Audrey Crochet
Résumé
La biographie est un genre littéraire désignant le récit de la vie d’une personne, souvent de sa naissance à sa mort. Composées au Ier et IIIème siècle de notre ère, sous l'Empire romain, les Vies Parallèles de Plutarque et des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce appartiennent au genre biographique. L’éducation et son évocation y font alors l’objet d’un traitement particulier par les biographes antiques. Devant permettre à la fois l’accession à la raison et mettre fin à une dépendance physique, elle constitue une thématique importante dans la temporalité biographique. Partie intégrante du temps de l’enfance, son intégration au récit biographique expose les constructions littéraires et les influences transmises par leurs auteurs. A travers l’étude de ce temps consacré à l’éducation ainsi qu’à son évocation, il s’agit de mettre en exergue ces constructions ainsi que leurs significations.
Détails
Chronologie : IIe – IIIe siècle de n. è.
Lieux : Grèce ancienne – Rome antique
Mots-clés : Éducation – Biographie – Temps de l’enfance – Enfance – Plutarque – Diogène Laërce – Antiquité
Chronology: IInd – IIIrd century CE
Location: Ancient Greece – Ancient Rome
Keywords: Education – Biography – A time for childhood – Childhood – Plutarch – Diogenes Laërce – Antiquity
Plan
I – Le temps des premiers apprentissages : une première éducation lacunaire
1. Un temps peu évoqué par les biographes
2. Éduquer l’enfant et le lecteur : l’utilisation du jeu comme outil pédagogique
3. Le rôle important de la sphère privée
II – De l’ethos à l’ethos : une formation intellectuelle et physique
1. Apprentissages littéraires
2. Formation physique et militaire
3. Des intervenants principalement extérieurs
Pour citer cet article
Référence électronique
Crochet Audrey, “Le temps de l’enfance ou le temps des apprentissages : l’évocation de l’éducation dans les biographies grecques (Plutarque, Diogène Laërce)", Revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest [En ligne], n°5, 2025, mis en ligne le 29 janvier 2025, consulté le 30 janvier 2025 à 18h35, URL : https://ajco49.fr/2025/01/29/le-temps-de-lenfance-ou-le-temps-des-apprentissages-levocation-de-leducation-dans-les-biographies-grecques-plutarque-diogene-laerce
L'Auteur
Audrey Crochet
Diplômée d’un Master Histoire, Civilisations, Patrimoine (parcours Sociétés, Cultures et Échanges) en 2020 et d’un Master Civilisations, Cultures, Sociétés (parcours Valorisation des Nouveaux patrimoines) en 2022 de l’Université de Nantes.
Ses recherches s’articulent sur les thématiques de l’enfance, de son temps et de ses représentations dans le monde antique, notamment en Grèce et Rome antique. Elle est l’auteure d’un mémoire intitulé « Le temps de l’enfance dans les biographies grecques (Plutarque, Diogène Laërce) ».
Droits d'auteur
Tous droits réservés à l'Association des Jeunes Chercheurs de l'Ouest.
Les propos tenus dans les travaux publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.
Si l’enfance est souvent perçue comme un état de faiblesse vers lequel il n’est pas souhaitable de revenir pour certains philosophes tels qu’Aristote[1], elle constitue un temps particulier au sein des biographies grecques anciennes. Le récit biographique relatif à l’enfance, ou « temps de l’enfance », met en exergue les perceptions et les représentations que pouvaient avoir les biographes antiques, et plus particulièrement Plutarque[2] et Diogène Laërce[3], de l’enfance et de son temps biographique. Cette temporalité littéraire particulière, mise en évidence par les constructions et les formes qu’elle peut prendre, intègre également la parentalité des protagonistes qui peuvent évoquer d’éventuelles perceptions ou pratiques transmises d’une génération à l’autre.
Thématique majeure durant l’enfance, l’éducation fait l’objet d’un traitement particulier. Celle-ci constitue l’un des temps forts dans la vie de l’enfant puisqu’étant assimilé à l’accession à la raison et à la fin d’une certaine dépendance physique. Divisée en deux périodes distinctes, la première et la seconde éducation, ces formations constituent le moment propice à l’expression et à la mise en œuvre des choix et des traditions suivis ou non par les protagonistes. D’autre part, elles sont aussi l’occasion de relever les potentielles influences de ces choix sur le développement de leur personnalité et actes à venir. C’est donc en raison de toutes ces dimensions que l’éducation intéresse beaucoup les biographes, et ce dans son traitement et sa mise en forme. À la fois « vitrine » des politiques et choix éducatifs influant le développement des individus mais également des relectures portées par le biographe, le temps de l’éducation et sa retranscription forment un objet d’étude pour mieux comprendre leurs constructions et leurs significations.
À travers l’étude des réflexions développées au sein des biographies grecques traitant du temps de l’enfance[4], il convient d’observer et de détailler cette première éducation qui semble, par le nombre de ses évocations, moins présente que la seconde éducation prenant la forme du jeu sous le contrôle de divers acteurs. Enfin, nous analyserons les principaux enseignements, ou seconde éducation, que nous pouvons retrouver durant ce temps de l’enfance ainsi que leurs acteurs, bien souvent extérieurs à la maisonnée.
I. Le temps des premiers apprentissages : une première éducation lacunaire
1. Un temps peu évoqué par les biographes
À la différence de la généalogie[5], la première éducation ne constitue pas un élément constitutif du récit biographique. Représentant près de 10% de la totalité du corpus documentaire étudié[6], le recours à la première éducation ainsi que son emploi peuvent être alors interrogés. Objet important de relectures et d’anachronismes, l’éducation[7] et son récit peuvent être la cible de la construction de légendes ou de rajouts d’éléments anachroniques[8]. Genre littéraire ne répondant pas à des règles précises permettant sa distinction, la biographie peut être employée pour servir les intentions et souhaits des auteurs. En effet, comme le souligne Dominic O’Meara, « les biographies de philosophes rédigées par des philosophes dans l’Antiquité expriment les positions philosophiques et intentions pédagogiques de ces derniers[9] ». Bien que n’incluant pas de biographie de philosophe, un rapprochement peut être fait avec les Vies Parallèles de Plutarque qui visent à mettre en avant les vertus et les défauts de ses protagonistes[10]. La biographie n’est donc pas un médium littéraire neutre à l’origine. En d’autres termes, cette aspiration de construction d’une image littéraire, fictive ou non, visant à servir les intérêts de l’école de pensée à laquelle appartient le philosophe a pour conséquence le peu, voire l’absence, de mentions afférentes à la première éducation. Pour Billault[11], cette absence s’expliquerait par une volonté des philosophes d’apparaître comme déjà sachant ou apprenant mais avec dépassement des maîtres.
La première éducation ne fait donc pas l’objet d’un intérêt particulier de la part des biographes, et ce en raison des objectifs et ambitions qu’ils souhaitent donner à leur récit. Toutefois, elle peut parfois servir le propos développé par le biographe. En effet, par son intermédiaire, un évènement ou une anecdote sortant du cadre ordinaire peut venir témoigner ou confirmer un aspect de la personnalité du protagoniste. C’est le cas avec les mentions sur la noblesse de Romulus et Rémus (Romulus, 6.3-5), la personnalité entreprenante d’Alcibiade (Alcibiade, 2.2-4) ou encore le contrôle moral de Caton le Jeune (Caton le Jeune, 2.6-8).
2. Éduquer l’enfant et le lecteur : l’utilisation du jeu comme outil pédagogique
Pratique rattachée étymologiquement à l’enfant, le jeu est la principale activité de celui-ci, outre la satisfaction de ses besoins physiologiques. Simple ou complexe, nécessitant une pratique, solitaire ou collective, un ou plusieurs jouets, voire le suivi de règles précises, le jeu aspire à éduquer et à transmettre, selon Véronique Dasen, « les valeurs et les compétences qu’une communauté entend promouvoir »[12]. En cela, il s’oppose au monde rationnel et moral des adultes. Un passage de la Vie d’Héraclite, témoignant de sa préférence à jouer aux osselets avec les enfants plutôt que de « s’occuper des affaires de la cité » (Héraclite, 3), vient ainsi renforcer cette dichotomie.
