanson « Nasza Klasa » (Notre Classe), composée par Jacek Kaczmarski en 1983. Le texte évoque les différents chemins empruntés par ses camarades de classe, restés en Pologne, ou dispersés dans le monde.
« Je n'ai pas une grosse éducation, mais nous, on est arrivé avec une certaine culture, avec la culture tu comprends ? Vraiment, je n'ai pas honte de le dire : Nous sommes arrivés en Pologne avec la culture ![1] ».
« Lorsque ces " Ukrainiens " sont arrivés, on pouvait immédiatement sentir cette origine, cette race…[2] ».
Plus de soixante années séparent ces souvenirs des faits relatés[3]. Ils donnent malgré tout une idée du clivage entre deux populations, les réémigrés polonais de France et les Polonais Orientaux, que l’action conjointe de la migration et de la guerre avait participé autant à rapprocher géographiquement qu’à éloigner idéologiquement. Une séparation d’autant plus inattendue, qu’il ne s’agit pas de l’affrontement classique entre deux peuples que la langue et la coutume distinguent. C’est bien au sein d’un même peuple qu’une fracture s’est produite. Pour en comprendre les causes, il est judicieux de revenir à la croisée des chemins, là où ces deux populations ont emprunté des itinéraires pour le moins contrastés.
I. Un même peuple aux parcours bien différents
1. Une expérience migratoire qui transforme en profondeur
Les tensions qui opposent les réémigrés de France à leurs compatriotes de Pologne orientale prennent racine dans une expérience migratoire longue, pour certains de plusieurs décennies. La présence en France d’une immigration économique polonaise, appelée aussi « Polonia », date principalement de l’entre-deux-guerres. Face à une croissance démographique parmi les plus importantes d’Europe, la Pologne ne possède pas l’industrie suffisante pour fournir du travail à ses habitants. Inversement, suite à l’hécatombe de la Grande Guerre, l’industrie française manque de bras[4]. En 1931, la France compte approximativement 507 000 immigrés polonais, soit la deuxième population étrangère après les Italiens[5].
Comme pour n’importe quels immigrés, les premières années en France sont pour les Polonais particulièrement pénibles. Chacune de leurs paroles, attitudes ou habitudes trahissent leur extranéité. Les Français raillent la tenue de ces Polonais, à peine sortis de leurs campagnes : « On toise, goguenard, les nouveaux venus, leur costume semi-militaire, avec de larges culottes bouffantes, leur tunique verdâtre d’un autre âge, leurs bottes et leurs casquettes à visières de cuir rabattues sur le front[6] ». Une pratique religieuse, jugée excessive par leurs voisins français, leur vaut également des sobriquets tels que « culs-bénit » ou encore « curetons »[7].
Afin d’échapper à ces brimades, les Polonais se délestent de ces stigmates, succombant comme tant d’autres immigrés au processus d’acculturation. Ainsi que le révèle l’enquête réalisée par Alain Girard et Jean Stœtzel, au lendemain de la guerre, il leur était devenu inconcevable de s’habiller autrement que dans le style français : « Des costumes ont été apportés avec eux mais ils les ont quittés dès leur arrivée en France ; ils ne les portent plus, pas même lors des réjouissances familiales[8] ». Après plusieurs années, la pratique religieuse des Polonais semble elle aussi avoir été grandement fragilisée. Le réémigré Boleslaw Lubonski note ainsi dans ses mémoires : « Après leur séjour en France, les Polonais de France avaient pris de nouvelles habitudes. Ils se détournaient souvent de leur pratique confessionnelle[9] ». Pratique religieuse, tenue vestimentaire, goûts culinaires, connaissances linguistiques, autant d’éléments culturels constitutifs d’une identité collective mais qui se sont trouvés altérés par les années passées en France. Compromissions nécessaires pour rendre le séjour supportable, elles se paieront au prix fort à leur retour au pays.
