Axelle Lamour
Résumé
Au tournant du IIIe siècle av. J.-C. à Rome, c'est la compétition pour le pouvoir, avec ses règles et ses interdits, qui régissait sur le fonctionnement de la vie politique républicaine. Dans ce cadre, la religion se place comme un des outils de la légitimation politique. Les nobles qui prétendent au pouvoir font ainsi référence à des divinités protectrices, ou du moins, celles qui peuvent les favoriser. À cette occasion, ils mobilisent ce que l'on appelle des abstractions divinisées, définies par Cicéron comme des qualités ou des vertus romaines élevées au rang de divinités. Ces abstractions divinisées prennent place dans l'idéologie politique propre à cette époque puisqu'elles participent à légitimer le pouvoir des imperatores. Parmi ces notions élevées au rang de divinités, nous trouvons Honos et Virtus, allégories de l'honneur et du courage. A Rome, il existait cinq temples à Honos et Virtus, tous dotés d'un sens idéologique marqué, révélant la compétition politique que la nobilitas se livrait à partir du IIIe siècle av. J.-C.
Détails
Chronologie : IIIe siècle av.n.è.
Lieux : Rome
Mots-clés : République romaine – Histoire politique – Compétition politique – Nobilitas – Divinités – Honos – Virtus – Topographie antique
Chronology: IIIth century BCE
Location: Rome
Keywords: Roman Republic – Political history – Political competition – Nobilitas – Divinities – Hono – Virtus – Ancient topography
Plan
I – Honos et Virtus à la porte Capène
II – Le sanctuaire de Marius
III – Le complexe de Pompée
Pour citer cet article
Référence électronique
Lamour Axelle, “L'expression religieuse de la compétition politique à Rome sous la République : le cas des dévotions à Honos et Virtus", Revue de l’Association des Jeunes Chercheurs de l’Ouest [En ligne], n°4, 2024, mis en ligne le 5 février 2024, consulté le 8 novembre 2024 à 20h06, URL : https://ajco49.fr/2024/02/05/lexpression-religieuse-de-la-competition-politique-a-rome-sous-la-republique-le-cas-des-devotions-a-honos-et-virtus
L'Auteur
Axelle Lamour
Titulaire d'un master en histoire ancienne de l'Université de Bretagne Occidentale, j'ai travaillé sur le sujet des divinités « Honos et Virtus ».
Actuellement doctorante en histoire ancienne au sein de la même université, sous la direction de Valérie Huet, je travaille sur les cultes gentilices sous la République à Rome.
Droits d'auteur
Tous droits réservés à l'Association des Jeunes Chercheurs de l'Ouest.
Les propos tenus dans les travaux publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.
Au tournant du IIIe siècle av. J.-C. à Rome, c’est la compétition pour le pouvoir, avec ses règles et ses interdits, qui régissait sur le fonctionnement de la vie politique républicaine. Tout noble poursuivait le même but, à savoir accroître sa dignitas et son auctoritas par l’accumulation d’un maximum de victoires et de magistratures[1].
Dans ce cadre, la religion se place comme un des outils de la légitimation politique. Ainsi, la lutte pour les sacerdoces prenait une place importante dans la compétition politique, tout comme la mise en évidence de la piété à travers différents actes rituels, ou encore grâce à l’exaltation d’un lien privilégié avec une divinité précise[2].
Les nobles qui prétendent au pouvoir font ainsi référence à des divinités protectrices, ou du moins, celles qui peuvent les favoriser. À cette occasion, ils mobilisent ce que l’on appelle des abstractions divinisées, définies par Cicéron comme des qualités ou des vertus romaines élevées au rang de divinités : « Ces notions ont une valeur si grande qu’elle ne peut être contrôlée que par un dieu : aussi est-ce la notion elle-même qui a été divinisée[3] ». Ainsi, plusieurs notions comme la fides, la concordia, la fortuna, l’honos ou la uirtus se voient élevées au rang de divinités, la particularité étant que chacune de ces divinités garde le nom de la notion qu’elle incarne, afin de voir « quelle puissance réside en chacun de ces dieux[4] ».
