La Corse au cœur des enjeux géopolitiques de la Méditerranée occidentale ancienne (VIe – IVe siècles av. J.-C.)

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08 Fév
2023

Pierre-Hubert Pernici

Résumé

La période du VIe au IVe siècle av. J.-C. représente une charnière dans l’histoire du monde méditerranéen. Les relations entre les différents acteurs géopolitiques du moment étaient directement liées à la navigation qui, à cette époque, connaissait des développements et des mutations importantes. C’est la nature des échanges entre les grandes thalassocraties qui a façonné et rythmé l’histoire de la Méditerranée. La majeure partie des grands événements de cette période est représentée par des conflits importants, opposant les grandes puissances entre elles. Ces conflits eurent lieu car les intérêts et les enjeux de ces puissances se trouvaient menacés. C’est dans ce contexte singulier que nous pouvons observer le rôle et la place prépondérante qu’occupaient certains peuples indigènes de la Méditerranée, notamment les Corses. Entre le VIe et le IVe siècles av. J.-C., l’île de Corse et sa population apparurent sur la scène géopolitique internationale de la Méditerranée occidentale et se retrouvèrent mêlées à tous les grands événements de la période. Qu’il s’agisse de l’île en tant qu’entité géographique ou de sa population en tant qu’acteurs politiques et économiques, toutes deux influencèrent les relations commerciales et diplomatiques de l’espace tyrrhénien. Située idéalement sur les routes commerciales méditerranéennes, la Corse fut un enjeu économique essentiel pour les Étrusques, les Carthaginois et les Grecs. Profondément ancrés entre le commerce et la piraterie ainsi qu’entre les conflits et les alliances, les Corses furent les témoins privilégiés de l’importance que pouvaient avoir les peuples indigènes méditerranéens, qui pouvaient être des partenaires à la fois commerciaux et politiques des grandes puissances du moment.

Détails

Chronologie : VI – IVe siècle
Lieux : Corse
Mots-clés : Corse – Méditerranée – Antiquité – Géopolitique – Piraterie

Chronology: VIth – IVth century
Location: Corsica
Keywords: Corsica – Mediterranean – Antiquity – Geopolitics – Piracy

Plan

I – Le VIe siècle av. J-C. La bataille d'Alalia et le giron Étrusque

II – Bascule hégémonique, la montée en puissance de Syracuse

III – Kyrnos, une île entre échanges et conflits

Conclusion

Pour citer cet article

Référence électronique
Pernici Pierre-Hubert, “La Corse au cœur des enjeux géopolitiques de la Méditerranée occidentale ancienne (VIe – IVe siècles av. J.-C.)", Revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest [En ligne], n°3, 2023, mis en ligne le 8 février 2023, consulté le 23 novembre 2024 à 15h08, URL : https://ajco49.fr/2023/02/08/la-corse-au-coeur-des-enjeux-geopolitiques-de-la-mediterranee-occidentale-ancienne-vie-ive-siecles-av-j-c

L'Auteur

Pierre-Hubert Pernici

Droits d'auteur

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            En l’espace de presque trois siècles la Corse et sa population ont pu côtoyer et influencer l’équilibre géopolitique de l’espace tyrrhénien aux époques archaïque et classique.

            De la bataille dite « d’Alalia » au milieu du VIe siècle av. J.‑C. aux expéditions menées par Syracuse dans les premières décennies du IVe siècle av. J.‑C., l’omniprésence de l’île sur le devant de la scène historique et l’intégration de sa population dans les grands courants d’influence montrent de façon très nette l’importance stratégique et géographique que représentait Kurnos.

            Les sites d’Aleria et de Mariana témoignent du rôle de diffusion qu’avait la façade orientale de la Corse. La partie occidentale de l’île, bien que moins connue pour ces périodes, n’en demeure pas moins active. En revanche, son fonctionnement est différent et plus articulé vers la Sardaigne et l’Ibérie, s’inscrivant dans l’aire d’influence punique. Cette façade ouest représentait plus une zone d’échange commercial qu’un enjeu stratégique ce qui l’exclut des grands conflits sans pour autant l’isoler du reste de la Méditerranée occidentale. De manière globale, la population de l’île fut également marquée par ces échanges et ces contacts avec l’ensemble du monde méditerranéen.

            Nombreuses sont les sources qui ont permis d’intégrer et d’écrire une histoire ancienne de la Corse et de sa population. D’Hérodote à Diodore de Sicile, en passant par Strabon ou Sénèque, l’île fascine et sa situation géostratégique n’eut de cesse de la placer aux cœurs des enjeux de la Méditerranée, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours.

            Mais quels furent réellement le rôle et la place de la Corse durant ces périodes anciennes, entre le VIe et le IVe siècles av. J.‑C. ?

            Ce n’est que par le prisme d’épiphénomènes et par l’étude plus large des grands événements de cette période qu’il est possible d’apporter des éléments de réponse. Le commerce est la clé pour comprendre les relations entre les différents acteurs de la Méditerranée : le commerce induit des échanges (de biens, de savoir, de culture…) mais ces échanges induisent également d’autres formes de contacts telles que la piraterie, qui était tout à fait spécifique à cette période. C’est cette piraterie qui bien souvent était à l’origine de conflits et de bascules dans l’équilibre géopolitique de la Méditerranée. En ce qui concerne la Corse, ce sont principalement les différentes influences qui se sont disputées le contrôle de l’espace tyrrhénien qu’il est important d’analyser. Mêlant commerce, alliance, piraterie et conflit, cette étude a pour objectif de présenter sous un angle nouveau ce pan de l’histoire ancienne en mettant l’accent sur la Corse et sa population, qui étaient au centre des plus grands événements de cette période, en commençant par « la bataille de la mer Sardonienne » puis les batailles d’Himère et de Cumes et enfin les raids Syracusains du Ve et IVe siècles av. J.‑C., sans oublier les traités de paix entre Rome et Carthage. À travers ces différents éléments, la Corse apparait comme une entité qui était parfaitement intégrée et impliquée dans l’histoire de la Méditerranée occidentale. Loin d’un isolement et d’un ostracisme insulaire, c’est vers le développement et l’enrichissement culturels et économiques que les Corses se sont orientés.

I. Le VIe siècle av. J.‑C. La bataille d’Alalia et le giron étrusque

            Le monde étrusque se développe en Méditerranée depuis le IXe siècle av. J.‑C., mais c’est principalement au VIIe siècle av. J.‑C. que les contacts avec la Corse se sont matérialisés, notamment dans le Cap Corse autour de Luri et de Cagnano[1]. Cette dynamique s’explique facilement par l’intérêt économique et stratégique du Canal de Corse et de l’archipel Toscan.

            L’île d’Elbe fait le lien entre la Corse et l’Étrurie, c’est la métallurgie qui alimente les échanges entre la population de Corse et la civilisation étrusque. À ce sujet, Servius rappelait dans son commentaire à l’Énéide les liens entre les habitants de Populonia et les habitants de la Corse[2].

            Le monde étrusque n’eût de cesse d’étendre son influence et son hégémonie au monde tyrrhénien, englobant la façade nord-orientale de la Corse dans son giron, laissant le reste de la Méditerranée occidentale dans l’aire d’influence punique qui s’articulait autour de Carthage depuis le début du IXe siècle av. J.‑C.

            Les Grecs phocéens étaient également présents dans cette partie du bassin méditerranéen depuis le VIIe siècle av. J.‑C., à Olbia en Sardaigne et à Massalia. L’expansion de l’Empire perse achéménide au VIe siècle av. J.‑C. poussa les Phocéens à migrer vers la mer Tyrrhénienne pour se rapprocher de ses établissements occidentaux. C’est dans ce contexte qu’une première vague de migrants phocéens s’installa sur la côte orientale de Kyrnos où « ils s’étaient assuré la possession d’une ville, appelée Alalia[3]. » Quelques années plus tard, une seconde vague migratoire plus agressive vint perturber l’équilibre politique et commercial du canal de Corse, c’est de cette façon qu’Hérodote présente les choses.

            Dans ce contexte, au milieu du VIe siècle av. J.‑C., une bataille éclata, un affrontement pour le contrôle d’Alalia et pour l’hégémonie dans le bassin tyrrhénien. Sur fond de piraterie, ce conflit est avant tout révélateur de la volonté que nourrissaient les différentes thalassocraties (étrusque, carthaginoise et grecque) de s’implanter en mer Tyrrhénienne et de maintenir une influence commerciale dans cette zone. La piraterie phocéenne perturba l’équilibre préalablement établi par les Puniques et les Étrusques. En réponse, une alliance étrusco‑carthaginoise se forma et leva une flotte pour affronter les Phocéens qui équipèrent eux aussi une flotte. L’auteur évoque 60 pentécontères pour chaque belligérant, soit 120 pour l’alliance contre 60 pour les Grecs.