2. Des expériences du conflit contrastées
Un autre facteur conduit de façon bien plus importante à l’élargissement de ce fossé. Contrairement à la population polonaise retrouvée en Basse-Silésie, la majorité des réémigrés n’ont pas connu aussi durement la guerre en France. Afin de soutenir l’effort de guerre, il était de fait essentiel pour l’occupant allemand de préserver les infrastructures minières ainsi que son personnel. Voilà qui explique pourquoi un certain nombre de réémigrés ne se souviennent pas d’avoir souffert du conflit. En témoigne l’un d’entre eux : « La guerre ne se faisait pas sentir plus que ça. Les Allemands n'étaient pas trop menaçants dans cette région où il y avait des mines et la métallurgie. On n'avait pas tellement l’impression que c'était la guerre. L'enfance était normale[10] ».
Fig. 1. Le territoire polonais avant et après le remaniement des frontières (Carte extraite de BIGER Gideon, « The boundaries of Eastern Europe after World War I and World War II », Region and Regionalism, vol. I, n°11, p. 123-132).
Même si la majorité de l’immigration polonaise reste passive durant l’Occupation, il est important de mentionner l’engagement d’une fraction d’immigrés polonais dans la résistance communiste, soit dans les FTP-MOI (Francs-tireurs et Partisans – Main d’œuvre immigrée), ou pour les plus jeunes, dans l'Union de la jeunesse polonaise Grunwald[11]. Cet engagement de la Polonia dans la résistance communiste tient à sa culture ouvrière et à une forte syndicalisation qui s’était déjà illustrée au moment du Front Populaire[12]. L’existence d’un noyau communiste conséquent parmi les immigrés permet de comprendre le nombre de retours dans un pays désormais aux mains d’un régime ami de l’Union soviétique. Dans le cadre des trois accords de rapatriement signés entre la Pologne et la France le 20 février et le 28 novembre 1946 ainsi que le 24 février 1948, ils sont entre 80 000 et 100 000 à prendre le chemin du retour[13].
Très différente a été l’expérience du conflit pour la population de Pologne orientale. Bon nombre de ces régions subissent d’abord l’invasion allemande ainsi qu’en témoigne cette rapatriée de l’Est : « Le 14 septembre 1939 les avions allemands survolèrent le village. On entendait les cris de gens affolés. Un instant après, on a emmené dans un manteau mon père, mort […] Les Allemands prélevaient tout ce qui était possible. Les jeunes juives se cachaient dans les champs. Ils venaient les chercher avec les chiens[14] ». Après le retrait des troupes allemandes, c’est au tour de l’Armée rouge d’occuper ces régions. Jozef Kawalko se souvient ainsi de l’arrivée des Soviétiques : « Ils attaquaient les jeunes filles, elles étaient comme du bétail. Nous étions terrifiés[15] ». Dès le mois de décembre 1939, une première campagne de déportation conduit près de 140 000 personnes vers les camps de travaux forcés en Sibérie ou encore au Kazakhstan[16]. Simultanément, l’Union soviétique incite les Ukrainiens à se rebeller contre la population polonaise, donnant lieu à de terribles massacres. En témoigne cette lettre d’une survivante :
« En une seule nuit, ils ont assassiné quarante personnes dont notre cuisinière et toute la famille des Uruski ainsi que leurs deux enfants de quatre ans et de trois mois. Le lendemain, notre serviteur Ludwik s’est rendu sur place. Il a trouvé les personnes âgées à genoux, avec un rosaire à la main, poignardées. L'enfant de trois mois avait été jeté contre le plafond – des éclats de cervelle parsemaient la pièce […] les femmes avaient la poitrine tranchée, les hommes furent émasculés. Quand j'écris ces paroles, je tremble encore de colère[17] ».
Avec l’accord signé le 27 juillet 1944 entre le président du Comité polonais de libération nationale[18], Edward Osobka-Morawski, et le ministre des Affaires étrangères de l’Union soviétique, Vjaceslav Molotov, un dernier coup est porté aux civils de Pologne orientale. En vertu de cet accord, les territoires orientaux sous contrôle soviétique sont définitivement annexés[19]. Cette annexion est justifiée par une présence polonaise jugée illégitime, reliquat d’un impérialisme polonais remontant au XVIe siècle lors de la réunion du royaume de Pologne au Grand-duché de Lituanie[20]. Avant même la fin du conflit, les Polonais des régions orientales sont ainsi contraints au départ, « rapatriés » vers les régions occidentales qu’il était nécessaire de repeupler suite à l’expulsion de la population allemande.