Toutefois, sa mention explicite dans les sources reste cependant rare et lacunaire. L’une des principales références au jeu et à sa pratique que nous possédons est celle présente dans la Vie d’Alcibiade (Alcibiade, 2.3-4). Plutarque y détaille une partie d’osselets jouée au sein des rues athéniennes au cours de laquelle Alcibiade manque de se blesser à l’arrivée d’une charrette.
« […] étant encore petit, il jouait aux osselets dans la rue. Son tour était venu de les lancer, lorsqu’une voiture chargée de marchandises survint. 4. Tout d’abord, il ordonna au conducteur de l’attelage de s’arrêter, parce que les osselets tombaient sur le passage du chariot. L’homme, qui était un rustre, ne l’écouta pas et continua d’avancer. Alors les autres enfants s’écartèrent mais Alcibiade se jeta la face contre terre devant l’attelage et, étendu tout du long, il cria « Passe maintenant, si tu veux ». Alors, le cocher effrayé, tira son attelage en arrière. Les spectateurs de cette scène, épouvantés, poussèrent des cris et accoururent vers l’enfant » (Vie d’Alcibiade, 2.3-4)
Ici, l’intérêt de Plutarque ne se porte ni sur la pratique ni sur les règles du jeu des osselets mais plutôt sur ce qu’elle induit et nous apprend du comportement d’Alcibiade. Lorsqu’arrive son tour, Alcibiade refuse de perdre, ni de voir son autorité contestée. Par son évocation, le jeu permet de transposer et expliciter des traits de personnalité, innés ou acquis, des protagonistes. Pour Françoise Frazier, ces anecdotes sont également l’occasion de mettre en évidence ce que la tradition a estimé comme l’un des éléments constitutifs du caractère d’adulte des protagonistes ainsi que celles qui se sont cristallisées autour de lui[13].
L’usage de ces anecdotes constitue alors un outil et un levier pédagogique intéressant pour la construction du récit biographique à destination du lecteur. C’est notamment le cas pour Plutarque qui exemplifie les vertus qu’il souhaite promouvoir et les défauts qu’il juge peu souhaitable de reproduire. Par-là même, il établit un protocole énonciatif explicitant sa position vis-à-vis de son récit. Ainsi, le jeu et sa pratique se rapprocheraient d’une reproduction du monde adulte chez l’enfant avec ses codes et règles plaçant le protagoniste dans une certaine continuité littéraire. Cette construction du récit répond à des critères de composition, particulièrement chez Plutarque. Il s’agit de l’inclusion de signes, d’influences ou de raisons explicatives, héritées ou acquises lors de l’éducation, démontrant le caractère illustre du protagoniste et donc son choix comme modèle.
À titre d’exemple, son usage est perceptible dans la description qu’en fait Caton le Jeune. En effet, il est rapporté que « dès l’enfance, dit-on, Caton laissait paraitre dans sa voix, sur son visage et dans ses amusements un caractère inflexible, impassible et ferme à tous égards[14] ». Plutarque accentue par cette précision le caractère de la vertu morale de Caton le Jeune qu’il souhaite promouvoir dans son récit, ce qui n’est pas sans rappeler celle de son ascendant Caton l’Ancien. Enfin, par le recours à l’exemple et à l’anecdote, l’évocation de la dimension morale de Caton le Jeune lors de ses « amusements[15] » s’intègre, plus largement, dans une transmission des valeurs familiales.
3. Le rôle important de la sphère privée
Relevant du contexte de l’oikos ou de la domus, les parents et la nourrice occupent une place essentielle lors de la première éducation. Contrairement à la seconde éducation qui répond à une formation de l’enfant tant sur un plan physique qu’intellectuel, le but de cette première éducation est de laisser l’enfant dompter sa spontanéité et de lui apprendre à sortir d’une certaine dépendance, surtout sur le plan physique. Elle n’est, cependant, que peu développée dans les récits biographiques et son indication est identifiable par l’utilisation du terme trophê et de ses dérivés (grec : élever, nourrir) à plusieurs reprises dans les textes[16].
Sur les mentions qui lui sont afférentes, celles rattachées aux parents de l’enfant, qu’ils soient adoptifs ou non, représentent une part importante. Tout comme le jeu, le biographe ne semble pas intéressé par le traitement ni le développement en détail des différentes actions des parents envers leurs enfants, ni leur comportement. La parentalité sert ici à promouvoir certains modèles. À titre d’exemple, mentionnons l’attention de Caton et de sa femme envers leur fils[17] ou encore les réflexions théoriques des philosophes sur l’éducation des enfants. Dans le cas de Plutarque, cette attention est intégrée à la structure du récit par l’insertion de quelques commentaires ou jugements lors de ces développements. Cette construction se retrouve notamment lorsqu’il traite de l’appréhension du deuil d’un père, lui-même l’ayant vécu, à l’aide du propos d’Eschine rapporté dans sa Vie de Démosthène (Vie de Démosthène, 22.3). A l’inverse, Diogène Laërce expose les attitudes des philosophes, témoignant de leurs ascèses, dans ses doxographies sans s’impliquer de manière directe comme Plutarque. Dans la Vie de Bias, il relate, selon les propos rapportés par Phanodicos, que celui-ci éleva et dota des jeunes filles captives de Messène avant de les renvoyer à leurs pères[18]. Diogène Laërce relève l’attitude morale de Bias vis-à-vis de ces jeunes filles, et ses conséquences. De ce fait, la place centrale dévolue aux parents auprès de leurs enfants montre l’existence d’un encadrement familial.
Les nourrices participent elles aussi à l’éducation du jeune enfant. Pouvant être désignées sous le terme de tithê (grec, nourrice), elles sont avant tout définies par leur statut et leur fonction. Elles sont chargées de s’occuper et d’élever les enfants, et ce conjointement aux parents. Plutarque met en avant la réputation et l’emploi de nourrices lacédémoniennes. Selon les Vies de Lycurgue et d’Alcibiade, les principales occupations qui leur sont attribuées sont de veiller à l’allaitement, à l’hygiène et au comportement de l’enfant. Leur proximité avec les enfants peut parfois être génératrice de sentiments affectifs. Dans certains cas, une relation de parenté peut se créer. Par son intermédiaire, un élargissement de la famille est possible. La nourrice apparaît alors comme une figure maternelle suppléante, et ce malgré sa condition servile. L’établissement de ce lien est notamment présent chez Caton l’Ancien. Bien que sa femme Licinia ne soit pas une nourrice et allaite elle-même ses enfants, elle nourrit également aussi les enfants de ses esclaves.
« 20.5 Elle le nourrissait elle-même de son lait. Souvent même elle donnait le sein aux petits enfants de ses esclaves, afin que cette nourriture commune leur inspirât de l’affection pour son fils. » (Vie de Caton l’Ancien, 20.5)
Il souhaite, avec le partage de nourriture ou suntrophias (συντροφίας), la création d’une affection naturelle entre son fils et les enfants de ses esclaves. A cet égard, la formation de cette relation de parenté peut aussi s’appliquer aux nourrices. Enfin, le partage d’une nourriture commune, surtout d’une manière répétée, révèle le lien unissant les parents à leur enfant, à savoir l’amour parental.
Après avoir acquis une certaine indépendance physique ainsi que quelques codes sociaux grâce au jeu, l’enfant doit, lorsqu’il atteint l’âge de raison, être éduqué selon des programmes et des enjeux spécifiques. Cette formation marque le commencement de la seconde éducation.
II. De l’ethos à l’ethos : une formation intellectuelle et physique
1. Apprentissages littéraires
Tout d’abord, l’enfant doit apprendre lire et à écrire. Cet enseignement est dispensé par un maître (διδάσκαλος), plus spécifiquement par le grammairien (γραμματικός) pour la lecture et l’écriture. Cette thématique reste cependant peu traitée dans les sources et fait l’objet d’un intérêt faible chez Diogène Laërce et Plutarque notamment. Son évocation vient surtout appuyer et renforcer les traits de personnalité émergeants ou préexistants, voire ceux acquis par le suivi de cette formation littéraire et plus largement par l’éducation.