            Le lieu de la bataille est situé « dans la mer appelée sardonienne » par Hérodote[4]. Cet élément est source de discussion depuis longtemps chez les chercheurs[5], l’hypothèse retenue et la plus plausible à ce jour demeurant celle d’un affrontement dans le contexte tyrrhénien au large du sud‑est de la Corse. L’issue de la bataille est également source de débat, la mention de victoire à la cadméenne a été discutée et analysée à maintes reprises[6]. La victoire accordée aux Phocéens par Hérodote était relative puisqu’elle était « cadméenne » c’est-à-dire que le bénéfice de la victoire était nul. Les Phocéens ne pouvaient plus poursuivre le combat, leur flotte était aux deux tiers coulée et les vaisseaux qui subsistaient étaient inutilisables pour le combat. La suite du récit est encore plus éloquente : les Phocéens quittèrent définitivement la Corse, emportant « leurs enfants, leurs femmes et tout ce que leurs navires pouvaient porter du reste de leurs biens » de la même façon qu’ils étaient venus s’y installer. Les survivants s’installèrent un temps à Rhégion, avant de s’installer durablement à Velia. Des découvertes très récentes sur le site de Paesum-Velia semblent corroborer l’installation phocéenne au milieu du VIe siècle av. J.‑C., à la suite de la bataille d’Alalia[7]. De plus, c’est la cité de Caere qui fit le plus de prisonniers phocéens, il semblerait qu’elle ait été la dirigeante de la coalition étrusco-carthaginoise[8]. C’est d’ailleurs la seule cité mentionnée explicitement par Hérodote en ce qui concerne cet événement. Ces prisonniers furent lapidés par les habitants de Caere, s’ensuivit une malédiction à l’endroit de l’exécution où, plus tard, pour laver l’affront et rendre hommage aux morts, les Étrusques firent des offrandes et dédièrent des jeux[9]. Cette façon de présenter les choses par l’auteur est habile et suit la logique d’une victoire phocéenne, la réalité historique en revanche a tendance à emprunter une voie différente. Ces hommages s’apparentent plus à des célébrations de victoires, ce qui serait assez logique puisque c’est bel et bien le monde étrusque qui sortit grandi de l’affrontement. Renforçant encore plus son influence dans le bassin tyrrhénien et s’implantant de manière assez importante en Corse, principalement à Alalia comme en témoignent les vestiges découverts sur le site d’Aleria au cours de plusieurs campagnes de fouilles. Le site a livré une masse très importante de vestiges de cette influence étrusque sur le territoire, sans pour autant attester de manière significative une éventuelle présence phocéenne antérieure[10].

            L’alliance étrusco-carthaginoise est définie par Hérodote comme une « logique commune », signe de l’importance géostratégique de l’île et du Canal de Corse, plus particulièrement sa façade orientale et le site d’Alalia placé au cœur d’une route commerciale reliant le nord et le sud de la Méditerranée mais également l’ouest et l’est. C’était un axe privilégié : avoir une attache en Corse, c’était s’offrir la possibilité de créer des échanges avec la population locale et donc de pouvoir bénéficier des ressources de l’île, essentielles pour la navigation. Le site d’Alalia n’a pas été choisi par hasard, il est situé à l’embouchure du Tavignanu, fleuve important qui ouvre la route vers l’intérieur de l’île. Cette alliance ne fut qu’un « épisode local[11] » dont l’importance se limitât au contexte tyrrhénien sans conséquences notables pour le reste de la Méditerranée. Pour autant, ce fut un événement capital pour la compréhension des relations qu’entretenaient les différents acteurs de la Méditerranée occidentale au VIe siècle av. J.‑C. Ce système d’alliance dura et rythma l’histoire de la Corse jusqu’aux Guerres puniques.

            La bataille d’Alalia est révélatrice du lien qui unissait la Corse et sa population au monde étrusque, c’était un lien préexistant qui se pérennisa pendant plusieurs décennies après la bataille. Ce ne fut qu’au début du Ve siècle av. J.‑C. que des changements dans l’équilibre des puissances du bassin Tyrrhénien apparurent.

II. Bascule hégémonique, la montée en puissance de Syracuse

            La Corse au début du Ve siècle av. J.‑C. se développait principalement au contact de la civilisation étrusque, qui avait étendu son aire d’influence à l’ensemble du Canal de Corse et du bassin Tyrrhénien. Les Étrusques se partageaient l’hégémonie de la Méditerranée occidentale avec la puissance punique de Carthage. Les différents peuples de cette partie de la mer étaient en contact étroit avec ces deux grandes thalassocraties. Le monde grec était également implanté dans ces zones, notamment via le comptoir de Massalia qui jouissait d’une très forte influence commerciale.

            Dans la partie orientale de la Méditerranée, les guerres médiques rythmèrent le début du Ve siècle av. J.‑C. Dans ce contexte agité et complexe de part et d’autre du monde méditerranéen, Syracuse, cité grecque de Sicile fondée au VIIIe siècle av. J.‑C. par des colons de Corinthe, tira son épingle du jeu militaire et prit une place prépondérante sur le devant de la scène géopolitique. En effet, en 480 av. J.‑C., alors que le monde grec oriental se dressait au-devant de l’Empire perse achéménide, la cité de Syracuse affrontait l’armée carthaginoise à Himère, empêchant les Puniques de s’implanter trop fortement et trop profondément en Sicile. Cet événement conté par Diodore de Sicile[12] et Hérodote[13] est primordial pour la compréhension de l’histoire ancienne de la Méditerranée occidentale, de la population Corse et des autres peuples de cette partie du monde. C’est lors de cette bataille que, pour la première fois, il fut fait mention des Corses et de leur implication dans un conflit, à la différence de la bataille d’Alalia évoquée auparavant.

            C’est donc une armée « formée de Phéniciens, de Libyens, d’Ibères, de Ligures, d’Elysiques, de Sardes, de Corses[14] » qui fut levée et menée par Amilcar et qui s’en alla attaquer la cité grecque d’Himère, au nord-ouest de la Sicile. Syracuse, menée par le tyran Gélon, se fit la défenseuse des intérêts du monde grec en Sicile. Au terme de l’affrontement qui s’ensuivit, la quasi-totalité de l’armée d’Amilcar fut défaite et retourna à Carthage.

            En 480 av. J.‑C., au moment même où les Grecs étaient attaqués par les Perses dans la partie orientale du bassin méditerranéen, ils l’étaient également par les Carthaginois dans la partie occidentale. Les sources évoquant ces événements sont évidemment à recontextualiser et à réinterpréter : qu’il s’agisse d’Hérodote ou de Diodore, il y a une exagération flagrante des faits dont le but était d’accentuer la victoire de Syracuse et de montrer sa puissance. Les chiffres avancés par les auteurs semblent bien trop grands pour être proches d’une réalité historique. Toujours est-il que la mention de six peuples venant grossir les rangs de Carthage est un élément qui tend à prouver le côté exceptionnel de cette armée et qui a pu justifier cette exagération. La coïncidence de l’évènement avec les grandes batailles de l’histoire des Grecs dans les guerres médiques est également un élément qui paraît trop improbable pour être une réalité historique irréfutable. En effet, Hérodote nous dit :

            « que ce fut dans la même journée que Gélon et Théron vainquirent en Sicile le Carthaginois Amilcar et qu’à Salamine les Grecs vainquirent le Perse[15]. »

            Diodore quant à lui note ceci :

            « Il se trouve que le jour où Gélon remporta la victoire coïncida avec la lutte qu’aux Thermopyles Léonidas et ses hommes soutinrent contre Xerxès, comme si la divinité avait voulu expressément qu’eussent lieu en même temps la plus belle victoire et la plus glorieuse défaite[16]. »

            En revanche, que les événements furent liés est plus que plausible si l’on envisage un plan concerté entre les Perses et les Carthaginois où l’intérêt était commun. C’est ce que le récit de Diodore laisse entendre[17].

            La participation des peuples à cette bataille est essentielle car c’est la première fois qu’une telle participation est mentionnée. Les Grecs qui s’étaient installés auparavant dans cette partie de la Méditerranée étaient les Phocéens. Leurs relations avec les différents peuples ne furent pas toujours calmes. Au contraire, beaucoup d’épisodes conflictuels eurent lieu au cours du VIe siècle av. J.‑C. dont le plus notable fut la fameuse bataille d’Alalia, où les pirates phocéens précédemment évoqués s’en prirent « à tous les peuples voisins[18] ». Ce sont justement ces peuples qui se joignirent à l’armée carthaginoise, probablement sous forme de mercenariat.