Fig. 2. « Des réémigrés de France font la queue au point photo de la gare de Międzylesie, novembre 1948 » (Photographie extraite de NISIOBĘCKA Aneta, « Reemigracja Polaków znad Sekwany (La réémigration des Polonais de la Seine) », Polityka, Pomocnik Historyczny, n°4, 13 septembre 2016).
Les deux populations qui se retrouvent en Basse-Silésie possèdent ainsi des expériences différentes de la guerre. Les rapatriés de l’Est ont connu les exécutions et les déportations. À leur arrivée en Basse-Silésie, leur ressentiment à l’égard de l’Allemagne et de l’Union soviétique est encore vif. Pour les réémigrés de France, il est bien difficile de s’imaginer ce qu’ont pu vivre leurs compatriotes de Pologne orientale. La plupart n’ont pas connu la guerre de près. Quant à ceux qui s’étaient engagés dans la résistance communiste, comment pouvaient-ils s’imaginer qu’au moment même où ils prenaient les armes, l’Union soviétique se livrait à des exactions à l’encontre des civils à l’est du pays ? La rencontre d’expériences si différentes du conflit prête à de nombreuses incompréhensions dont il reviendra à cette analyse d’en mesurer les effets.
II. Français ou Polonais ?
1. Un « raffinement » qui distingue : l’exemple du vêtement
Comparer la terre d’immigration et le pays d’origine est une attitude fréquente chez les personnes qui se sont décidées au retour. De cette confrontation entre l’acquis et l’hérité naissent des jugements de valeurs qui s’incarnent souvent dans une posture arrogante et absolument délétère à la réintégration. Car il s’agit bien d’une pose, d’une mise en scène quotidienne dont l’effet recherché cache un intéressant mécanisme. Pour se plaire à lui-même, le réémigré doit nécessairement déplaire. Plus la désapprobation est grande, plus il se rassure dans la distance qu’il cherche à maintenir entre lui, dépositaire d’une culture qu’il croit supérieure, et les autres, considérés comme des jaloux et des ignorants.
La tenue vestimentaire est la première source d’informations dont dispose une personne sur un inconnu. Pour les réémigrés, il est probable que les habits de leurs compatriotes aient été une première prise de conscience de leur acculturation française. Les témoins aiment à rappeler les éléments vestimentaires qui les distinguaient alors de leurs compatriotes, tels les « gawroszki », une référence au Gavroche dessiné par Victor Hugo pour son ouvrage Les Misérables. Il s’agit d’un petit foulard, noué autour du cou, et qui semble avoir été un élément de distinction important : « Les jeunes portaient des foulards. Oui ! C’était leur signe de reconnaissance. C’est qu’à coup sûr ils étaient de France[21] ». Le béret est un autre de ces attributs distinctifs : « La plupart des réémigrés portaient le béret. Oui. Combien de fois on entendait dans la rue " Oh ! Encore un Français qui se promène avec son béret ! “[22] ». Dans ces descriptions perce un désir de distinction, nonobstant les brimades de la population. La situation est donc l’inverse de l’attitude adoptée par les futurs réémigrés à leur arrivée en France. Ici, le réflexe n’est absolument pas de se débarrasser d’attributs honteux mais bien de préserver une francité qui, tout en stigmatisant, vient conforter les réémigrés dans une identité collective valorisante. Les réactions de jalousie ne font qu’encourager une attitude communautaire et exclusive : « On jalousait les gens revenus de France car ils portaient de beaux vêtements, inconnus et inaccessibles en Pologne[23] ».