Dans sa Vie de Platon, Diogène Laërce précise que le philosophe et lettré athénien, aurait appris les lettres auprès de son maître Denys. Il indique détenir cette information d’un dialogue socratique apocryphe intitulé Les Rivaux[19]. Peu d’indications sur les contenus, les méthodes et leurs applications sont détaillés dans cet extrait. Cette lacune résulte du fait que Diogène Laërce s’appuie sur ce qu’il a pu lire dans les œuvres de Platon. En effet, la construction du récit doxographique par Diogène Laërce repose principalement sur la compilation et la reprise d’éléments de la vie des philosophes issues de ses lectures. Il ne cherche pas à tendre vers l’exhaustivité mais plutôt à inscrire le penseur dans une temporalité et généalogie philosophique. Ce traitement de la thématique de la formation littéraire révèle également l’anachronisme de certains passages biographiques de la Vie de Platon[20] puisque peu d’éléments biographiques de Platon sont connus de manière certaine[21].
Dans un second temps, l’enfant pouvait aussi recevoir une éducation rhétorique et oratoire à la suite de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture[22] comme c’est le cas de Démosthène[23] :
« 5.1 Voici quelle fut, dit-on, l’occasion qui éveilla la vocation oratoire de Démosthène. L’orateur Callistratos devait plaider au tribunal dans le procès relatif à Oropos, et ces débats suscitaient une grande attente, en raison du talent de l’orateur, qui était alors à l’apogée de sa réputation, et en raison de l’affaire elle-même, dont on parlait beaucoup. 2. Or, Démosthène, ayant entendu maitres et pédagogues convenir entre eux d’assister à ce procès, persuada son propre pédagogue, à force de prières instantes, de le mener à l’audience. 3. Celui-ci, ayant des accointances avec les appariteurs du tribunal, réussit à obtenir une place où l’enfant pourrait s’asseoir sans être remarqué et entendre les discours. 4. Gallistratos triompha et fut prodigieusement admiré. Démosthène envia sa gloire en voyant la foule l’escorter et le féliciter, mais il admira davantage encore la puissance de la parole, en observant qu’elle était capable de dompter et de dominer tout. 5. Dès lors il abandonna les autres études et les occupations de l’enfance pour s’exercer et s’entrainer lui-même à l’éloquence, dans la pensée qu’il pourrait lui aussi devenir orateur. » (Vie de Démosthène, 5.1-5)
Par son exemple, Plutarque souhaite mettre en évidence l’importance de l’éducation comme révélatrice des aspects de la personnalité de ces protagonistes, qu’ils soient innés ou bien acquis grâce à celle-ci. De même, afin de signifier sa continuité littéraire, l’éducation est souvent marquée par la présence d’indications chronologiques pour donner une certaine temporalité au récit. De ce fait, servant de point de repère, l’éducation littéraire peut faire l’objet d’une brève mention. Cela est perceptible notamment dans les cas où elle n’est pas le principal médium de manifestation des signes propres du protagoniste. Elle est donc la résultante d’une construction littéraire privilégiant les résultats de l’éducation suivie et non à propos de la réflexion et l’évolution de la pensée et de la morale des protagonistes[24]. De plus, elle est le témoignage des positions et des idéologies défendues par les protagonistes sur la thématique de l’éducation, qu’elle soit grecque ou bien romaine, surtout dans les cas de Caton, de Marius ou du laconisme spartiate. Leurs mentions, favorables ou péjoratives, nous informent également sur la position défendue par le biographe vis-à-vis du temps à l’enseignement. Ainsi, pour Plutarque, il serait incompréhensible de ne pas mentionner le rôle et l’influence de la civilisation grecque. Enfin, l’évocation de cette formation littéraire s’accorde selon son caractère de définition. Il s’agit, plus précisément, de l’insertion d’un élément identitaire, identifié ou pouvant être identifiable par le lecteur, établissant un capital introductif aux actions du protagoniste. Dépendante des sources et des informations propres à chaque protagoniste et à celles collectées par les biographes, elles peuvent toutefois faire l’objet d’un remaniement préalable.
2. Formation physique et militaire
L’enseignement militaire vient en complément de celui de l’intellect, notamment sous l’Empire romain. Son évocation souligne l’importance de la chose militaire dans la construction, voire le quotidien, des sociétés grecque ou romaine (Flaminius, 1.4) car liée tant à la vertu qu’au courage (Coriolan, 1.6). Pour Caton l’Ancien, le suivi de cette formation est une tradition qu’il s’agit de perpétuer. Les activités enseignées et pratiquées mettent en évidence le statut social auquel appartient l’enfant.
Le maniement des armes représente une partie importante de cette formation. Elle est évoquée dans les Vies de Coriolan (Coriolan, 2.1-2), Fabius Maximus (Fabius Maximus, 1.7), Philopœmen (Philopœmen, 3.2-5) et Lycurgue (Lycurgue, 14, 16-18). Il en va de même avec la pratique de l’équitation qui est également mentionnée à plusieurs reprises dans les sources, et plus spécifiquement dans les Vies de Philopœmen (Philopœmen, 3.2-5), de Diogène (30-31) et de Caton l’Ancien (20.6). En effet, pour les Grecs et les Romains, apprendre à monter à cheval semble inhérent à la formation militaire de l’enfant, surtout si celui-ci est possède un statut social élevé. Le dénombrement de l’ensemble des enseignements rapportés dans la Vie de Caton (20.5-9) peut être rapproché de celui fait par Diogène Laërce dans sa Vie de Diogène (30-31). Dès lors, en plus de savoir monter à cheval, l’enfant doit aussi savoir manier des armes telles que le javelot (Caton l’Ancien, 20.6 ; Diogène, 30 ; Lycurgue, 14.3), le tir à l’arc (Diogène, 30) ou encore la fronde (Diogène, 30). L’énumération de ces enseignements aspire à exposer la richesse et la diversité de la formation grecque ou romaine. En d’autres termes, l’éducation est utilisée comme « vitrine » des compétences tant physiques que morales du protagoniste.
Nonobstant cette mise en valeur des capacités propres à chaque protagoniste, il n’est fait mention que des noms des enseignements suivis et non le détail des exercices, leur réalisation ou bien les méthodes d’enseignement employées. Une précision est cependant faite par Plutarque sur l’adaptation des enseignements destinés aux jeunes filles aristocratiques spartiates[25]. Par ce biais, il veut rappeler la fonction préparatrice du corps mise en œuvre par Lycurgue de façon à inciter sa reproduction par leurs descendants. Son évocation révèle un attachement à la thématique de l’éducation et de sa prise en charge, créant un parallèle entre le semi-légendaire législateur lacédémonien et le Béotien. Les différentes mentions relatives à l’éducation permettent donc d’indiquer au lecteur l’orientation de la personnalité ainsi que les valeurs acquises par son intermédiaire. À ce titre, elles peuvent être construites en opposition à d’autres modèles ou pratiques éducatives[26]. Cette opposition se retrouve chez Marius (Marius, 2.2) et chez Philopœmen (Philopœmen, 3.2-5) entre les enseignements éducatifs grecs comme l’apprentissage littéraire et la formation militaire romaine tel que la pratique contraignante de l’athlétisme. Il s’agit donc de distinguer les spécificités de chaque société et les représentations qu’elle véhicule. Ici, la société grecque est caractérisée par sa culture et sa philosophie en raison de son apanage de la langue et des lettres[27] tandis que la société romaine est présentée comme militaire et conquérante. Pour autant, cette opposition n’est pas figée. Composées au IIIe apr. J.-C. durant l’Empire romain, ces deux œuvres biographiques doivent être remises dans leur contexte chronologique. Bien que rappelant les apports grecs, Plutarque, italophile, chercherait à exposer les apports de la paix et de la stabilité romaine[28].
3. Des intervenants principalement extérieurs
Thématique centrale, la seconde éducation est surtout donnée par des intervenants principalement extérieurs de la maisonnée. Après l’acquisition d’une certaine indépendance physique lors de la première éducation, il s’agit, dans un second temps, de former le corps et l’intellect de l’enfant. Par-là même, une transmission des valeurs ainsi que de traditions peut être effectuée. Ces intervenants se distinguent en deux catégories : les maîtres et la cité.