            La victoire de Syracuse à Himère la fit apparaître sur la scène méditerranéenne et signa le début d’une forte montée en puissance qui se confirma en 474 av. J.‑C., lors de la bataille de Cumes.

            La cité grecque de Cumes, située sur le littoral de Campanie, était gênée et menacée par la volonté expansionniste des cités étrusques. Cela se caractérisait par une piraterie vive qui s’étendait à l’ensemble du bassin tyrrhénien : les Cumiens avaient déjà essuyé un affrontement contre la puissance étrusque en 524 av. J.‑C.[19]. Une nouvelle fois, Syracuse se porta au secours de ses compatriotes, cette fois-ci à Cumes en 474 av. J.‑C. Armée d’une grande flotte, les Syracusains se dressèrent face à la flotte étrusque et leur portèrent un coup fatal, anéantissant leur puissance militaire[20]. Toujours est-il qu’en l’espace de quelques années, les Syracusains avaient opéré une bascule dans l’équilibre géopolitique du bassin Tyrrhénien : dorénavant, c’était eux qui étendaient leur hégémonie de plus en plus profondément en mer Tyrrhénienne, cherchant à maîtriser les routes commerciales remontant vers le nord.

            Les Étrusques, bien qu’affaiblis, ne disparurent pas de la Méditerranée avec la bataille de Cumes[21]. Au contraire, ils n’eurent de cesse de rayonner, leur influence devint néanmoins plus commerciale que militaire, mais leur présence dans le bassin tyrrhénien perdura tout au long des Ve et IVe siècles av. J.‑C.[22]. Par ailleurs, c’est cette présence ainsi que celle des Corses qui obligea Syracuse à intervenir plusieurs fois pour tenter d’endiguer une piraterie qui les gênait. Dans un premier temps, au milieu du Ve siècle av. J.‑C., une première expédition fut envoyée et ravagea l’île l’Elbe. Le chef de l’expédition syracusaine reçut un pot-de-vin de la part des Tyrrhéniens et arrêta là son action. Il fut condamné par Syracuse et une autre expédition fut envoyée dans la foulée. Celle-ci permit à Syracuse de s’introduire sur les côtes tyrrhéniennes, puis de faire des incursions sur une grande partie de la Corse et de faire main basse sur l’île d’Elbe[23]. Par la suite, une autre expédition punitive fut envoyée vers 384-383 av. J.‑C., ayant pour but de s’enrichir et de lutter contre la piraterie tyrrhénienne. En réalité, la cible était Pyrgi, le port de la cité de Caere, l’une des cités dirigeantes de la thalassocratie étrusque[24]. Par cette entreprise, Syracuse tentait d’assurer et de renforcer sa présence dans la partie nord de la mer Tyrrhénienne tout en se préparant à une guerre contre Carthage[25].

            Voilà quels furent les grands événement et conflits qui rythmèrent l’histoire de la Corse et du bassin tyrrhénien à partir de la montée en puissance de Syracuse et ce jusqu’au début du IVe siècle av. J.‑C., qui furent très bien résumés par O. Jehasse[26]. Pour comprendre les intérêts et les enjeux de ces événements, il faut analyser la nature des échanges entre les différents acteurs de cette scène géopolitique et resituer le rôle et la place de chacun d’entre eux.

III. Kyrnos, une île entre échanges et conflits

            Le contexte historique et géographique de la Corse à partir du VIe siècle av. J.‑C. a été partiellement établi dans cette étude. Les différentes puissances qui se partageaient le monde méditerranéen occidental devaient composer avec les populations locales, dont la Corse et ses habitants. Ces populations autochtones, loin d’être en retrait, prenaient part activement et à leur niveau à ce commerce riche et en plein essor qui rythmait ces périodes. Un tel commerce impliquait nécessairement la présence d’une piraterie. Bien que celle-ci était préexistante, à partir du VIe siècle, c’est un modèle nouveau qui semble se dessiner, bien plus actif et intégré dans une dynamique de géopolitique. En témoigne la mention d’Hérodote à propos de Denys le Phocéen qui pratiquait une piraterie « contre tous les peuples sans attaquer aucun Grec »[27]. La piraterie n’était plus simplement motivée par l’appât du gain, elle était animée d’une volonté de nuire aux autres peuples sur un fond d’idéologie politique qui apparut à ce moment. Dès lors, la piraterie fut aux prémices de tous les conflits qui animèrent le bassin tyrrhénien entre le VIe et le IVe siècles av. J.‑C.[28].

            Cette piraterie était admise et connue de tous, et tous la pratiquaient à différentes échelles[29]. En conséquence, des systèmes d’ententes et d’alliances apparurent et eurent pour but la gestion de cette piraterie et le maintien d’un équilibre économique et d’une hégémonie commerciale. La Corse et sa population s’intégrèrent, influencèrent et furent concernées par ces modèles d’échanges et d’alliances. Le VIe siècle av. J.‑C. est le point de départ de cette étude, l’événement que nous avons pris comme exemple et référence pour analyser et présenter l’histoire ancienne de la Corse est la bataille d’Alalia mentionnée par Hérodote[30]. Lors de cet épisode, la piraterie phocéenne perturba un équilibre commercial créé et maintenu par deux puissances, Carthage d’un côté et les cités étrusques de l’autre. Ces deux puissances s’associèrent pour combattre et chasser les Phocéens de leur zone d’influence, elles réussirent leur coup puisque malgré la victoire « à la cadméenne » remportée par les Phocéens, ces derniers furent repoussés à Velia sur les côtes campaniennes. Analysons les différents acteurs du récit qui sont présentés par Hérodote. D’une part, il y avait les Grecs phocéens, les seuls hellènes identifiés ici par l’auteur, et d’autre part, il y avait les Tyrrhéniens et les Carthaginois qui intervenaient dans l’intérêt « des peuples voisins » qui étaient les victimes de la piraterie phocéenne. Nous avons là un premier système opposant le monde grec à une alliance constituée par le monde étrusque et le monde punique qui se firent les garants des populations du bassin méditerranéen occidental, qui indirectement étaient intégrées dans le conflit et alliées de l’entente étrusco-carthaginoise.

            Plus tard, lors de la bataille d’Himère en 480 av. J.‑C.[31], une autre alliance se porta au-devant des Grecs. En effet, lors de cet affrontement, Carthage et les différents peuples de Méditerranée occidentale s’associèrent pour attaquer la Sicile. Les Phocéens à ce moment n’étaient plus les représentants du monde grec en Méditerranée occidentale, c’était Syracuse qui prit ce rôle et se porta au secours d’Himère. Les différents peuples qui grossirent les rangs de Carthage sont identifiés par Hérodote : il s’agissait « de Phéniciens, de Libyens, d’Ibères, de Ligures, d’Elysiques, de Sardes, de Corses »[32], les fameux « peuples voisins » cités par Hérodote et qui subirent la piraterie phocéenne quelques années plus tôt. Le système d’entente diffère entre les événements d’Alalia et ceux d’Himère mais une logique commune semble se profiler. Cela se confirme avec la bataille de Cumes en 474 av. J.‑C.[33]. Une nouvelle fois, Syracuse se fit défenseuse du monde grec en s’unissant à la cité de Cumes contre la flotte étrusque. Nulle mention d’autres peuples n’est faite lors de cet épisode, mais l’intégration d’une bonne partie de la Corse dans le monde étrusque laisse imaginer qu’ils furent impactés aussi par cette bataille[34].

            En l’espace de quelques années, l’alliance tripartite qui apparut au milieu du VIe siècle av. J.‑C. et qui avait repoussé la présence phocéenne aux limites du bassin tyrrhénien fut vaincue par la puissance syracusaine. C’est une bascule dans l’équilibre des pouvoirs et des influences en mer Tyrrhénienne qui s’est opérée. En parallèle de ses systèmes d’alliances qui sont propres à des épisodes conflictuels très ponctuels, il y eut d’autres modèles d’échanges ou d’ententes qui influencèrent la Corse et plus particulièrement le bassin Tyrrhénien.

            Le premier traité entre Rome et Carthage mentionné par Polybe[35] montre dès la fin du VIe siècle av. J‑C la volonté qu’avaient Rome et Carthage d’établir des relations durables et sur une base légale, avec l’idée de gérer la pratique de la piraterie, largement répandue à cette époque. Dans ce traité, la Corse n’est pas mentionnée. Pour autant elle semble faire office de zone tampon entre les deux puissances, leur permettant d’être en contact par le biais de l’île tout en respectant les clauses du traité[36].