2. « Ici, c’était surtout un fanatisme religieux »
Les nombreuses années passées en France ont considérablement transformé le rapport des réémigrés à l’Église. Faible, voire inexistante à leur retour en Pologne, leur pratique religieuse tranche avec la ferveur de leurs compatriotes des territoires orientaux. Plusieurs réémigrés se souviennent d’avoir été décontenancés par ce contraste : « En France, il y avait aussi des gens religieux, mais dans des idioties pareilles, plus personne ne croyait[24] » ; « Ici, c'était surtout un fanatisme religieux[25] ». Les réactions des réémigrés ont de quoi surprendre l’historien. Il y a peu, ces « idioties » et ce « fanatisme » leur étaient connus. Eux-mêmes avaient été victimes de moqueries de la part de leurs voisins Français[26]. Probablement l’ont-ils oublié à leur retour en Pologne ? Mais peut-être s’en souvenaient-ils ? Auquel cas, il est bien compréhensible que les réémigrés aient cherché à se distinguer d’une culture à laquelle, peu de temps encore, ils appartenaient.
La faible pratique religieuse des réémigrés ainsi que leurs moqueries ont posé de sérieux problèmes à leur intégration. Plusieurs témoins se souviennent des vexations subies au quotidien : « Je n’ai jamais pu m’habituer au fait que, lorsque nous sommes arrivés de France, certains disaient que nous étions des communistes et des athées. Ce n’est pas vrai[27] » ; « En octobre mon frère de 10 ans a été écrasé par un camion. Maman est allée voir le curé pour l'enterrement. Il a dit à ma mère qu'il ne le ferait pas car c'était un enfant communiste[28] ». Plus qu’une simple croyance, le catholicisme reste encore aujourd’hui en Pologne un élément consubstantiel de l’identité nationale. Faute d’État, l’Église catholique a représenté pendant plusieurs siècles une bannière sous laquelle le peuple polonais pouvait se penser comme tel. Après 1945, le catholicisme reste un « symbole de la résistance morale du peuple polonais à l’envahisseur », ainsi que l’indique l’historien Pierre Buhler[29]. Les réactions hostiles adressées aux réémigrés ne sont donc pas étonnantes. S’éloigner du catholicisme équivaut ici à se retrancher de la communauté nationale.
D’autres éléments culturels, tels que la musique, la nourriture ou encore la langue ont contribué à l’isolement des réémigrés[30]. Le mépris dont ils firent preuve leur a valu un surnom qui traduit bien leur exclusion : les « Francuzi », soit, les « Français ». Ces quelques exemples témoignent des difficultés de réinsertion auxquelles peuvent être confrontés les réémigrés suite aux transformations liées à leur expérience migratoire. Cette situation est connue des chercheurs. Il est en revanche plus rare qu’à ces difficultés habituelles se juxtapose un contexte, celui de l’après-guerre, et qui rend d’autant plus ardue la réinsertion des réémigrés. L’exemple des réémigrés polonais de France donne l’opportunité d’étudier cet intéressant cas de figure.
III. Un même conflit vécu différemment
1. Des réémigrés amis de l’« Uncle Joe » ?
À leur arrivée en Pologne, il est difficile aux réémigrés de s’imaginer ce que leur retour peut avoir de choquant. Pour la population polonaise, revenir dans un pays sinistré par la guerre et dirigé par un régime communiste est non seulement incompréhensible mais proprement scandaleux. Aussi, cet étrange retour est très vite considéré comme une allégeance des réémigrés au régime. Les Francuzi se souviennent parfaitement des réactions de la population à leur arrivée en Basse-Silésie : « L'accueil était peu sympathique […] Ils nous demandaient : " Vous êtes venus pour quoi faire ? “. On pouvait même entendre " Spierdalajcie ! “[31]. Pour les anciens c'était une expérience dure à vivre[32] ». Un autre réémigré se souvient : « À la frontière, le train a été accueilli par des jets de pierre. Les Polonais criaient : " Pourquoi venez-vous ? Ici c'est la misère, l’enfer ! “[33] ». Avec humour, un réémigré reconnait lui-même le caractère choquant de ce retour : « Mais enfin, comment fallait-il traiter ces gens ? Des idiots partis d’un pays riche vers un pays pauvre ? C’est qu’ils devaient être communistes ![34] ».