Ces abstractions divinisées prennent place dans l’idéologie politique propre à cette époque puisqu’elles participent à légitimer le pouvoir des imperatores. Ces divinités interviennent dans ce qu’on a appelé la « théologie de la Victoire »[5], conception grecque de la victoire intégrée au monde romain après l’hellénisation de l’Vrbs. En quelques mots, dans le monde grec, il est admis que les dieux interviennent dans les combats et donnent la victoire militaire. Les vainqueurs, pour honorer les dieux, consacrent les dépouilles des vaincus dans les grands sanctuaires. Mais à partir du Ve siècle, les succès des généraux vont être attribués à leur mérite propre, aboutissant à une véritable héroïsation du chef des armées, obtenant dès lors des honneurs jusqu’ici réservés aux dieux. À Rome, cette conception de la victoire se traduit par l’adoption de la Niké grecque, et plusieurs dieux reçoivent aussi l’épithète d’invincible ou de victorieux. De même, la cérémonie du triomphe connait une nouvelle fonction politico-religieuse et sanctionne l’invincibilité romaine. De fait, le statut du général victorieux et le sens donné à sa victoire évoluent. En effet, Alexandre le Grand devient le modèle de héros invincible et les triomphateurs commémorent leurs cérémonies en empruntant les modèles fournis par la Grèce. Cette célébration devient un signe d’héroïsation et atteste d’une protection divine. C’est donc dans cette ambiance culturelle que les divinités allégoriques se voient de plus en plus invoquées : les généraux revendiquent leurs victoires par celles-ci, ceci se traduisant jusque dans le paysage urbain de Rome. À partir du moment où le recours à ces entités devient permanent, il est légitime de les étudier.
Parmi ces notions élevées au rang de divinités, nous avons choisi d’étudier les allégories Honos et Virtus en raison de leur singularité : ce sont les deux seules abstractions fonctionnant par paire, spécificité à rechercher dans leur signification même. Virtus est la divinité féminine renvoyant à la notion de uirtus. À Rome, le mot uirtus est polysémique : il peut porter tant sur un ensemble de qualités personnelles que sur la simple notion de courage, notion qui est ici à préférer pour la divinité Virtus, conséquence des rapports entretenus avec Honos. Justement, au sujet d’Honos, il renvoie à la notion d’honos, qui, pour reprendre la définition de Jean Hellegouarc’h « désigne la qualité de celui qui a ou qui mérite de la considération, auquel il convient de rendre hommage[6] ». De fait, on comprend dès lors pourquoi Honos et Virtus sont des divinités fonctionnant ensemble : l’honos est la récompense de la uirtus.
À Rome, existaient cinq temples de façon attestée, dédiés à Honos et Virtus. Un premier a été construit à la porte Colline, seulement dédié à Honos, le plus ancien. Nous estimons qu’il aurait été élevé entre 300 et 240 av. J.-C., mais nous ne savons que peu à son propos[7].
C’est à la porte Capène que le second temple à Honos, puis à Honos et Virtus a été construit. Le temple d’Honos et de Virtus porte Capène est un sanctuaire double construit en deux temps : la partie d’origine a été érigée par Q. Fabius Maximus Verrucosus dit le « Cunctator », vers 233 avant J.-C. après sa guerre contre les Ligures à Honos. Dans un second temps, en 222 avant J.-C., M. Claudius Marcellus voua un temple à Honos et Virtus après la bataille de Clastidium, vœu qu’il renouvela après la prise de Syracuse. Il a restauré le temple d’Honos de Fabius Maximus et y a adjoint une cella à Virtus, créant de ce fait un sanctuaire double, dédié en 205 avant J.-C. par son fils.
Le troisième temple que nous avons recensé est seulement dédié à Virtus. Il aurait été voué vers 133 av. J.-C. par Scipion Emilien après sa victoire à Numance[8] ; nous n’avons pas d’autres informations à son propos, les sources étant très pauvres.