            Les lamelles d’or de Pyrgi sont une autre source qui permet d’observer un modèle d’entente encore différent, cette fois beaucoup plus commercial. Les inscriptions sur les lamelles sont en langue punique pour l’une et en langue étrusque pour les deux autres. Le texte gravé sur les lamelles atteste de l’alliance qui unissait Carthage et le monde étrusque, ou plus spécifiquement Carthage et Caere[37]. Bien qu’ancrées dans une dynamique de batailles, cela permet de comprendre également qu’il y avait des intérêts économiques, commerciaux et spirituels à la clef de ces alliances[38]. Les conflits et les affrontements étaient ponctuels et étaient la conséquence d’une mauvaise entente ou d’un déséquilibre hégémonique qui apparurent à certains moments sans pour autant devenir une règle absolue pour les périodes archaïques et classiques.

            En ce qui concerne la question des raids syracusains qui se déroulèrent entre le milieu du Ve siècle av. J.‑C. et le début du IVe siècle av. J.‑C. et qui ont été évoqués auparavant, il est important de rappeler que ces expéditions punitives sont autant de facteurs qui tendent à montrer l’intérêt stratégique du Canal de Corse. Il était essentiel pour les thalassocraties anciennes de maîtriser ce passage pour établir une aire commerciale stable. Syracuse, lorsqu’elle se mit à rayonner sur le bassin tyrrhénien, à défaut de pouvoir s’appuyer sur les populations locales, envoya des expéditions punitives localement et ponctuellement pour implanter ou réimplanter son influence plus fortement dans ses zones[39]. Pour autant cette influence ne s’arrêta pas au début du IVe siècle av. J.‑C. : elle perdura jusqu’au milieu du IIIe siècle av. J.‑C. et l’intervention de Rome dans le cadre des Guerres Puniques.

Conclusion

            La Corse s’inscrit dans le contexte commercial du bassin tyrrhénien, sa façade orientale est en contact direct avec les plus grandes routes commerciales de la Méditerranée[40]. C’est assez logiquement que les grandes cités‑États de la Méditerranée jouèrent un rôle important pour l’histoire de la Corse ancienne, telles que les cités étrusques de Caere et de Populonia ou encore Rome mais également des cités plus lointaines telles que Phocée, Carthage ou Syracuse. Ce n’est qu’en prenant en compte les différents éléments présentés ici qu’il est possible de saisir les enjeux qui étaient en place entre le VIe et le IVe siècles av. J.‑C. La Corse et sa population se sont intégrées dans un ensemble de stratégies commerciales et géopolitiques très vastes et très complexes, loin de l’idée reçue d’une population autochtone tournée vers la montagne et s’isolant de la scène méditerranéenne internationale.

            Les périodes évoquées représentent une charnière chronologique durant laquelle les grandes thalassocraties de la Méditerranée façonnèrent leur histoire. Ce fut également le théâtre de bouleversements technologiques au niveau de la navigation et de la pratique de la piraterie qui connurent également des mutations importantes durant ces périodes. Il est évident que tous les peuples de la Méditerranée furent concernés par ces changements conséquents, auxquels d’ailleurs ils participèrent. Ce qui s’applique ici pour la Corse et sa population, s’applique également pour d’autres peuples tels que les Sardes, les Ligures, les Illyriens, les Ibères, etc.

            Certains aspects de l’histoire ancienne de la Corse sont assez mal connus, notamment ses liens avec Syracuse. Pour autant, des éléments existent et attestent des contacts étroits qu’il y avait entre la cité Sicilienne et la Corse. En plus des éléments présentés dans cette étude, il est important de rappeler également la mention de Diodore de Sicile d’un « port syracusain »[41] présent en Corse et situé de façon un peu (trop) systématique et arbitraire dans le golfe de Porto‑Vecchio. Pour autant, cette mention nous renseigne sur les liens durables qui furent probablement établis entre les deux îles.

            C’est donc avec la volonté de s’inscrire dans les dynamiques modernes de la recherche historique que cette étude fut réalisée avec bienveillance, afin de proposer une interprétation nouvelle de l’histoire ancienne de la Corse en partant du territoire et des enjeux auquel l’île fut confrontée.

[1] LECHENAULT Marine, « Les Fibules de l’Âge Du Fer Corse : Aspects Méthodologiques et État Des Recherches », in PECHE-QUILICHINI Kewin (dir.) L’âge du Fer en Corse Acquis et perspectives, Actes de la Table-Ronde de Serra-di-Scopamena (7 août 2009), Associu Cuciurpula, Serra-di-Scopamena, 2012. p. 98-100.

[2] Servius, Commentaire sur l'Enéide de Virgile, livre X, 172.

[3] Hérodote, I, 165.

[4] Ibid., 166

[5] GRAS Michel, À propos de la « bataille d’Alalia », Latomus 31, n°3, 1972, p. 702 ; JEHASSE Olivier, Corsica classica : la Corse dans les textes anciens, VIIe siècle av. J.-C. – an 1000, 3e éd. la Marge, Ajaccio, 2003, p. 93-95. L’emplacement hypothétique de la bataille a été abordé entre autres par ces chercheurs, mais ils ne s’accordent pas dans leur conclusion, notamment à cause de la mention de mer sardonienne, que les auteurs anciens et les chercheurs modernes ne positionnent pas forcément de la même façon.
[6] Ibid., et JEHASSE Jean, La « victoire à la Cadméenne » d’Hérodote (I, 166) et la Corse dans les courants d’expansion grecque, Revue des Études Anciennes 64, n°3, 1962, p. 264-265.

[7] Cf. Le site du musée de Paesum-Velia. https://www.museopaestum.beniculturali.it/sullacropoli-di-velia-rinvenuti-i-resti-risalenti-alle-prime-fasi-di-vita-della-citta/
[8] JEHASSE Jean, La « victoire àart. cit. p. 244

[9] Hérodote, I, 167.

[10] JEHASSE Jean et JEHASSE Laurence, « Aléria antique », Les amis d’Aleria, Aleria, 1976. ; JEHASSE Jean, et JEHASSE Laurence, « Aléria. Nouvelles données de la nécropole », MOM Éditions 34, n°1, 2001. ; BENOIT Fernand, « Les fouilles d’Aléria et l’expansion hellénique en Occident », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 105, n°2, 1961, p. 159‑73.

[11] MOREL Jean-Paul, « Les Phocéens en Occident. Certitudes et hypothèses », in La parola del passato, 21, 1966, p. 419.

[12] Diodore de Sicile, XI, 20-25.

[13] Hérodote, VII, 165.

[14] Ibid.

[15] Hérodote, VII, 167.

[16] Diodore de Sicile, XI, 24.

[17] Ibid., XI, 20, 1 ; « Les Carthaginois étaient convenus avec les Perses de soumettre au même moment les Grecs de Sicile».

[18] Hérodote, I, 166.

[19] Denys d’Halicarnasse, VII, 2, (1-2).

[20] HEURGON Jacques, « Les inscriptions de Pyrgi et l'alliance étrusco-punique autour de 500 av. J.-C.», Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 109e année, n°1, 1965. p. 90.

[21] RENARD Marcel, « L'expansion commerciale des Étrusques en Méditerranée occidentale », Bulletin de la Classe des lettres et des sciences morales et politiques, tome 57, 1971, p. 366.

[22] Ibid., p. 369-370.

[23] Diodore de Sicile, XI, 88 « Ils choisirent alors un autre général, Appelès, et l’envoyèrent contre les Tyrrhéniens avec soixante trières. Il fit des incursions sur le littoral Tyrrhénien, reprit la mer pour l’île de Kyrnos, […] après avoir ravagé la plus grande partie de l’île et s’être rendu maître d’Aithalia, il revint à Syracuse. »
[24] Ibid., XV, 14, (3-4) ; Strabon, V, 2, 8.

[25] BRIQUEL Dominique, « Le regard des autres. Les origines de Rome vues par ses ennemis (début du IVe siècle / début du Ier siècle av. J.-C.) », Annales littéraires de l'Université de Besançon, 623. Université de Franche-Comté Besançon, 1997, p. 17-18.

[26] JEHASSE Olivier, « Corsica Classica… » op. cit., p. 30-38

[27] Hérodote, VI, 17.

[28] En réalité, cela s’applique également aux périodes antérieures et postérieures ainsi qu’à l’ensemble de la Méditerranée mais dans des schémas et des contextes différents.
[29] Thucydide, I, 5. « Les Grecs d’autrefois, ainsi que les Barbares installés en bordure du continent et dans les îles, s’étaient mis, en effet, dès que les relations maritimes eurent pris quelque développement, à pratiquer la piraterie. »

[30] Hérodote, I, 165-167.

[31] Hérodote, VII, 165 & Diodore de Sicile, XI, 20-25.