L’emploi de maîtres, voire de précepteurs, est courant dans le monde antique, et plus particulièrement par les classes les plus aisées, leur souhait étant de pouvoir donner la meilleure formation à leurs enfants. Cette pratique est révélée dans les récits biographiques par la mention de leur rétribution (Démosthène, 4.3), et ce particulièrement dans le cas des philosophes (Aristippe, 72). L’évocation du nom des maîtres nous informe, par ailleurs, sur les influences auxquelles est exposé le protagoniste et ses effets éventuels sur son éducation. Cela est perceptible dans la Vie de Périclès avec le rôle et la place importante qu’occupe Anaxagore de Clazomènes auprès de celui-ci (Périclès, 4.6). De surcroît, l’indication du recours à un maître sert souvent de marqueurs chronologiques marquant le début et la fin de la seconde éducation, voire la fin du temps de l’enfance.
L’éducation met aussi en avant l’héritage culturel et social de l’enfant tout en distinguant l’inné de l’acquis. Les usages de la biographie de philosophes renforcent cette idée. En effet, la biographie aspire à être utilisée comme une « vitrine » de leurs capacités. De ce fait, les quelques mentions de maîtres servent surtout justifier a posteriori les inclinaisons et les doctrines des penseurs, voire de leurs écoles. Elles sont, de plus, associées à l’accession, à la révélation et à la conversion à la pratique de la philosophie. En revanche, leur absence contribue à diffuser les existences légendaires ou mythiques des philosophes ainsi que leurs récits. Elle résulte d’une dépendance des biographes vis-à-vis des sources disponibles et dans le choix d’intégrer ces éléments dans la composition de leurs récits.
Enfin, la cité constitue également un acteur intervenant dans l’éducation des enfants. C’est notamment le cas à Sparte où il existe un encadrement collectif reposant sur la hiérarchie et l’apprentissage de l’obéissance, contrastant avec l’interaction privilégiée existante entre le maître et ses élèves. La description détaillée de cet encadrement collectif est donnée par Plutarque dans sa Vie de Lycurgue (Lycurgue, 16.4-7 ; 16.10-14 ; 17.4-8 ; 22.3-6), ce qui rappelle l’intérêt du biographe pour ce sujet. Par sa mention et son intégration dans le récit, elle permet à Plutarque de revenir sur la question éducative et de sa prise en compte par la cité lacédémonienne. Enfin, elle est aussi l’occasion pour le biographe d’évoquer les modèles grecs en comparaison avec les modèles romains.
Objet de relecture, l’éducation est un moment primordial pour l’enfant et la composition de son temps de l’enfance. Dans les sources littéraires, la mention de l’éducation constitue un excellent moyen pour le biographe de revenir sur ce que le lecteur doit savoir avant de poursuivre la lecture du récit afin de mieux appréhender et comprendre les actions et le comportement du protagoniste dans certaines situations. De l’influence révélatrice de la première éducation à l’affirmation ou confirmation de capacités exceptionnelles développées par la seconde éducation, elle se révèle être un outil dans la compréhension de sa perception et sa représentation par des auteurs qui ne sont pas contemporains de ses pratiques. Peu rapportée, la première éducation n’est pas, aux yeux des biographes, un temps central dans le développement du temps de l’enfance et de son éducation. Dépendant physiquement et n’ayant pas encore accéder à la raison, son évocation vise surtout à promouvoir les traits caractéristiques ou significatifs des protagonistes par l’intermédiaire d’anecdotes. Principale activité de l’enfant, la mention du jeu forme un outil privilégié par les biographes, notamment chez Plutarque. A contrario, la seconde éducation aspire à former l’intellect et le corps de l’enfant. Ne s’attardant ni sur le détail des enseignements donnés ni sur les maîtres ou les précepteurs, elle renforce l’idée d’une prédisposition certaine et des aptitudes innées des protagonistes. Regroupant plusieurs disciplines (littéraire, militaire, physique et morale), elle ambitionne la création d’un échange entre le biographe et le lecteur dans un souci d’éducation de ce dernier. Dès lors, la biographie et son temps consacré à l’éducation ne sont pas neutres et témoignent des aspirations ainsi que des influences des biographes. In fine, ses absences sont tout autant significatives, marquant les différentes attributions ou idéaux qui ont pu lui être attribués. Par leur biais, elles révèlent les choix opérés par les biographes, tels que la sélection et l’utilisation d’anecdotes ou encore l’intégration dans une généalogie philosophique, dans un souci de composition ou d’orientation du récit.
[1] Voir MONTEILS-LAENG Laetitia, « La valeur de l’enfance chez Aristote », Archives de Philosophie, vol. 80, n°4, 2017, p. 659- 676.
[2] Plus particulièrement au sein de ses Vies Parallèles.
[3] Plus particulièrement au sein de ses Vies et doctrines des philosophes illustres.
[4] CROCHET Audrey, Le temps de l’enfance dans les biographies grecques (Plutarque, Diogène Laërce), mémoire de Master 2 sous la direction de WILGAUX Jérôme, Université de Nantes, 2020.
[5] L’évocation de la généalogie dans les récits biographiques permet de replacer le protagoniste dans une continuité et une temporalité qui lui est propre (lignée aristocratique, filiation intellectuelle, etc.).
[6] Résultat comprenant les entrées « Naissance », « Premiers soins », et « Première éducation ». CROCHET Audrey, Le temps de l’enfance …, op. cit., p. 306.
[7] Première et seconde éducation comprises.
[8] BILLAULT Alain, « Le mythe de l'enfance philosophique dans les biographies des philosophes grecs », in AUGER Danièle (dir.), Enfants et enfances dans les mythologies : actes du VIIe colloque du Centre de recherches mythologiques de l'Université de Paris-X : (Chantilly, 16-18 septembre 1992), Paris, 1995, p. 217.
[9] O’MEARA Dominic, « Mauro Bonazzi, Stefan Schorn (éd.), Bios Philosophos : Philosophy in Ancient Greek Biography », Philosophie antique, n°17, 2017, p. 208
[10] Ibid, p. 206.
[11] BILLAULT Alain, « Le mythe de l'enfance philosophique … », op. cit., p. 220-221.
[12] DASEN Véronique, Ludique. Jouer dans l’Antiquité, Éditions Snoeck, Heul, 2019, p. 14.
[13] FRAZIER Françoise, Histoire et morale dans les « Vies parallèles » de Plutarque, Belles Lettres, Paris, 2016, p. 106.
[14] PLUTARQUE, Vie de Caton le Jeune, 1.3.
[15] Ibid. Vie de Caton le Jeune, 1.3.
[16] Peuvent être cités : Vie de Thésée (Thésée, 3b) ; Vie de Lycurgue (Lycurgue 49c -49f) ; Vie de Coriolan (Coriolan, 214a) ; Vie de Pyrrhos (Pyrrhos 384c) ; Vie de Sertorius (Sertorius, 568f) ; Vie d’Agésilas (Agésilas, 606e).
[17] PLUTARQUE, Vie de Caton l’Ancien, 20.4-5.
[18] DIOGÈNE LAËRCE, Vie de Bias, 82-83.
[19] PLATON, Les Rivaux, 132a.
[20] BRISSON Luc in GOULET-CAZE, M.-O., dir., trad., Vies et doctrines des philosophes illustres, Paris, 1999, p. 372-373.
[21] Ibid., p. 371 et p. 386.
[22] PEBARTHE, Christophe, Cité, démocratie et écriture : histoire de l'alphabétisation d'Athènes à l'époque classique, Éditions de Boccard, Paris, 2006 p. 70.
[23] PLUTARQUE, Vie de Démosthène, 5.1-5.
[24] FRAZIER Françoise, « Histoire et morale … », op. cit., p. 108. Elle parle de « reconstitution d’un itinéraire intellectuel et moral ».
[25] Voir PLUTARQUE, Vie de Lycurgue, 14.3. En effet, « par son ordre, les jeunes filles s’exercèrent à la course, à la lutte, au lancement du disque et du javelot. Il voulait que la semence de l’homme fortement enracinée dans des corps robustes poussât de plus beaux germes et qu’elles-mêmes fussent assez fortes pour supporter l’enfantement et lutter avec aisance et succès contre les douleurs de l’accouchement ».