Marius érigea le quatrième sanctuaire dédié à Honos et Virtus, construit sur son butin issu de la guerre contre les Cimbres après sa victoire à Verceil en 101 av. J.-C. Le temple devait se situer sur la Velia, tout proche de la domus de Marius, se situant aussi sur la Via Sacra. Ainsi, l’association entre le sanctuaire et la domus marquait l’existence d’un complexe à la gloire du général, les monumenta mariana.
Enfin, la dernière dévotion connue à Honos et Virtus prend place dans l’édifice monumental qu’est le complexe de Pompée. Inauguré en 55 et 52 av. J.-C., le complexe de Pompée se composait d’un parc, d’une villa, et d’un théâtre surplombé par plusieurs aedes ; le tout s’étendant sur 320 mètres ; une véritable « ville dans la Ville » pour reprendre les mots de Pierre Gros[9]. Le sanctuaire jouait ici un rôle essentiel puisqu’il permettait de contourner l’interdit qui pesait à Rome, de construire un théâtre en dur. Et donc au sujet du sanctuaire surplombant la cauea du théâtre, Pompée dédia quatre chapelles à quatre divinités différentes : Vénus Victrix, Honos, Virtus, Felicitas, et une cinquième non attestée, souvent identifiée comme Victoria.
Par le biais des dévotions à Honos et Virtus, il s’agira de montrer comment la compétition politique au sein de la nobilitas de l’époque se manifeste-t-elle et évolue-t-elle ? Quelle est la place des divinités allégoriques au sein des discours idéologiques des grands hommes ? Pour cette étude, nous nous proposons de nous arrêter seulement sur trois des cinq dévotions à Honos et Virtus : celle de la porte Capène, du sanctuaire de Marius et du complexe de Pompée. En effet, nous ne possédons que trop peu d’informations à propos des deux autres pour offrir une interprétation convenable des constructions de la porte Colline et de celle Scipion Emilien.
I. Honos et Virtus à la porte Capène
Le temple d’Honos et de Virtus à la porte Capène a donc été construit en deux temps : la partie d’origine a été érigée par Q. Fabius Maximus Verrucosus vers 233 av. J.-C. après sa guerre contre les Ligures et a été dédiée à Honos. C’est en -222 lors de la bataille de Clastidium, que M. Claudius Marcellus fit le vœu d’ériger un temple à Honos et Virtus ; il renouvela ce voeu en -211 après la prise de Syracuse. Il s’acquitta de son vœu en -208, rénova le temple d’Honos de Fabius Maximus à la porte Capène et ajouta une cella dédiée à Virtus ; matérialisant dès lors l’alliance des divinités dans le culte.
Pourquoi avoir choisi la porte Capène pour la construction de ce temple ? Pierre Gros nous apporte un élément de réponse, il nous dit que :
« La porte Capène était l’endroit où la classe dirigeante des IIIe et IIe siècle avant J.-C. avait voulu donner, en assimilant son destin à celui de l’Vrbs, une image magnifiée d’elle-même assortie d’une légitimation de sa propre puissance. Il importait de montrer à l’entrée de la Ville, que celle-ci leur appartenait de fait, mais aussi de droit[10] ».
Cette aire autour de la porte Capène témoignait alors de la grandeur de Rome : cette portion du territoire de l’Vrbs regroupait de nombreux monuments prestigieux comme des sépultures (tombes des Metellii, des Servilii, des Cornelii-Scipiones, des Claudii-Marcelli), des temples (celui d’Honos et Virtus, puis plus tard celui de la Fortuna Redux), complétés par un édifice civique, la reproduction du senaculum du temple de Bellone. C’était aussi dans ces environs que se déroulaient les cérémonies de départ (profectio) et de retour (aduentus) de campagne militaire sous la République. Ainsi, en choisissant de construire à la porte Capène, Fabius Maximus et Claudius Marcellus s’inscrivent dans les nouvelles politiques urbanistiques propres à leur temps.