[32] Ibid., 165.

[33] Diodore de Sicile, XI, 51.

[34] Diodore de Sicile, V, 13, 3.

[35] Polybe, III, 22-24.

[36] JEHASSE Olivier, « Corsica Classica… » op. cit., p. 35-36.

[37] HEURGON Jacques, « Les inscriptions de Pyrgi et l’alliance étrusco-punique autour de 500 av. J.-C. », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 109e année, n°1, 1965. p. 93
[38] FERRON Jean, « Un traité d’alliance entre Caere et Carthage contemporain des derniers temps de la royauté étrusque à Rome ou l’événement commémoré par la quasi-bilingue de Pyrgi », Politische Geschichte, Berlin-Boston, De Gruyter, 1972, p. 196.

[39] BRIQUEL Dominique, « Le regard des autres… » art. cit., p. 17-18

[40] ARNAUD Pascal, « Les routes de la navigation antique », éd. Errance, Paris, 2005, p. 54 et p. 162-165.

[41] Diodore de Sicile, V, 13. « Cette île où l'on mouille facilement a un port très beau nommé Syracusain ».

            En l’espace de presque trois siècles, la Corse et sa population ont pu côtoyer et influencer l’équilibre géopolitique de l’espace tyrrhénien aux époques archaïque et classique.

            De la bataille dite « d’Alalia » au milieu du VIe siècle av. J.‑C. jusqu’aux expéditions menées par Syracuse dans les premières décennies du IVe siècle av. J.‑C., l’omniprésence de l’île sur le devant de la scène historique et l’intégration de sa population dans les grands courants d’influence montrent de façon très nette l’importance stratégique et géographique que représentait Kurnos.

            Les sites d’Aleria et de Mariana témoignent du rôle de diffusion qu’avait la façade orientale de la Corse. La partie occidentale de l’île, bien que moins connue pour ces périodes, n’en demeure pas moins active ; en revanche son fonctionnement est différent et plus articulé vers la Sardaigne et l’Ibérie, s’inscrivant dans l’aire d’influence punique. Cette façade ouest représentait plus une zone d’échange commercial qu’un enjeu stratégique, ce qui l’exclut des grands conflits sans pour autant l’isoler du reste de la Méditerranée occidentale. De manière globale, la population de l’île fut également marquée par ces échanges et ces contacts avec l’ensemble du monde méditerranéen.

            Nombreuses sont les sources qui ont permis d’intégrer et d’écrire une histoire ancienne de la Corse et de sa population. D’Hérodote à Diodore de Sicile, en passant par Strabon ou Sénèque, l’île fascine et sa situation géostratégique n’eut de cesse de la placer aux cœurs des enjeux de la Méditerranée, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours.

            Mais quels furent réellement le rôle et la place de la Corse durant ces périodes anciennes, entre le VIe et le IVe siècles av. J.‑C. ?

            Ce n’est que par le prisme d’épiphénomènes et par l’étude plus large des grands événements de cette période qu’il est possible d’apporter des éléments de réponse. Le commerce est la clé pour comprendre les relations entre les différents acteurs de la Méditerranée : le commerce induit des échanges (de biens, de savoir, de culture…) mais ces échanges induisent également d’autres formes de contacts telles que la piraterie, qui était tout à fait spécifique à cette période. C’est cette piraterie qui bien souvent était à l’origine de conflits et de bascules dans l’équilibre géopolitique de la Méditerranée. En ce qui concerne la Corse, ce sont principalement les différentes influences qui se sont disputées le contrôle de l’espace tyrrhénien qu’il est important d’analyser. Mêlant commerce, alliance, piraterie et conflit, cette étude a pour objectif de présenter sous un angle nouveau ce pan de l’histoire ancienne en mettant l’accent sur la Corse et sa population, qui étaient au centre des plus grands événements de cette période, en commençant par « la bataille de la mer Sardonienne » puis les batailles d’Himère et de Cumes et enfin les raids Syracusains du Ve et IVe siècles av. J.‑C., sans oublier les traités de paix entre Rome et Carthage. À travers ces différents éléments, la Corse apparait comme une entité qui était parfaitement intégrée et impliquée dans l’histoire de la Méditerranée occidentale. Loin d’un isolement et d’un ostracisme insulaire, c’est vers le développement et l’enrichissement culturels et économiques que les Corses se sont orientés.

I. Le VIe siècle av. J.‑C. La bataille d’Alalia et le giron Étrusque

            Le monde étrusque se développe en Méditerranée depuis le IXe siècle av. J.‑C., mais c’est principalement au VIIe siècle av. J.‑C. que les contacts avec la Corse se sont matérialisés, notamment dans le Cap Corse autour de Luri et de Cagnano[1]. Cette dynamique s’explique facilement par l’intérêt économique et stratégique du Canal de Corse et de l’archipel Toscan.

            L’île d’Elbe fait le lien entre la Corse et l’Étrurie, c’est la métallurgie qui alimente les échanges entre la population de Corse et la civilisation étrusque. À ce sujet, Servius rappelait dans son commentaire à l’Énéide les liens entre les habitants de Populonia et les habitants de la Corse[2].

            Le monde étrusque n’eût de cesse d’étendre son influence et son hégémonie au monde tyrrhénien, englobant la façade nord-orientale de la Corse dans son giron, laissant le reste de la Méditerranée occidentale dans l’aire d’influence punique qui s’articulait autour de Carthage depuis le début du IXe siècle av. J.‑C.

            Les Grecs phocéens étaient également présents dans cette partie du bassin méditerranéen depuis le VIIe siècle av. J.‑C., à Olbia en Sardaigne et à Massalia. L’expansion de l’Empire perse achéménide au VIe siècle av. J.‑C. poussa les Phocéens à migrer vers la mer tyrrhénienne pour se rapprocher de ses établissements occidentaux. C’est dans ce contexte qu’une première vague de migrants phocéens s’installa sur la côte orientale de Kyrnos où « ils s’étaient assuré la possession d’une ville, appelée Alalia[3] ». Quelques années plus tard une seconde vague migratoire plus agressive vint perturber l’équilibre politique et commercial du canal de Corse, ainsi qu’Hérodote présente les choses.

            Dans ce contexte, au milieu du VIe siècle av. J.‑C., une bataille éclata, un affrontement pour le contrôle d’Alalia et pour l’hégémonie dans le bassin tyrrhénien. Sur fonds de piraterie, ce conflit est avant tout révélateur de la volonté que nourrissaient les différentes thalassocraties (étrusque, carthaginoise et grecque) de s’implanter en mer tyrrhénienne et de maintenir une influence commerciale dans cette zone. La piraterie phocéenne perturba l’équilibre préalablement établi par les Puniques et les Étrusques. En réponse, une alliance étrusco‑carthaginoise se forma et leva une flotte pour affronter les Phocéens qui équipèrent eux aussi une flotte. L’auteur évoque 60 pentécontères pour chaque belligérant, soit 120 pour l’alliance contre 60 pour les Grecs.

            Le lieu de la bataille est situé « dans la mer appelée sardonienne » par Hérodote[4]. Cet élément est source de discussion depuis longtemps chez les chercheurs[5], l’hypothèse retenue et la plus plausible à ce jour demeure celle d’un affrontement dans le contexte tyrrhénien au large du sud‑est de la Corse. L’issue de la bataille est également source de débat, la mention de victoire à la cadméenne a été discutée et analysée à maintes reprises[6]. La victoire accordée aux Phocéens par Hérodote était relative puisqu’elle était « cadméenne », c’est-à-dire que le bénéfice de la victoire était nul. Les Phocéens ne pouvaient plus poursuivre le combat, leur flotte était aux deux tiers coulée et les vaisseaux qui subsistaient étaient inutilisables pour le combat. La suite du récit est encore plus éloquente, les Phocéens quittèrent définitivement la Corse emportant « leurs enfants, leurs femmes et tout ce que leurs navires pouvaient porter du reste de leurs biens » de la même façon qu’ils étaient venus s’y installer. Les survivants s’installèrent un temps à Rhégion, avant de s’installer durablement à Velia. Des découvertes très récentes sur le site de Paesum-Velia semblent corroborer l’installation phocéenne au milieu du VIe siècle av. J.‑C., à la suite de la bataille d’Alalia[7]. De plus, c’est la cité de Caere qui fit le plus de prisonniers phocéens, il semblerait qu’elle était leader de la coalition étrusco-carthaginoise[8]. C’est d’ailleurs la seule cité mentionnée explicitement par Hérodote en ce qui concerne cet événement. Ces prisonniers furent lapidés par les habitants de Caere, et s’ensuivit une malédiction à l’endroit de l’exécution où, plus tard, pour laver l’affront et rendre hommage aux morts, les Étrusques firent des offrandes et dédièrent des jeux[9]. Cette façon de présenter les choses par l’auteur est habile et suit la logique d’une victoire Phocéenne. La réalité historique en revanche a tendance à emprunter une voie différente. Ces hommages s’apparentent plus à des célébrations de victoires, ce qui serait assez logique puisque c’est bel et bien le monde étrusque qui sortit grandi de l’affrontement. Il renforce encore plus son influence dans le bassin tyrrhénien et s’implante de manière assez importante en Corse, principalement à Alalia, comme en témoignent les vestiges découverts sur le site d’Aleria au cours de plusieurs campagnes de fouilles. Le site a livré une masse très importante de vestiges de cette influence étrusque sur le territoire, sans pour autant attester de manière significative une éventuelle présence phocéenne antérieure[10].