Si le retour des réémigrés a de quoi intriguer la population, leur présence importante au sein des différents organes du parti est considérée par la population comme une preuve édifiante de leur allégeance. Politisés en France dans le Parti communiste et dans les syndicats ouvriers, les réémigrés sont des candidats de choix pour un régime alors en manque de cadres. Certains témoins n’hésitent pas à évoquer le sujet : « J'étais dans la milice. J'ai travaillé quatre semaines dans la mine, puis on nous a recruté pour travailler dans la milice, nous, les Français[35] ». Plus loin dans le témoignage, la même personne précise : « Les premiers qui sont arrivés de France, ils prenaient majoritairement le travail dans ces…organismes de sûreté…C'était principalement la milice, oui, c'était la milice[36] ». La présence importante des réémigrés dans la police politique a de quoi choquer une population qui, il y a peu, a été victime des exactions de l’Armée rouge. Les réactions hostiles suscitées sont encore présentes dans la mémoire des réémigrés. Lorsqu’il est demandé à l’un d’eux s’il était stigmatisé comme communiste, le témoin s’écrie : « Ah oui, ils disaient " communistes " ! Pour un Polonais, un socialiste ou un homme de gauche, c'est un communiste. Pourtant, c'est une grande différence[37] ». Un autre parle également des vexations subies lors de son service militaire : « Eh, ces Polonais ! Ils me cherchaient des problèmes. " Communiste, communiste ! " qu’ils disaient[38] ». Surpris par l’accueil qui leur est réservé, les réémigrés sont tout aussi perplexes face à l’agressivité suscitée par leur présence dans la police politique. « Lorsque nous sommes arrivés en Pologne, je n’ai jamais pu comprendre pourquoi certains disaient que nous, les Francuzi, étions des communistes sans foi. C’est un stéréotype, mais d’où cela a-t-il pu naître ? », se demande encore un témoin[39].
La perplexité des réémigrés témoigne d’un décalage, peut-être plus grave encore que celui provoqué par l’acculturation. Ici, la rencontre entre deux expériences différentes d’un même conflit donne lieu à des incompréhensions et des maladresses qui rendent difficiles toute cohabitation pacifique. Une réémigrée résume bien la confrontation qui eut lieu au lendemain de la guerre : « Les Français apportaient leur soutien au communisme ; ceux de l'Est l’ont expérimenté sur la peau. C'est la vérité. Quand vous ne connaissez que le communisme tel qu'il est dans les livres…[40] ».
2. Les liaisons dangereuses avec l’ancien occupant
Le décalage produit par des expériences différentes du conflit ne se limite pas aux seules sympathies communistes des réémigrés. Toutes aussi maladroites sont les relations cordiales qu’ils entretiennent avec les quelques autochtones allemands restés en Basse-Silésie. Dans le contexte d’après-guerre, préférer la compagnie de l’ancien ennemi allemand à celle de leurs compatriotes revient à s’exclure de facto de la communauté nationale. Plusieurs témoignages évoquent cette bonne entente entre les deux communautés : « Après la guerre, vivaient encore beaucoup d'Allemands dont on disait qu’ils préféraient fréquenter les Français que les Polonais. On avait des problèmes à cause de ça[41] » ; « On avait de très bonnes relations avec les Allemands, ils étaient toujours corrects, ordonnés. Les Français les rencontraient dans la cour, jamais de disputes[42] ».