Avant d’aborder le point sur l’historique de construction du temple double d’Honos et de Virtus, il est important de préciser la nature de celui-ci, ce qui permet de cibler plus précisément la visée de cette double dédicace. En effet, il s’agit d’un temple votif construit de manubiis : l’aedes est issue d’un vœu réalisé sur le champ de bataille (celui de Fabius Maximus lors de la guerre contre les Ligures, et ceux de Marcellus lors de la bataille de Clastidium, renouvelés à Syracuse) et a été construit sur la part du butin appelée manubiae. Face à l’hellénisation latente à laquelle Rome est exposée, il est d’usage que les uiri triumphales utilisent les manubiae pour réaliser des constructions publiques constituant des symboles de leurs victoires, et ce, de manière plus évidente à la charnière des IVe et IIIe siècles avant J.-C[11]. Ces manubiae sont la part du butin (praeda) dont disposent les imperatores, qui se présentent sous une forme matérielle regroupant les objets précieux. Celles-ci sont en partie composées de spolia, qui, elles, sont les plus belles prises, les armes qui méritent d’être exposées. Le butin du général victorieux peut être consacré selon différentes façons : soit il allait dans la domus du général (exposition des spolia), soit il était consacré à la construction de monuments (temples ou édifices publics profanes), soit il partait dans l’aerarium[12]. La plupart du temps, les imperatores consacraient leurs manubiae à la construction d’édifices.
L’édification d’un temple votif se faisait selon des étapes précises : le général devait tout d’abord émettre un vœu sur le champ de bataille, s’engageant donc à ériger un temple en cas de victoire. Ce vœu devait être suivi d’une locatio du temple à Rome, et, enfin, la construction et la dédicace pouvaient se faire plusieurs années après[13]. Ainsi, l’aedes double de la porte Capène est depuis son édification par Fabius Maximus Verrucosus un temple votif construit de manubiis : Fabius et Marcellus ont exprimé un vœu envers Honos pour l’un, Honos et Virtus pour l’autre, qu’ils ont mené à bien grâce au butin pris sur les Ligures et celui issu du siège de Syracuse. La construction de ce temple sur les manubiae est un moyen de mettre en avant la figure du général victorieux : vouer et dédicacer un temple sur les manubiae permet aux imperatores de mettre en avant leur personnalité mais aussi leur gens. Ils exposent et mettent en scène leurs victoires, il s’agit pour eux d’un support de mémoire puisqu’ils inscrivent dans le paysage urbain de l’Vrbs un monument synonyme de leurs succès sur le champ de bataille[14]. Cet usage fait des temples votifs est plus évident chez Marcellus que chez Fabius Maximus puisqu’il l’intègre à un programme idéologique pour l’exaltation de sa personne et de sa gens dans la zone de la porte Capène. Cet aspect est d’autant plus flagrant lorsque l’on étudie la construction de l’aedes double d’Honos et de Virtus.
Il est important de revenir sur l’histoire de la construction du temple, puisque ce sanctuaire possède une caractéristique originale, celle de réunir deux divinités après en avoir honoré une seule. Comme nous l’avons déjà signalé, l’édification de cette aedes s’est réalisée en deux temps : un premier temple a été construit en 233 avant J.-C. par Fabius Maximus Verrucosus pour Honos, celui-ci fut restauré et complété par M. Claudius Marcellus en y joignant Virtus quelques années plus tard. L’identité du premier dédicant est sujette à débat, la paternité du temple à Honos se discute entre Fabius Rullianus et Fabius Verrucosus[15] ; mais nous avons précédemment statué sur Fabius Verrucosus[16].