            L’alliance étrusco-carthaginoise est définie par Hérodote comme une « logique commune » signe de l’importance géostratégique de l’île et du Canal de Corse, plus particulièrement sa façade orientale et le site d’Alalia placé au cœur d’une route commerciale reliant le nord et le sud de la Méditerranée mais également l’ouest et l’est. C’était un axe privilégié : avoir une attache en Corse, c’était s’offrir la possibilité de créer des échanges avec la population locale et donc de pouvoir bénéficier des ressources de l’île, essentielles pour la navigation. Le site d’Alalia n’a pas été choisi par hasard, il est situé à l’embouchure du Tavignanu, fleuve important qui ouvre la route vers l’intérieur de l’île. Cette alliance ne fut qu’un « épisode local[11] » dont l’importance s’était limitée au contexte tyrrhénien sans impacter de façon notable le reste de la Méditerranée. Pour autant, ce fut un événement capital pour la compréhension des relations qu’entretenaient les différents acteurs de la Méditerranée occidentale au VIe siècle av. J.‑C. Ce système d’alliance dura et rythma l’histoire de la Corse jusqu’aux guerres puniques.

            La bataille d’Alalia est révélatrice du lien qui unissait la Corse et sa population au monde étrusque, c’était un lien préexistant qui se pérennisa pendant plusieurs décennies après la bataille. Ce ne fut qu’au début du Ve siècle av. J.‑C. que des changements dans l’équilibre des puissances du bassin tyrrhénien apparurent.

II. Bascule hégémonique, la montée en puissance de Syracuse

            La Corse au début du Ve siècle av. J.‑C. se développait principalement au contact de la civilisation étrusque, qui avait étendu son aire d’influence à l’ensemble du canal de Corse et du bassin tyrrhénien. Les Étrusques se partageaient l’hégémonie de la Méditerranée occidentale avec la puissance punique de Carthage. Les différents peuples de cette partie de la mer étaient en contact étroit avec ces deux grandes thalassocraties. Le monde grec était également implanté dans ces zones, notamment via le comptoir de Massalia qui jouissait d’une très forte influence commerciale.

            Dans la partie orientale de la Méditerranée, les guerres médiques rythmèrent le début du Ve siècle av. J.‑C. Dans ce contexte agité et complexe de part et d’autre du monde méditerranéen, Syracuse, cité grecque de Sicile fondée au VIIIe siècle av. J.‑C. par des colons de Corinthe, tira son épingle du jeu militaire et prit une place prépondérante sur le devant de la scène géopolitique. En effet, en 480 av. J.‑C., alors que le monde grec oriental se dressait au-devant de l’Empire perse achéménide, la cité de Syracuse affrontait l’armée carthaginoise à Himère, empêchant les Puniques de s’implanter trop fortement et trop profondément en Sicile. Cet événement conté par Diodore de Sicile[12] et Hérodote[13] est primordial pour la compréhension de l’histoire ancienne de la Méditerranée occidentale, de la population Corse et des autres peuples de cette partie du monde. C’est lors de cette bataille que, pour la première fois, il fut fait mention des Corses et de leur implication dans un conflit, à la différence de la bataille d’Alalia évoquée auparavant.

            C’est donc une armée « formée de Phéniciens, de Libyens, d’Ibères, de Ligures, d’Elysiques, de Sardes, de Corses[14] » qui fut levée et menée par Amilcar et qui s’en alla attaquer la cité Grecque d’Himère, au nord-ouest de la Sicile. Syracuse menée par le tyran Gélon se fit la défenseuse des intérêts du monde grecque en Sicile. Au terme de l’affrontement qui s’ensuivit, ce fut finalement la quasi-totalité de l’armée d’Amilcar qui fut défaite et retourna à Carthage.

            En 480 av. J.‑C., au moment même où les Grecs étaient attaqués par les Perses dans la partie orientale du bassin méditerranéen, ils l’étaient également par les Carthaginois dans la partie occidentale. Les sources évoquant ces événements sont évidemment à recontextualiser et à réinterpréter : qu’il s’agisse d’Hérodote ou de Diodore, il y a une exagération flagrante des faits dont le but était d’accentuer la victoire de Syracuse et de montrer sa puissance. Les chiffres avancés par les auteurs semblent bien trop grands pour être proches d’une réalité historique. Toujours est-il que la mention de six peuples venant grossir les rangs de Carthage est un élément qui tend à prouver le coté exceptionnel de cette armée et qui a pu justifier cette exagération. La coïncidence de l’évènement avec les grandes batailles de l’histoire des Grecs dans les guerres médiques est également un élément qui paraît trop improbable pour être une réalité historique irréfutable. En effet, Hérodote nous dit :

            « que ce fut dans la même journée que Gélon et Théron vainquirent en Sicile le Carthaginois Amilcar et qu’à Salamine les Grecs vainquirent le Perse[15]. »

            Diodore quant à lui note ceci :

            « Il se trouve que le jour où Gélon remporta la victoire coïncida avec la lutte qu’aux Thermopyles Léonidas et ses hommes soutinrent contre Xerxès, comme si la divinité avait voulu expressément qu’eussent lieu en même temps la plus belle victoire et la plus glorieuse défaite[16]. »

            En revanche, que les événements furent liés est plus que plausible si l’on envisage un plan concerté entre les Perses et les Carthaginois où l’intérêt était commun. C’est ce que le récit de Diodore laisse entendre[17].

            La participation des peuples durant cette bataille est essentielle car c’est la première fois qu’une telle participation est mentionnée. Les Grecs qui s’étaient installés auparavant dans cette partie de la Méditerranée étaient les Phocéens. Leurs relations avec les différents peuples ne furent pas toujours calmes. Au contraire, beaucoup d’épisodes conflictuels eurent lieu au cours du VIe siècle av. J.‑C. Le plus notable fut la fameuse bataille d’Alalia, où les pirates phocéens précédemment évoqués s’en prirent « à tous les peuples voisins[18] ». Ce sont justement ces peuples qui se joignirent à l’armée carthaginoise, probablement sous forme de mercenariat.

            La victoire de Syracuse à Himère la fit apparaître sur la scène méditerranéenne et signa le début d’une forte montée en puissance qui se confirma en 474 av. J.‑C., lors de la bataille de Cumes.

            La cité grecque de Cumes, située sur le littoral de Campanie, était gênée et menacée par la volonté expansionniste des cités étrusques. Cela se caractérisait par une piraterie vive qui s’étendait à l’ensemble du bassin tyrrhénien : les Cumiens avaient déjà essuyé un affrontement contre la puissance étrusque en 524 av. J.‑C.[19]. Une nouvelle fois, Syracuse se porta au secours de ses compatriotes, cette fois-ci à Cumes en 474 av. J.‑C. Armés d’une grande flotte, les Syracusains se dressèrent face à la flotte étrusque et leur portèrent un coup fatal, anéantissant leur puissance militaire[20]. Toujours est-il qu’en l’espace de quelques années, les Syracusains avaient opéré une bascule dans l’équilibre géopolitique du bassin tyrrhénien : dorénavant c’était eux qui étendaient leur hégémonie de plus en plus profondément en mer tyrrhénienne, cherchant à maitriser les routes commerciales remontant vers le nord.