Ces relations privilégiées avec les autochtones allemands s’expliquent d’abord par l’expérience migratoire des réémigrés. Avant même leur installation en France, un certain nombre avait déjà réalisé un séjour en Allemagne. Surnommés les « Westphaliens », ces Polonais parlaient bien souvent mieux l’allemand que leur propre langue d’origine. Selon ce réémigré, tout le monde dans sa famille « baragouinait en allemand[43] ». C’est également ce que révèle le témoignage de cet autre réémigré : « Moi et les parents, nous parlions principalement avec les Allemands car nous maîtrisions bien la langue. J'avais un bon collègue, un Allemand, fasciste ou pas c'est une autre chose, je n'ai pas demandé, mais c'était un homme bien[44] ». La capacité des réémigrés à mieux communiquer en allemand qu’en polonais est une première explication des bonnes relations établies avec les autochtones silésiens.
L’affinité entre les réémigrés et la population allemande peut également s’expliquer par une similitude de mœurs, notamment dans la relation au travail, ainsi que le mentionne un témoin : « Les Allemands travaillaient bien, mais lentement, ils étaient ordonnés et appliqués. Un Allemand, il arrivait au travail, enlevait la chaussure, la secouait même s'il n’y avait rien dedans, il remettait la chaussure. La même chose avec l'autre pied[45] ». Les Allemands semblaient donc correspondre à l’image que les réémigrés se faisaient d’une certaine « éthique » du mineur. Inversement, les réémigrés regardent avec une certaine condescendance leurs compatriotes venus des campagnes et qui ignorent tout du métier. « Ils prenaient la pelle et quand ils n'en avaient plus besoin, ils l'abandonnaient n'importe où. La discipline manquait. », témoignent ces deux mineurs à la retraite[46]. Ou encore : « Après le travail en France, tu mettais tes affaires dans un casier, sans cadenas. Personne n’aurait pris tes affaires. Et si quelqu'un les prenait, il les remettait à leur place. Ici, si tu ne fermais pas ton casier, tu restais le lendemain sans outils[47] ».
Enfin, la façon dont les réémigrés ont vécu la guerre est un élément essentiel afin de comprendre les relations cordiales entretenues avec les Allemands. Comme indiqué précédemment, à l’inverse de la population polonaise, la majorité des « Francuzi » n’ont pas été victimes de l’occupant allemand. Voilà qui expliquerait pourquoi à leur arrivée en Basse-Silésie, les réémigrés firent preuve d’une étonnante compassion à l’égard des Allemands chassés de leurs foyers. Ainsi se souvient un témoin :
« Les Allemands étaient encore à table, ils dînaient lorsque des Polonais sont entrés en criant " Raus ! Raus ! “[48] . Ma mère s’est exclamée : " Mais que faites-vous ?! " – " La même chose qu’ils faisaient avec nous ! " – " Mais c'était la guerre, maintenant la guerre est terminée ! “. Le jour suivant, ils [les Allemands] sont revenus. Ils nous ont demandé s'ils pouvaient prendre des choses. Ma mère a dit : " Tout ce que vous voulez, les meubles, tout “[49] ».
Au même titre que leur adhésion au parti, la bonne entente entre les réémigrés et la population allemande témoigne d’un important décalage, né d’un parcours bien différent de leurs compatriotes restés au pays. Dans une totale ignorance de l’expérience que la population polonaise a faite de la guerre, les réémigrés sont incapables de mesurer ce que leurs différentes attitudes peuvent avoir de choquantes.
Des itinéraires trop éloignés pour se rejoindre
« Nous laissons pousser nos propres pousses,
Nos propres feuilles, chacun pour soi […]
Qui se rappellera qu’en fin de compte
C’est un seul et même arbre ? [50] ».