[26] CROCHET Audrey, « Le temps de l’enfance … », op. cit., p. 103.
[27] Ibid, p. 103.
[28] BOULOGNE Jacques, Plutarque : un aristocrate grec sous l'occupation romaine, Presses Universitaire de Lille, Villeneuve-d’Ascq, 1994, p. 35 – 40.
Si l’enfance est souvent perçue comme un état de faiblesse vers lequel il n’est pas souhaitable de revenir pour certains philosophes tels qu’Aristote[1], elle constitue un temps particulier au sein des biographies grecques anciennes. Le récit biographique relatif à l’enfance, ou « temps de l’enfance », met en exergue les perceptions et les représentations que pouvaient avoir les biographes antiques, et plus particulièrement Plutarque[2] et Diogène Laërce[3], de l’enfance et de son temps biographique. Cette temporalité littéraire particulière, mise en évidence par les constructions et les formes qu’elle peut prendre, intègre également la parentalité des protagonistes qui peuvent évoquer d’éventuelles perceptions ou pratiques transmises d’une génération à l’autre.
Thématique majeure durant l’enfance, l’éducation fait l’objet d’un traitement particulier. Celle-ci constitue l’un des temps forts dans la vie de l’enfant puisqu’étant assimilé à l’accession à la raison et à la fin d’une certaine dépendance physique. Divisée en deux périodes distinctes, la première et la seconde éducation, ces formations constituent le moment propice à l’expression et à la mise en œuvre des choix et des traditions suivis ou non par les protagonistes. D’autre part, elles sont aussi l’occasion de relever les potentielles influences de ces choix sur le développement de leur personnalité et actes à venir. C’est donc en raison de toutes ces dimensions que l’éducation intéresse beaucoup les biographes, et ce dans son traitement et sa mise en forme. À la fois « vitrine » des politiques et choix éducatifs influant le développement des individus mais également des relectures portées par le biographe, le temps de l’éducation et sa retranscription forment un objet d’étude pour mieux comprendre leurs constructions et leurs significations.
À travers l’étude des réflexions développées au sein des biographies grecques traitant du temps de l’enfance[4], il convient d’observer et de détailler cette première éducation qui semble, par le nombre de ses évocations, moins présente que la seconde éducation prenant la forme du jeu sous le contrôle de divers acteurs. Enfin, nous analyserons les principaux enseignements, ou seconde éducation, que nous pouvons retrouver durant ce temps de l’enfance ainsi que leurs acteurs, bien souvent extérieurs à la maisonnée.
I. Le temps des premiers apprentissages : une première éducation lacunaire
1. Un temps peu évoqué par les biographes
À la différence de la généalogie[5], la première éducation ne constitue pas un élément constitutif du récit biographique. Représentant près de 10% de la totalité du corpus documentaire étudié[6], le recours à la première éducation ainsi que son emploi peuvent être alors interrogés. Objet important de relectures et d’anachronismes, l’éducation[7] et son récit peuvent être la cible de la construction de légendes ou de rajouts d’éléments anachroniques[8]. Genre littéraire ne répondant pas à des règles précises permettant sa distinction, la biographie peut être employée pour servir les intentions et souhaits des auteurs. En effet, comme le souligne Dominic O’Meara, « les biographies de philosophes rédigées par des philosophes dans l’Antiquité expriment les positions philosophiques et intentions pédagogiques de ces derniers[9] ». Bien que n’incluant pas de biographie de philosophe, un rapprochement peut être fait avec les Vies Parallèles de Plutarque qui visent à mettre en avant les vertus et les défauts de ses protagonistes[10]. La biographie n’est donc pas un médium littéraire neutre à l’origine. En d’autres termes, cette aspiration de construction d’une image littéraire, fictive ou non, visant à servir les intérêts de l’école de pensée à laquelle appartient le philosophe a pour conséquence le peu, voire l’absence, de mentions afférentes à la première éducation. Pour Billault[11], cette absence s’expliquerait par une volonté des philosophes d’apparaître comme déjà sachant ou apprenant mais avec dépassement des maîtres.
La première éducation ne fait donc pas l’objet d’un intérêt particulier de la part des biographes, et ce en raison des objectifs et ambitions qu’ils souhaitent donner à leur récit. Toutefois, elle peut parfois servir le propos développé par le biographe. En effet, par son intermédiaire, un évènement ou une anecdote sortant du cadre ordinaire peut venir témoigner ou confirmer un aspect de la personnalité du protagoniste. C’est le cas avec les mentions sur la noblesse de Romulus et Rémus (Romulus, 6.3-5), la personnalité entreprenante d’Alcibiade (Alcibiade, 2.2-4) ou encore le contrôle moral de Caton le Jeune (Caton le Jeune, 2.6-8).
2. Éduquer l’enfant et le lecteur : l’utilisation du jeu comme outil pédagogique
Pratique rattachée étymologiquement à l’enfant, le jeu est la principale activité de celui-ci, outre la satisfaction de ses besoins physiologiques. Simple ou complexe, nécessitant une pratique, solitaire ou collective, un ou plusieurs jouets, voire le suivi de règles précises, le jeu aspire à éduquer et à transmettre, selon Véronique Dasen, « les valeurs et les compétences qu’une communauté entend promouvoir »[12]. En cela, il s’oppose au monde rationnel et moral des adultes. Un passage de la Vie d’Héraclite, témoignant de sa préférence à jouer aux osselets avec les enfants plutôt que de « s’occuper des affaires de la cité » (Héraclite, 3), vient ainsi renforcer cette dichotomie.
Toutefois, sa mention explicite dans les sources reste cependant rare et lacunaire. L’une des principales références au jeu et à sa pratique que nous possédons est celle présente dans la Vie d’Alcibiade (Alcibiade, 2.3-4). Plutarque y détaille une partie d’osselets jouée au sein des rues athéniennes au cours de laquelle Alcibiade manque de se blesser à l’arrivée d’une charrette.
« […] étant encore petit, il jouait aux osselets dans la rue. Son tour était venu de les lancer, lorsqu’une voiture chargée de marchandises survint. 4. Tout d’abord, il ordonna au conducteur de l’attelage de s’arrêter, parce que les osselets tombaient sur le passage du chariot. L’homme, qui était un rustre, ne l’écouta pas et continua d’avancer. Alors les autres enfants s’écartèrent mais Alcibiade se jeta la face contre terre devant l’attelage et, étendu tout du long, il cria « Passe maintenant, si tu veux ». Alors, le cocher effrayé, tira son attelage en arrière. Les spectateurs de cette scène, épouvantés, poussèrent des cris et accoururent vers l’enfant » (Vie d’Alcibiade, 2.3-4)
Ici, l’intérêt de Plutarque ne se porte ni sur la pratique ni sur les règles du jeu des osselets mais plutôt sur ce qu’elle induit et nous apprend du comportement d’Alcibiade. Lorsqu’arrive son tour, Alcibiade refuse de perdre, ni de voir son autorité contestée. Par son évocation, le jeu permet de transposer et expliciter des traits de personnalité, innés ou acquis, des protagonistes. Pour Françoise Frazier, ces anecdotes sont également l’occasion de mettre en évidence ce que la tradition a estimé comme l’un des éléments constitutifs du caractère d’adulte des protagonistes ainsi que celles qui se sont cristallisées autour de lui[13].
L’usage de ces anecdotes constitue alors un outil et un levier pédagogique intéressant pour la construction du récit biographique à destination du lecteur. C’est notamment le cas pour Plutarque qui exemplifie les vertus qu’il souhaite promouvoir et les défauts qu’il juge peu souhaitable de reproduire. Par-là même, il établit un protocole énonciatif explicitant sa position vis-à-vis de son récit. Ainsi, le jeu et sa pratique se rapprocheraient d’une reproduction du monde adulte chez l’enfant avec ses codes et règles plaçant le protagoniste dans une certaine continuité littéraire. Cette construction du récit répond à des critères de composition, particulièrement chez Plutarque. Il s’agit de l’inclusion de signes, d’influences ou de raisons explicatives, héritées ou acquises lors de l’éducation, démontrant le caractère illustre du protagoniste et donc son choix comme modèle.