            Les Étrusques, bien qu’affaiblis, ne disparurent pas de la Méditerranée avec la bataille de Cumes[21]. Au contraire, ils n’eurent de cesse de rayonner, leur influence devint néanmoins plus commerciale que militaire, mais leur présence dans le bassin tyrrhénien perdura tout au long des Ve et IVe siècles av. J.‑C.[22]. Par ailleurs, c’est cette présence ainsi que celle des Corses qui obligea Syracuse à intervenir plusieurs fois pour tenter d’endiguer une piraterie qui les gênait. Dans un premier temps, au milieu du Ve siècle av. J.‑C., une première expédition fut envoyée et ravagea l’île l’Elbe. Le chef de l’expédition syracusaine reçut un pot-de-vin de la part des Tyrrhéniens et arrêta là son action. Il fut condamné par Syracuse et une autre expédition fut envoyée dans la foulée. Celle-ci permit à Syracuse de s’introduire sur les côtes tyrrhéniennes, puis de faire des incursions sur une grande partie de la Corse et de faire main basse sur l’île d’Elbe[23]. Par la suite, une autre expédition punitive fut envoyée vers 384-383 av. J.‑C., avec pour but initial de s’enrichir et de lutter contre la piraterie tyrrhénienne. En réalité, la cible était Pyrgi, le port de la cité de Caere, l’une des cités leader de la thalassocratie étrusque[24]. Par cette entreprise, Syracuse tentait d’assurer et de renforcer sa présence dans la partie nord de la mer tyrrhénienne tout en se préparant à une guerre contre Carthage[25].

            Voilà quels furent les grands événement et conflits qui rythmèrent l’histoire de la Corse et du bassin tyrrhénien à partir de la montée en puissance de Syracuse et ce jusqu’au début du IVe siècle av. J.‑C. et qui furent très bien résumés par O. Jehasse[26]. Pour comprendre les intérêts et les enjeux de ces événements, il faut analyser la nature des échanges entre les différents acteurs de cette scène géopolitique et resituer le rôle et la place de chacun d’entre eux.

III. Kyrnos, une île entre échanges et conflits

            Le contexte historique et géographique qui concerne la Corse à partir du VIe siècle av. J.‑C. a été partiellement établi dans cette étude. Les différentes puissances qui se partageaient le monde méditerranéen occidental devaient composer avec les populations locales, dont la Corse et ses habitants. Ces populations autochtones, loin d’être en retrait, prenaient part activement et à leur niveau à ce commerce riche et en plein essor qui rythmait ces périodes. Un tel commerce impliquait nécessairement la présence d’une piraterie. Bien que celle-ci était préexistante, c’est un modèle nouveau qui semble se dessiner à partir du VIe siècle, bien plus actif et intégré dans une dynamique de géopolitique. En témoigne la mention d’Hérodote à propos de Denys le Phocéen qui
pratiquait une piraterie « contre tous les peuples sans attaquer aucun
Grec[27] ». La piraterie n’était plus simplement motivée par l’appât du gain, elle était animée d’une volonté de nuire aux autres peuples sur un fond d’idéologie politique qui apparut à ce moment. Dès lors, la piraterie fut toujours présente aux prémices de tous les conflits qui animèrent le bassin tyrrhénien entre les VIe et IVe siècles av. J.‑C.[28].

            Cette piraterie était admise et connue de tous, et tous la pratiquaient à différentes échelles[29]. En conséquence, des systèmes d’ententes et d’alliances apparurent et eurent pour but la gestion de cette piraterie et le maintien d’un équilibre économique et d’une hégémonie commerciale. La Corse et sa population s’intégrèrent, influencèrent et furent concernées par ces modèles d’échanges et d’alliances. Le VIe siècle av. J.‑C. est le point de départ de cette étude, l’événement que nous avons pris comme exemple et référence pour analyser et présenter l’histoire ancienne de la Corse étant la bataille d’Alalia mentionnée par Hérodote[30]. Lors de cet épisode, la piraterie phocéenne perturba un équilibre commercial créé et maintenu par deux puissances, Carthage d’un côté et les cités étrusques de l’autre. Ces deux puissances s’associèrent pour combattre et chasser les Phocéens de leur zone d’influence. Elles réussirent leur coup puisque, malgré la victoire « à la cadméenne » remportée par les Phocéens, ces derniers furent repoussés à Velia sur les côtes campaniennes. Analysons les différents acteurs du récit qui sont présentés par Hérodote. D’une part il y avait les Grecs phocéens, qui étaient les seuls hellènes identifiés ici par l’auteur, d’autre part il y avait les Tyrrhéniens et les Carthaginois qui intervenaient dans l’intérêt « des peuples voisins » qui étaient les victimes de la piraterie phocéennes. Nous avons là un premier système opposant le monde grec à une alliance constituée par le monde étrusque et le monde punique qui se firent les garants des populations du bassin méditerranéen occidental, qui indirectement étaient intégrés dans le conflit et alliés de l’entente étrusco-carthaginoise.

            Plus tard, lors de la bataille d’Himère en 480 av. J.‑C.[31], une autre alliance se porta au-devant des Grecs. En effet, lors de cet affrontement, Carthage et les différents peuples de Méditerranée occidentale s’associèrent pour attaquer la Sicile. Les Phocéens à ce moment n’étaient plus les représentants du monde grec en Méditerranée occidentale, c’était Syracuse qui avait pris ce rôle et se porta au secours d’Himère. Les différents peuples qui grossirent les rangs de Carthage sont identifiés par Hérodote, il s’agissait « de Phéniciens, de Libyens, d’Ibères, de Ligures, d’Elysiques, de Sardes, de Corses[32] », les fameux « peuples voisins » cités par Hérodote et qui subirent la piraterie phocéenne quelques années plus tôt. Le système d’entente diffère entre les événements d’Alalia et ceux d’Himère mais une logique commune semble se profiler. Cela se confirme avec la bataille de Cumes en 474 av. J.‑C.[33]. Une nouvelle fois, Syracuse se fit défenseuse du monde grec en s’unissant à la cité de Cumes contre la flotte étrusque. Nulle mention d’autres peuples n’est faite lors de cet épisode, mais l’intégration d’une bonne partie de la Corse dans le monde étrusque[34] laisse imaginer qu’ils furent impactés aussi par cette bataille.

            En l’espace de quelques années, l’alliance tripartite qui apparut au milieu du VIe siècle av. J.‑C. et qui avait repoussé la présence phocéenne aux limites du bassin tyrrhénien fut vaincue par la puissance syracusaine. C’est une bascule dans l’équilibre des pouvoirs et des influences en mer tyrrhénienne qui s’est opérée là. En parallèle de ces systèmes d’alliances qui sont propres à des épisodes conflictuels très ponctuels, il y eut d’autres modèles d’échanges ou d’ententes qui influencèrent la Corse et plus particulièrement le bassin tyrrhénien.

            Le premier traité entre Rome et Carthage mentionné par Polybe[35] montre dès la fin du VIe siècle av. J‑C la volonté qu’avaient Rome et Carthage d’établir des relations durables et sur une base légale, avec l’idée de gérer la pratique de la piraterie, largement répandue à cette époque. Dans ce traité, la Corse n’est pas mentionnée. Pour autan,t elle semble faire office de zone-tampon entre les deux puissances, leur permettant d’être en contact par le biais de l’île tout en respectant les clauses du traité[36].

            Les lamelles d’or de Pyrgi sont une autre source qui permet d’observer un modèle d’entente encore différent, cette fois beaucoup plus commercial. Les inscriptions sur les lamelles sont en langue punique pour l’une et en langue étrusque pour les deux autres. Le texte gravé sur les lamelles atteste de l’alliance qui unissait Carthage et le monde étrusque, ou plus spécifiquement Carthage et Caere[37]. Bien qu’ancrées dans une dynamique de bataille, cela permet de comprendre également qu’il y avait des intérêts économiques, commerciaux et spirituels à la clef de ces alliances[38]. Les conflits et les affrontements étaient ponctuels et étaient la conséquence d’une mauvaise entente ou d’un déséquilibre hégémonique qui apparurent à certains moments sans pour autant devenir une règle absolue pour les périodes archaïques et classiques.

            En ce qui concerne la question des raids syracusains qui se déroulèrent entre le milieu du Ve siècle av. J.‑C. et le début du IVe siècle av. J.‑C. et qui ont été évoqués auparavant, il est important de rappeler que ces expéditions punitives sont autant de facteurs qui tendent à montrer l’intérêt stratégique du Canal de Corse. Il était essentiel pour les thalassocraties anciennes de maîtriser ce passage pour établir une aire commerciale stable. Syracuse, lorsqu’elle se mit à rayonner sur le bassin tyrrhénien, à défaut de pouvoir s’appuyer sur les populations locales, envoya des expéditions punitives localement et ponctuellement pour implanter ou réimplanter son influence plus fortement dans ses zones[39]. Pour autant, cette influence ne s’arrêta pas au début du IVe siècle av. J.‑C. : elle perdura jusqu’au milieu du IIIe siècle av. J.‑C. et l’intervention de Rome dans le cadre des Guerres Puniques.