Arrivés en Pologne, les réémigrés de France éprouvent une curieuse sensation, celle d’être des étrangers dans leur propre pays. Transfigurés par les nombreuses années passées à l’étranger, les réémigrés de France peinent à se reconnaître dans leurs compatriotes restés au pays. Mieux, ils cherchent à s’en distinguer, s’excluant d’eux-mêmes du corps social. À ces difficultés d’intégration, bien connues des spécialistes de la réémigration, s’ajoute une expérience de la guerre qui tranche avec celle des populations de Pologne orientale. Les réémigrés de France n’ont majoritairement connu ni la déportation, ni l’exécution de leurs proches. Animés du désir de bâtir une Pologne communiste, c’est de façon volontaire qu’ils sont rentrés au pays. Surtout, leur ignorance des exactions commises par l’armée allemande et l’Union soviétique sur les civils polonais des territoires orientaux est totale. Les maladresses et les incompréhensions des réémigrés sont le résultat de cette ignorance. L’intérêt de ce travail a donc été de mettre en lumière les difficultés supplémentaires auxquelles s’exposent les réémigrés qui se décident à rentrer dans leur pays au lendemain d’un conflit. Aux traits culturels et aux représentations acquises lors de l’expérience migratoire s’ajoute une expérience du conflit différente, qui rend d’autant plus difficile leur réintégration. Le cas des réémigrés de France en Basse-Silésie en est un exemple particulièrement édifiant.
[1] Discussion à quatre, Walbrzych, 19.12.2008, enregistrement n°3, 1’08’10.
[2] Helena K., Kuznice Swidnickie, 18.10.2008 (traduction).
[3] Les témoignages utilisés dans cet article proviennent de trois corpus. Le premier comprend des entretiens réalisés par l’historien Piotr Retecki lors de ses travaux sur le bassin minier silésien entre 2008 et 2010. Voir : RETECKI Piotr, Górnictwo w Wałbrzychu w latach 1945–1948 (L’exploitation minière à Walbrzych dans les années 1945-1948), Wroclawskie Wydawnictwo Oswiatowe, Wroclaw, 2010. Le second corpus est constitué d’entretiens collectés en 2013 par la classe d’ethnologie de Janina Radziszewska, professeure au département d’ethnologie et d’anthropologie culturelle de Wroclaw. Pour des questions de confidentialité, les témoins sont anonymysés. Enfin, l’article s’appui sur une troisième collecte réalisée par l’auteur en 2018 dans le cadre de son master. Voir : CICHON Matthieu, Migration du retour chez les réémigrés polonais de France en Basse-Silésie : intégration(s) et appartenance(s) depuis 1946, mémoire de master 2 sous la direction de DENÉCHÈRE Yves, Université d’Angers, 2020.
[4] KOSROWICKI Jerzy, « Orientation et voies de l'industrialisation de la Pologne », L’information géographique, vol. III, n°5, 1959, p. 186.
[5] PONTY Janine, « Les travailleurs polonais en France 1919-1939 », Revue d’Etudes slaves, n°57, 1985, p. 687.
[6] NOIRIEL Gérard, Le creuset français. Histoire de l’immigration (XIXe-XXe siècle), Éditions du Seuil, Paris, 1988, p. 166.
[7] PONTY Janine, Les Polonais du Nord ou la mémoire des corons, Autrement, Paris, 1995, p. 42.
[8] GIRARD Alain, STOETZEL Jean, Français et immigrés. L’attitude française. L’adaptation des Italiens et des Polonais, Presses universitaires de France, Paris, 1953, p. 397.
[9] Mémoire de Boleslaw Lubonski, (non édité), p. 29-30.
[10] Témoin 53, Boguszow, 2013.
[11] GOGOLEWSKI Edmond, La Pologne et les Polonais dans la tourmente de la deuxième guerre mondiale, Presses Universitaires du Septentrion, Paris, 1996, p. 134-135.
[12] PONTY Janine, Polonais méconnus. Histoire des travailleurs immigrés en France dans l’entre-deux-guerres, Publications de la Sorbonne, Paris, 1988, p. 389.
[13] PONTY Janine, « Une intégration difficile : les polonais en France dans le premier 20e siècle », Vingtième Siècle, 1985, p. 58.
[14] Témoin 17, Boguszow, 2013.
[15] JAKUBOWSKA Natalia, « Między Usznią a Domaniowem. Przesiedleńcy z Kresów Wschodnich osiedleni na Ziemiach Zachodnich (Entre Ushnya et Domianow. Les arrivants des territoires orientaux sur les Terres de l’Ouest) », Wroclaw Yearbook of Oral History, n°4, 2014, p. 136-137.
[16] SNYDER Timothy, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, Éditions Gallimard, Paris, 2010, p. 211-212.