À titre d’exemple, son usage est perceptible dans la description qu’en fait Caton le Jeune. En effet, il est rapporté que « dès l’enfance, dit-on, Caton laissait paraitre dans sa voix, sur son visage et dans ses amusements un caractère inflexible, impassible et ferme à tous égards[14] ». Plutarque accentue par cette précision le caractère de la vertu morale de Caton le Jeune qu’il souhaite promouvoir dans son récit, ce qui n’est pas sans rappeler celle de son ascendant Caton l’Ancien. Enfin, par le recours à l’exemple et à l’anecdote, l’évocation de la dimension morale de Caton le Jeune lors de ses « amusements[15] » s’intègre, plus largement, dans une transmission des valeurs familiales.
3. Le rôle important de la sphère privée
Relevant du contexte de l’oikos ou de la domus, les parents et la nourrice occupent une place essentielle lors de la première éducation. Contrairement à la seconde éducation qui répond à une formation de l’enfant tant sur un plan physique qu’intellectuel, le but de cette première éducation est de laisser l’enfant dompter sa spontanéité et de lui apprendre à sortir d’une certaine dépendance, surtout sur le plan physique. Elle n’est, cependant, que peu développée dans les récits biographiques et son indication est identifiable par l’utilisation du terme trophê et de ses dérivés (grec : élever, nourrir) à plusieurs reprises dans les textes[16].
Sur les mentions qui lui sont afférentes, celles rattachées aux parents de l’enfant, qu’ils soient adoptifs ou non, représentent une part importante. Tout comme le jeu, le biographe ne semble pas intéressé par le traitement ni le développement en détail des différentes actions des parents envers leurs enfants, ni leur comportement. La parentalité sert ici à promouvoir certains modèles. À titre d’exemple, mentionnons l’attention de Caton et de sa femme envers leur fils[17] ou encore les réflexions théoriques des philosophes sur l’éducation des enfants. Dans le cas de Plutarque, cette attention est intégrée à la structure du récit par l’insertion de quelques commentaires ou jugements lors de ces développements. Cette construction se retrouve notamment lorsqu’il traite de l’appréhension du deuil d’un père, lui-même l’ayant vécu, à l’aide du propos d’Eschine rapporté dans sa Vie de Démosthène (Vie de Démosthène, 22.3). A l’inverse, Diogène Laërce expose les attitudes des philosophes, témoignant de leurs ascèses, dans ses doxographies sans s’impliquer de manière directe comme Plutarque. Dans la Vie de Bias, il relate, selon les propos rapportés par Phanodicos, que celui-ci éleva et dota des jeunes filles captives de Messène avant de les renvoyer à leurs pères[18]. Diogène Laërce relève l’attitude morale de Bias vis-à-vis de ces jeunes filles, et ses conséquences. De ce fait, la place centrale dévolue aux parents auprès de leurs enfants montre l’existence d’un encadrement familial.
Les nourrices participent elles aussi à l’éducation du jeune enfant. Pouvant être désignées sous le terme de tithê (grec, nourrice), elles sont avant tout définies par leur statut et leur fonction. Elles sont chargées de s’occuper et d’élever les enfants, et ce conjointement aux parents. Plutarque met en avant la réputation et l’emploi de nourrices lacédémoniennes. Selon les Vies de Lycurgue et d’Alcibiade, les principales occupations qui leur sont attribuées sont de veiller à l’allaitement, à l’hygiène et au comportement de l’enfant. Leur proximité avec les enfants peut parfois être génératrice de sentiments affectifs. Dans certains cas, une relation de parenté peut se créer. Par son intermédiaire, un élargissement de la famille est possible. La nourrice apparaît alors comme une figure maternelle suppléante, et ce malgré sa condition servile. L’établissement de ce lien est notamment présent chez Caton l’Ancien. Bien que sa femme Licinia ne soit pas une nourrice et allaite elle-même ses enfants, elle nourrit également aussi les enfants de ses esclaves.
« 20.5 Elle le nourrissait elle-même de son lait. Souvent même elle donnait le sein aux petits enfants de ses esclaves, afin que cette nourriture commune leur inspirât de l’affection pour son fils. » (Vie de Caton l’Ancien, 20.5)
Il souhaite, avec le partage de nourriture ou suntrophias (συντροφίας), la création d’une affection naturelle entre son fils et les enfants de ses esclaves. A cet égard, la formation de cette relation de parenté peut aussi s’appliquer aux nourrices. Enfin, le partage d’une nourriture commune, surtout d’une manière répétée, révèle le lien unissant les parents à leur enfant, à savoir l’amour parental.
Après avoir acquis une certaine indépendance physique ainsi que quelques codes sociaux grâce au jeu, l’enfant doit, lorsqu’il atteint l’âge de raison, être éduqué selon des programmes et des enjeux spécifiques. Cette formation marque le commencement de la seconde éducation.
II. De l’ethos à l’ethos : une formation intellectuelle et physique
1. Apprentissages littéraires
Tout d’abord, l’enfant doit apprendre lire et à écrire. Cet enseignement est dispensé par un maître (διδάσκαλος), plus spécifiquement par le grammairien (γραμματικός) pour la lecture et l’écriture. Cette thématique reste cependant peu traitée dans les sources et fait l’objet d’un intérêt faible chez Diogène Laërce et Plutarque notamment. Son évocation vient surtout appuyer et renforcer les traits de personnalité émergeants ou préexistants, voire ceux acquis par le suivi de cette formation littéraire et plus largement par l’éducation.
Dans sa Vie de Platon, Diogène Laërce précise que le philosophe et lettré athénien, aurait appris les lettres auprès de son maître Denys. Il indique détenir cette information d’un dialogue socratique apocryphe intitulé Les Rivaux[19]. Peu d’indications sur les contenus, les méthodes et leurs applications sont détaillés dans cet extrait. Cette lacune résulte du fait que Diogène Laërce s’appuie sur ce qu’il a pu lire dans les œuvres de Platon. En effet, la construction du récit doxographique par Diogène Laërce repose principalement sur la compilation et la reprise d’éléments de la vie des philosophes issues de ses lectures. Il ne cherche pas à tendre vers l’exhaustivité mais plutôt à inscrire le penseur dans une temporalité et généalogie philosophique. Ce traitement de la thématique de la formation littéraire révèle également l’anachronisme de certains passages biographiques de la Vie de Platon[20] puisque peu d’éléments biographiques de Platon sont connus de manière certaine[21].
Dans un second temps, l’enfant pouvait aussi recevoir une éducation rhétorique et oratoire à la suite de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture[22] comme c’est le cas de Démosthène[23] :
« 5.1 Voici quelle fut, dit-on, l’occasion qui éveilla la vocation oratoire de Démosthène. L’orateur Callistratos devait plaider au tribunal dans le procès relatif à Oropos, et ces débats suscitaient une grande attente, en raison du talent de l’orateur, qui était alors à l’apogée de sa réputation, et en raison de l’affaire elle-même, dont on parlait beaucoup. 2. Or, Démosthène, ayant entendu maitres et pédagogues convenir entre eux d’assister à ce procès, persuada son propre pédagogue, à force de prières instantes, de le mener à l’audience. 3. Celui-ci, ayant des accointances avec les appariteurs du tribunal, réussit à obtenir une place où l’enfant pourrait s’asseoir sans être remarqué et entendre les discours. 4. Gallistratos triompha et fut prodigieusement admiré. Démosthène envia sa gloire en voyant la foule l’escorter et le féliciter, mais il admira davantage encore la puissance de la parole, en observant qu’elle était capable de dompter et de dominer tout. 5. Dès lors il abandonna les autres études et les occupations de l’enfance pour s’exercer et s’entrainer lui-même à l’éloquence, dans la pensée qu’il pourrait lui aussi devenir orateur. » (Vie de Démosthène, 5.1-5)
Par son exemple, Plutarque souhaite mettre en évidence l’importance de l’éducation comme révélatrice des aspects de la personnalité de ces protagonistes, qu’ils soient innés ou bien acquis grâce à celle-ci. De même, afin de signifier sa continuité littéraire, l’éducation est souvent marquée par la présence d’indications chronologiques pour donner une certaine temporalité au récit. De ce fait, servant de point de repère, l’éducation littéraire peut faire l’objet d’une brève mention. Cela est perceptible notamment dans les cas où elle n’est pas le principal médium de manifestation des signes propres du protagoniste. Elle est donc la résultante d’une construction littéraire privilégiant les résultats de l’éducation suivie et non à propos de la réflexion et l’évolution de la pensée et de la morale des protagonistes[24]. De plus, elle est le témoignage des positions et des idéologies défendues par les protagonistes sur la thématique de l’éducation, qu’elle soit grecque ou bien romaine, surtout dans les cas de Caton, de Marius ou du laconisme spartiate. Leurs mentions, favorables ou péjoratives, nous informent également sur la position défendue par le biographe vis-à-vis du temps à l’enseignement. Ainsi, pour Plutarque, il serait incompréhensible de ne pas mentionner le rôle et l’influence de la civilisation grecque. Enfin, l’évocation de cette formation littéraire s’accorde selon son caractère de définition. Il s’agit, plus précisément, de l’insertion d’un élément identitaire, identifié ou pouvant être identifiable par le lecteur, établissant un capital introductif aux actions du protagoniste. Dépendante des sources et des informations propres à chaque protagoniste et à celles collectées par les biographes, elles peuvent toutefois faire l’objet d’un remaniement préalable.