Conclusion

            La Corse s’inscrit dans le contexte commercial du bassin tyrrhénien, sa façade orientale est en contact direct avec les plus grandes routes commerciales de la Méditerranée[40]. C’est assez logiquement que les grandes cités‑États de la Méditerranée jouèrent un rôle important pour l’histoire de la Corse ancienne, telles que les cités étrusques de Caere et de Populonia ou encore Rome, mais également des cités plus lointaines telles que Phocée, Carthage ou Syracuse. Ce n’est qu’en prenant en compte les différents éléments présentés ici qu’il est possible de saisir les enjeux qui étaient en place entre les VIe et IVe siècles av. J.‑C. La Corse et sa population se sont intégrées dans un ensemble de stratégies commerciales et géopolitiques très vastes et très complexes, loin de l’idée reçue d’une population autochtone tournée vers la montagne et s’isolant de la scène méditerranéenne internationale.

            Les périodes évoquées représentent une charnière chronologique durant laquelle les grandes thalassocraties de la Méditerranée façonnèrent leur histoire. Ce fut également le théâtre de bouleversements technologiques au niveau de la navigation et de la pratique de la piraterie qui connurent également des mutations importantes durant ces périodes. Il est évident que tous les peuples de la Méditerranée furent concernés par ces changements conséquents, auxquels d’ailleurs ils participèrent. Ce qui s’applique ici pour la Corse et sa population s’applique également pour d’autres peuples tels que les Sardes, les Ligures, les Illyriens, les Ibères, etc.

            Certains aspects de l’histoire ancienne de la Corse sont assez mal connus, notamment ses liens avec Syracuse. Pour autant, des éléments existent et attestent des contacts étroits qu’il y avait entre la cité sicilienne et la Corse. En plus des éléments présentés dans cette étude, il est important de rappeler également la mention de Diodore de Sicile d’un « port syracusain[41] » présent en Corse et situé de façon un peu (trop) systématique et arbitraire dans le golfe de Porto‑Vecchio. Pour autant, cette mention nous renseigne sur les liens durables qui furent probablement établis entre les deux îles.

            C’est donc avec la volonté de s’inscrire dans les dynamiques modernes de la recherche historique que cette étude fut réalisée avec bienveillance, afin de proposer une interprétation nouvelle de l’histoire ancienne de la Corse en partant du territoire et des enjeux auquel l’île fut confrontée.

[1] LECHENAULT Marine, « Les Fibules de l’Âge Du Fer Corse : Aspects Méthodologiques et État Des Recherches », in PECHE-QUILICHINI Kewin (dir.) L’âge du Fer en Corse Acquis et perspectives, Actes de la Table-Ronde de Serra-di-Scopamena (7 août 2009), Associu Cuciurpula, Serra-di-Scopamena, 2012. p. 98-100.

[2] Servius, Commentaire sur l’Enéide de Virgile, livre X, 172.

[3] Hérodote, I, 165.

[4] Ibid., 166

[5] GRAS Michel, À propos de la « bataille d’Alalia », Latomus 31, n°3, 1972, p. 702 ; JEHASSE Olivier, Corsica classica : la Corse dans les textes anciens, VIIe siècle av. J.‑C. – an 1000, 3e éd. La Marge, Ajaccio, 2003, p. 93-95. L’emplacement hypothétique de la bataille a été abordé entre autres par ces chercheurs, mais ils ne s’accordent pas dans leur conclusion, notamment à cause de la mention de mer sardonienne, que les auteurs anciens et les chercheurs modernes ne positionnent pas forcément de la même façon.

[6] Ibid., JEHASSE Jean, La « victoire à la Cadméenne » d’Hérodote (I, 166) et la Corse dans les courants d’expansion grecque, Revue des Études Anciennes 64, n°3, 1962, p. 264-265.

[7] Cf. Le site du musée de Paesum-Velia. https://www.museopaestum.beniculturali.it/sullacropoli-di-velia-rinvenuti-i-resti-risalenti-alle-prime-fasi-di-vita-della-citta/

[8] JEHASSE Jean, La « victoire àart. cit.. p. 244

[9] Hérodote, I, 167.

[10] JEHASSE Jean et JEHASSE Laurence, « Aléria antique », Les amis d’Aleria, Aleria, 1976. ; JEHASSE Jean et JEHASSE Laurence, « Aléria. Nouvelles données de la nécropole », MOM Éditions 34, n°1, 2001. ; BENOIT Fernand, « Les fouilles d’Aléria et l’expansion hellénique en Occident », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 105, n°2, 1961, p. 159‑73.

[11] MOREL Jean-Pierre, « Les Phocéens en Occident. Certitudes et hypothèses », in La parola del passato, 21, 1966, p. 419.

[12] Diodore de Sicile, XI, 20-25.

[13] Hérodote, VII, 165.

[14] Ibid.

[15] Hérodote, VII, 167.

[16] Diodore de Sicile, XI, 24.

[17] Ibid., XI, 20, 1 ; « Les Carthaginois étaient convenus avec les Perses de soumettre au même moment les Grecs de Sicile».

[18] Hérodote, I, 166.

[19] Denys d’Halicarnasse, VII, 2, (1-2).

[20] HEURGON Jean, « Les inscriptions de Pyrgi et l’alliance étrusco-punique autour de 500 av. J.‑C.», Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 109e année, n°1, 1965. p. 90.

[21] RENARD Marcel « L’expansion commerciale des Étrusques en Méditerranée occidentale », Bulletin de la Classe des lettres et des sciences morales et politiques, tome 57, 1971, p. 366.

[22] Ibid., p. 369-370.

[23] Diodore de Sicile, XI, 88 « Ils choisirent alors un autre général, Appelès, et l’envoyèrent contre les Tyrrhéniens avec soixante trières. Il fit des incursions sur le littoral Tyrrhénien, reprit la mer pour l’île de Kyrnos, […] après avoir ravagé la plus grande partie de l’île et s’être rendu maître d’Aithalia, il revint à Syracuse. »

[24] Ibid., XV, 14, (3-4) ; Strabon, V, 2, 8.

[25] BRIQUEL Dominique. « Le regard des autres. Les origines de Rome vues par ses ennemis (début du IVe siècle / début du Ier siècle av. J.‑C.) » Annales littéraires de l’Université de Besançon, 623, université de Franche-Comté Besançon, 1997. p. 17-18.

[26] JEHASSE Olivier, « Corsica Classica… » op. cit., p. 30-38

[27] Hérodote, VI, 17.

[28] En réalité, cela s’applique également aux périodes antérieures et postérieures ainsi qu’à l’ensemble de la Méditerranée mais dans des schémas et des contextes différents.

[29] Thucydide, I, 5. « Les Grecs d’autrefois, ainsi que les Barbares installés en bordure du continent et dans les îles, s’étaient mis, en effet, dès que les relations maritimes eurent pris quelque développement, à pratiquer la piraterie. »

[30] Hérodote, I, 165-167.

[31] Hérodote, VII, 165 & Diodore de Sicile, XI, 20-25.

[32] Ibid., 165.

[33] Diodore de Sicile, XI, 51.

[34] Diodore de Sicile, V, 13, 3.

[35] Polybe, III, 22-24.

[36] JEHASSE Olivier, « Corsica Classica… » op. cit., p. 35-36.

[37] HEURGON Jacques, « Les inscriptions de Pyrgi et l’alliance étrusco-punique autour de 500 av. J.‑C. », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 109e année, n°1, 1965. p. 93

[38] FERRON Jean, « Un traité d’alliance entre Caere et Carthage contemporain des derniers temps de la royauté étrusque à Rome ou l’événement commémoré par la quasi-bilingue de Pyrgi », Politische Geschichte, Berlin-Boston. De Gruyter, 1972, p. 196.

[39] BRIQUEL Dominique, « Le regard des autres… » art. cit., p. 17-18

[40] ARNAUD Pascal, « Les routes de la navigation antique », éd. Errance, Paris, 2005, p. 54 et p. 162-165.

[41] Diodore de Sicile, V, 13. « Cette île où l’on mouille facilement a un port très beau nommé Syracusain ».

Bibliographie

Sources littéraires

Hérodote, Histoires, (trad. par Philippe-Ernest Legrand), Les Belles Lettres, Paris, 2019.

Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, (trad. par Michel Casevitz), Les Belles Lettres, Paris, 2015.

Strabon, Géographie, (trad. par François Lasserre), Les Belles Lettres, Paris, 2003.

Polybe, Histoires, (trad. par Paul Pédech ), Les Belles Lettres, Paris, 2003.

Denys d’Halicarnasse, Antiquités Romaines, (trad. par Stavroula Kefallonitis ), Thèse Sorbonne université Paris 4, 2006.

Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, (trad. par Jacqueline De Romilly), Les Belles Lettres, Paris, 2019.