[17] Cette lettre, datée du 21 décembre 2004, provient des archives familiales de l’auteur.
[18] PKWN : Polski Komitet Wyzwolenia Narodowego, Comité polonais de libération national.
[19] GOUSSEFF Catherine, Échanger les peuples. Le déplacement des minorités aux confins polono-soviétiques (1944-1947), Fayard, Paris, 2015, p. 49.
[20] Ibid, p. 14.
[21] KURPIEL Anna, « Wladyslaw Zabek. Biografia (nie)codzienna reemigranta z Francji (Wladyslaw Zabek. Biographie (a)normale d’un réémigré de France) », Wroclaw Yearbook of Oral History, n°4, 2014, p. 247.
[22] OPP (Osrodek Pamiec i Przyszlosc, Centre de la Mémoire et de l’Avenir), cote inconnue, Janina G, Kowary, 03.11.2014, p. 36.
[23] Témoin 21, Jedlina Zdroj, 2013.
[24] MARKIEWICZ Wladislaw, Przeobraszenia swiadomosci narodowej reemigrantow polskich z Francji (La transformation nationale des réémigrés polonais de France), Wydawnictwo Poznanskie, Poznan, 1960, p. 235.
[25] ROY Caroline, Chronique d’un retour oublié. Les rapatriés polonais de France en Basse-Silésie après la Seconde Guerre mondiale (1945-1948), mémoire de maîtrise d’Histoire de l’Université́ du Maine, Le Mans, 1995, p. 120.
[26] MYNARZ Pawel, « Spoleczna dzialalnosc ks. Ferdynanda Machaya wsrod polskiej emigracji zarobkowej we Francji, 1922-1924 (L’activité sociale de l’abbé F. Machay au sein de l’émigration ouvrière polonaise en France, 1922-1924) », Studia Polonijne, 1976, p. 85-102.
[27] Helena K, Kuźnice Świdnickie, 18.10.2008, traduction.
[28] Discussion à quatre, Walbrzych, 19.12.2008, enregistrement n°3, 38’33.
[29] BUHLER Pierre, Histoire de la Pologne communiste. Autopsie d’une imposture, Éditions Karthala, Paris, 1997, p. 189.
[30] Pour plus de détails : CICHON Matthieu, Migration du retour chez les réémigrés…, op. cit.
[31] " Cassez-vous ! “, traduction de l’auteur.
[32] Témoin 24, Walbrzych, 2013.
[33] Témoin 15, lieu inconnu, 2013.
[34] Albert G, Świdnica, 29.08.2018, 49’00.
[35] Discussion à quatre, Walbrzych, 19.12.2008, enregistrement n°3, 0’37’10.
[36] Ibid, enregistrement n°4, 0’47’14.
[37] Stephan W, Walbrzych, 06.03.2009, enregistrement n°3, 17’53.
[38] Discussion à quatre, Walbrzych, 19.12.2008, enregistrement n°3, 45’44.
[39] Helena K, Kuźnice Świdnickie, 18.10.2008 (traduction).
[40] Ewa S, Walbrzych, 10.04.2010, enregistrement n°2, 34’10.
[41] Témoin 24, Walbrzych, 2013.
[42] Témoin 29, Boguszow, 2013.
[43] Aleksander J, Świebodzice, 06. 03. 2009, enregistrement n°3, 12’10.
[44] Témoin 12, Jedlina Zdroj, 2013.
[45] Ibid, enregistrement n°2, 1’28’42.
[46] Ibid, enregistrement n°3, 1’23’54.
[47] Ibid, enregistrement n°3, 1’23’54.
[48] " Dehors ! Dehors ! “
[49] Discussion à quatre, Walbrzych, 19.12.2008, enregistrement n°3, 34’40.
[50] Extrait de la chanson « Nasza Klasa » (Notre Classe), composée par Jacek Kaczmarski en 1983. Le texte évoque les différents chemins empruntés par ses camarades de classe, restés en Pologne, ou dispersés dans le monde.
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