2. Formation physique et militaire
L’enseignement militaire vient en complément de celui de l’intellect, notamment sous l’Empire romain. Son évocation souligne l’importance de la chose militaire dans la construction, voire le quotidien, des sociétés grecque ou romaine (Flaminius, 1.4) car liée tant à la vertu qu’au courage (Coriolan, 1.6). Pour Caton l’Ancien, le suivi de cette formation est une tradition qu’il s’agit de perpétuer. Les activités enseignées et pratiquées mettent en évidence le statut social auquel appartient l’enfant.
Le maniement des armes représente une partie importante de cette formation. Elle est évoquée dans les Vies de Coriolan (Coriolan, 2.1-2), Fabius Maximus (Fabius Maximus, 1.7), Philopœmen (Philopœmen, 3.2-5) et Lycurgue (Lycurgue, 14, 16-18). Il en va de même avec la pratique de l’équitation qui est également mentionnée à plusieurs reprises dans les sources, et plus spécifiquement dans les Vies de Philopœmen (Philopœmen, 3.2-5), de Diogène (30-31) et de Caton l’Ancien (20.6). En effet, pour les Grecs et les Romains, apprendre à monter à cheval semble inhérent à la formation militaire de l’enfant, surtout si celui-ci est possède un statut social élevé. Le dénombrement de l’ensemble des enseignements rapportés dans la Vie de Caton (20.5-9) peut être rapproché de celui fait par Diogène Laërce dans sa Vie de Diogène (30-31). Dès lors, en plus de savoir monter à cheval, l’enfant doit aussi savoir manier des armes telles que le javelot (Caton l’Ancien, 20.6 ; Diogène, 30 ; Lycurgue, 14.3), le tir à l’arc (Diogène, 30) ou encore la fronde (Diogène, 30). L’énumération de ces enseignements aspire à exposer la richesse et la diversité de la formation grecque ou romaine. En d’autres termes, l’éducation est utilisée comme « vitrine » des compétences tant physiques que morales du protagoniste.
Nonobstant cette mise en valeur des capacités propres à chaque protagoniste, il n’est fait mention que des noms des enseignements suivis et non le détail des exercices, leur réalisation ou bien les méthodes d’enseignement employées. Une précision est cependant faite par Plutarque sur l’adaptation des enseignements destinés aux jeunes filles aristocratiques spartiates[25]. Par ce biais, il veut rappeler la fonction préparatrice du corps mise en œuvre par Lycurgue de façon à inciter sa reproduction par leurs descendants. Son évocation révèle un attachement à la thématique de l’éducation et de sa prise en charge, créant un parallèle entre le semi-légendaire législateur lacédémonien et le Béotien. Les différentes mentions relatives à l’éducation permettent donc d’indiquer au lecteur l’orientation de la personnalité ainsi que les valeurs acquises par son intermédiaire. À ce titre, elles peuvent être construites en opposition à d’autres modèles ou pratiques éducatives[26]. Cette opposition se retrouve chez Marius (Marius, 2.2) et chez Philopœmen (Philopœmen, 3.2-5) entre les enseignements éducatifs grecs comme l’apprentissage littéraire et la formation militaire romaine tel que la pratique contraignante de l’athlétisme. Il s’agit donc de distinguer les spécificités de chaque société et les représentations qu’elle véhicule. Ici, la société grecque est caractérisée par sa culture et sa philosophie en raison de son apanage de la langue et des lettres[27] tandis que la société romaine est présentée comme militaire et conquérante. Pour autant, cette opposition n’est pas figée. Composées au IIIe apr. J.-C. durant l’Empire romain, ces deux œuvres biographiques doivent être remises dans leur contexte chronologique. Bien que rappelant les apports grecs, Plutarque, italophile, chercherait à exposer les apports de la paix et de la stabilité romaine[28].
3. Des intervenants principalement extérieurs
Thématique centrale, la seconde éducation est surtout donnée par des intervenants principalement extérieurs de la maisonnée. Après l’acquisition d’une certaine indépendance physique lors de la première éducation, il s’agit, dans un second temps, de former le corps et l’intellect de l’enfant. Par-là même, une transmission des valeurs ainsi que de traditions peut être effectuée. Ces intervenants se distinguent en deux catégories : les maîtres et la cité.
L’emploi de maîtres, voire de précepteurs, est courant dans le monde antique, et plus particulièrement par les classes les plus aisées, leur souhait étant de pouvoir donner la meilleure formation à leurs enfants. Cette pratique est révélée dans les récits biographiques par la mention de leur rétribution (Démosthène, 4.3), et ce particulièrement dans le cas des philosophes (Aristippe, 72). L’évocation du nom des maîtres nous informe, par ailleurs, sur les influences auxquelles est exposé le protagoniste et ses effets éventuels sur son éducation. Cela est perceptible dans la Vie de Périclès avec le rôle et la place importante qu’occupe Anaxagore de Clazomènes auprès de celui-ci (Périclès, 4.6). De surcroît, l’indication du recours à un maître sert souvent de marqueurs chronologiques marquant le début et la fin de la seconde éducation, voire la fin du temps de l’enfance.
L’éducation met aussi en avant l’héritage culturel et social de l’enfant tout en distinguant l’inné de l’acquis. Les usages de la biographie de philosophes renforcent cette idée. En effet, la biographie aspire à être utilisée comme une « vitrine » de leurs capacités. De ce fait, les quelques mentions de maîtres servent surtout justifier a posteriori les inclinaisons et les doctrines des penseurs, voire de leurs écoles. Elles sont, de plus, associées à l’accession, à la révélation et à la conversion à la pratique de la philosophie. En revanche, leur absence contribue à diffuser les existences légendaires ou mythiques des philosophes ainsi que leurs récits. Elle résulte d’une dépendance des biographes vis-à-vis des sources disponibles et dans le choix d’intégrer ces éléments dans la composition de leurs récits.
Enfin, la cité constitue également un acteur intervenant dans l’éducation des enfants. C’est notamment le cas à Sparte où il existe un encadrement collectif reposant sur la hiérarchie et l’apprentissage de l’obéissance, contrastant avec l’interaction privilégiée existante entre le maître et ses élèves. La description détaillée de cet encadrement collectif est donnée par Plutarque dans sa Vie de Lycurgue (Lycurgue, 16.4-7 ; 16.10-14 ; 17.4-8 ; 22.3-6), ce qui rappelle l’intérêt du biographe pour ce sujet. Par sa mention et son intégration dans le récit, elle permet à Plutarque de revenir sur la question éducative et de sa prise en compte par la cité lacédémonienne. Enfin, elle est aussi l’occasion pour le biographe d’évoquer les modèles grecs en comparaison avec les modèles romains.
Objet de relecture, l’éducation est un moment primordial pour l’enfant et la composition de son temps de l’enfance. Dans les sources littéraires, la mention de l’éducation constitue un excellent moyen pour le biographe de revenir sur ce que le lecteur doit savoir avant de poursuivre la lecture du récit afin de mieux appréhender et comprendre les actions et le comportement du protagoniste dans certaines situations. De l’influence révélatrice de la première éducation à l’affirmation ou confirmation de capacités exceptionnelles développées par la seconde éducation, elle se révèle être un outil dans la compréhension de sa perception et sa représentation par des auteurs qui ne sont pas contemporains de ses pratiques. Peu rapportée, la première éducation n’est pas, aux yeux des biographes, un temps central dans le développement du temps de l’enfance et de son éducation. Dépendant physiquement et n’ayant pas encore accéder à la raison, son évocation vise surtout à promouvoir les traits caractéristiques ou significatifs des protagonistes par l’intermédiaire d’anecdotes. Principale activité de l’enfant, la mention du jeu forme un outil privilégié par les biographes, notamment chez Plutarque. A contrario, la seconde éducation aspire à former l’intellect et le corps de l’enfant. Ne s’attardant ni sur le détail des enseignements donnés ni sur les maîtres ou les précepteurs, elle renforce l’idée d’une prédisposition certaine et des aptitudes innées des protagonistes. Regroupant plusieurs disciplines (littéraire, militaire, physique et morale), elle ambitionne la création d’un échange entre le biographe et le lecteur dans un souci d’éducation de ce dernier. Dès lors, la biographie et son temps consacré à l’éducation ne sont pas neutres et témoignent des aspirations ainsi que des influences des biographes. In fine, ses absences sont tout autant significatives, marquant les différentes attributions ou idéaux qui ont pu lui être attribués. Par leur biais, elles révèlent les choix opérés par les biographes, tels que la sélection et l’utilisation d’anecdotes ou encore l’intégration dans une généalogie philosophique, dans un souci de composition ou d’orientation du récit.
[1] Voir MONTEILS-LAENG Laetitia, « La valeur de l’enfance chez Aristote », Archives de Philosophie, vol. 80, n°4, 2017, p. 659- 676.
[2] Plus particulièrement au sein de ses Vies Parallèles.
[3] Plus particulièrement au sein de ses Vies et doctrines des philosophes illustres.
[4] CROCHET Audrey, Le temps de l’enfance dans les biographies grecques (Plutarque, Diogène Laërce), mémoire de Master 2 sous la direction de WILGAUX Jérôme, Université de Nantes, 2020.
[5] L’évocation de la généalogie dans les récits biographiques permet de replacer le protagoniste dans une continuité et une temporalité qui lui est propre (lignée aristocratique, filiation intellectuelle, etc.).
[6] Résultat comprenant les entrées « Naissance », « Premiers soins », et « Première éducation ». CROCHET Audrey, Le temps de l’enfance …, op. cit., p. 306.
[7] Première et seconde éducation comprises.
[8] BILLAULT Alain, « Le mythe de l'enfance philosophique dans les biographies des philosophes grecs », in AUGER Danièle (dir.), Enfants et enfances dans les mythologies : actes du VIIe colloque du Centre de recherches mythologiques de l'Université de Paris-X : (Chantilly, 16-18 septembre 1992), Paris, 1995, p. 217.
[9] O’MEARA Dominic, « Mauro Bonazzi, Stefan Schorn (éd.), Bios Philosophos : Philosophy in Ancient Greek Biography », Philosophie antique, n°17, 2017, p. 208
[10] Ibid, p. 206.
[11] BILLAULT Alain, « Le mythe de l'enfance philosophique … », op. cit., p. 220-221.
[12] DASEN Véronique, Ludique. Jouer dans l’Antiquité, Éditions Snoeck, Heul, 2019, p. 14.
[13] FRAZIER Françoise, Histoire et morale dans les « Vies parallèles » de Plutarque, Belles Lettres, Paris, 2016, p. 106.
[14] PLUTARQUE, Vie de Caton le Jeune, 1.3.
[15] Ibid. Vie de Caton le Jeune, 1.3.
[16] Peuvent être cités : Vie de Thésée (Thésée, 3b) ; Vie de Lycurgue (Lycurgue 49c -49f) ; Vie de Coriolan (Coriolan, 214a) ; Vie de Pyrrhos (Pyrrhos 384c) ; Vie de Sertorius (Sertorius, 568f) ; Vie d’Agésilas (Agésilas, 606e).
[17] PLUTARQUE, Vie de Caton l’Ancien, 20.4-5.
[18] DIOGÈNE LAËRCE, Vie de Bias, 82-83.
[19] PLATON, Les Rivaux, 132a.
[20] BRISSON Luc in GOULET-CAZE, M.-O., dir., trad., Vies et doctrines des philosophes illustres, Paris, 1999, p. 372-373.
[21] Ibid., p. 371 et p. 386.
[22] PEBARTHE, Christophe, Cité, démocratie et écriture : histoire de l'alphabétisation d'Athènes à l'époque classique, Éditions de Boccard, Paris, 2006 p. 70.
[23] PLUTARQUE, Vie de Démosthène, 5.1-5.
[24] FRAZIER Françoise, « Histoire et morale … », op. cit., p. 108. Elle parle de « reconstitution d’un itinéraire intellectuel et moral ».
[25] Voir PLUTARQUE, Vie de Lycurgue, 14.3. En effet, « par son ordre, les jeunes filles s’exercèrent à la course, à la lutte, au lancement du disque et du javelot. Il voulait que la semence de l’homme fortement enracinée dans des corps robustes poussât de plus beaux germes et qu’elles-mêmes fussent assez fortes pour supporter l’enfantement et lutter avec aisance et succès contre les douleurs de l’accouchement ».
[26] CROCHET Audrey, « Le temps de l’enfance … », op. cit., p. 103.
[27] Ibid, p. 103.
[28] BOULOGNE Jacques, Plutarque : un aristocrate grec sous l'occupation romaine, Presses Universitaire de Lille, Villeneuve-d’Ascq, 1994, p. 35 – 40.
Bibliographie
Sources
DIOGENE LAËRCE, GOULET-CAZE, Marie-Odile., dir., trad., Vie et doctrines des philosophes illustres, Le Livre de Poche, Paris, 1999.
PLUTARQUE, FLACELIERE Robert., trad., CHAMBRY Émile., trad., Vies Parallèles, Paris, C.U.F.
Études spécialisées
BILLAULT Alain, « Le mythe de l'enfance philosophique dans les biographies des philosophes grecs », in AUGER Danièle (dir.), Enfants et enfances dans les mythologies : actes du VIIe colloque du Centre de recherches mythologiques de l'Université de Paris-X : (Chantilly, 16-18 septembre 1992), Paris, 1995.
BOULOGNE Jacques, Plutarque : un aristocrate grec sous l'occupation romaine, Presses Universitaire de Lille, Villeneuve-d’Ascq, 1994.
BRISSON Luc in GOULET-CAZE Marie.-Odile., dir., trad., Vies et doctrines des philosophes illustres, Le Livre de Poche, Paris, 1999.
CROCHET Audrey, Le temps de l’enfance dans les biographies grecques (Plutarque, Diogène Laërce), mémoire de Master 2 sous la direction de WILGAUX, 2020.
DASEN Véronique, Ludique. Jouer dans l’Antiquité, Éditions Snoeck, Heul, 2019.
FRAZIER Françoise, Histoire et morale dans les « Vies parallèles » de Plutarque, Belles Lettres, Paris, 2016.
LEGRAS Bernard, Éducation et culture dans le monde grec (VIIIe siècle avt. J.-C.– IVe siècle apr. J.-C.), Armand Colin, coll. « Cursus Histoire », Paris, 2002.
MONTEILS-LAENG Laetitia, « La valeur de l’enfance chez Aristote », Archives de Philosophie, vol. 80, n°4, 2017, p. 659- 676.
O’MEARA Dominic, « Mauro Bonazzi, Stefan Schorn (éd.), Bios Philosophos : Philosophy in Ancient Greek Biography », Philosophie antique, n°17, 2017, p. 205-208.
PEBARTHE, Christophe, Cité, démocratie et écriture : histoire de l'alphabétisation d'Athènes à l'époque classique, Éditions de Boccard, Paris, 2006.
WOLF, Catherine, L’Éducation dans le monde romain : du début de la République à la mort de Commode, Editions A&J Picard, Paris, 2015.