Le temple de Fabius Maximus Verrucosus serait issu d’un vœu émis sur le champ de bataille après sa campagne contre les Ligures en 233 av. J.-C., lors de sa première année de consulat. Cette dédicace est liée aux activités guerrières : suite à sa victoire et à son triomphe, Verrucosus érige ce temple à Honos, divinité qui rétribue les honneurs, auréolant le général de prestige. Mais cette dédicace permet aussi de lancer la carrière publique du général, puisque l’édifice est visible par tous à l’endroit où les grandes gentes républicaines exposent puissance et richesse, à savoir à la porte Capène. L’imperator se lance dans la quête des honores, il est donc logique qu’il se place sous la protection du dieu rendant les honneurs.
Le temple de Fabius Verrucosus se voit par la suite transformé par M. Claudius Marcellus. À l’origine, Marcellus fit le vœu d’édifier un temple à Honos et Virtus à Clastidium en 222 av. J.-C., ceci étant confirmé par plusieurs sources, comme par exemple chez Tite-Live[17] ou chez Valère Maxime[18]. Cependant, nous savons que ce vœu ne fut pas exécuté puisque le général exprima à nouveau le même vœu avant le siège de Syracuse en 211 av. J.-C., ce que nous apprenons chez Cicéron[19]. Mais Marcellus ne s’acquitta de son vœu que trois ans plus tard, en 208 av. J.-C. : Tite-Live nous dit qu’il ajouta un temple à Virtus à la hâte avant de partir à Vénouse[20], entraînant de fait la rénovation du temple originel de Fabius Maximus Verrucosus. Il faut enfin signaler que le temple d’Honos et de Virtus ne fut pas dédicacé par M. Claudius Marcellus lui-même puisqu’il mourut à Vénouse dans une embuscade tendue par Hannibal. Son fils s’acquitta de cette tâche en 205 av. J.-C[21]. Enfin, à propos de l’aspect du temple, quelques descriptions nous sont fournies chez les auteurs anciens : tout d’abord, nous savons qu’il s’agit d’une aedes double, puisque Marcellus a dû ajouter une deuxième cella à celle déjà existante. Aussi, nous savons grâce à Cicéron que Marcellus décora le temple d’Honos et de Virtus avec les œuvres d’art du butin de Syracuse[22]. Et, quelques années après, le petit-fils de M. Claudius Marcellus ajouta des statues des membres illustres de la famille près du temple[23]. Ces éléments de décor ont permis par la suite d’identifier un programme idéologique relatif à l’exaltation de la grandeur et du prestige de la gens des Marcelli.
Notons qu’entre le premier vœu, celui de Clastidium en 222 av. J.-C., et la dédicace de 205 av. J.-C., se sont écoulés pas moins de 17 ans, révélant une certaine lenteur dans le processus de construction du temple. Ce retard accumulé jusqu’à la dédicace de l’aedes double s’explique par deux raisons majeures, d’ordre religieux et politique.
La première raison tient du droit sacré : en effet, une même cella ne peut être consacrée à deux divinités. Si un prodige s’y produisait, on ne saurait à quel dieu s’adresser. Marcellus ajouta donc une aedes spécifique à Virtus au temple d’Honos déjà existant. La seconde explication qu’on peut donner à cette dédicace tardive relève plutôt du domaine politique, retranscrivant une certaine compétition politique entre les généraux de l’époque, notamment entre Fabius Maximus Verrucosus et Marcus Claudius Marcellus. Entre ces deux généraux, nous trouvons la représentation des deux franges de la nobilitas de l’époque : un général issu de la branche plébéienne des Claudii, ouvert à l’hellénisme, et un autre issu du patriciat, d’une des plus vieilles familles romaines, plus réticent quant à l’assimilation de la culture grecque. Ces deux imperatores s’opposent même jusque dans la stratégie à adopter pour vaincre Hannibal, le premier étant partisan d’une politique plus offensive, le second plus réservé à cette idée. L’antagonisme des deux hommes s’illustre jusque dans la dévotion à Honos et Virtus : en effet, en vouant un temple à ces deux divinités, M. Marcellus réalise un premier affront à Fabius Maximus puisque ce dernier a déjà voué et dédicacé une aedes à Honos quelques années plus tôt. Finalement, en rénovant le temple de la porte Capène et en y ajoutant une cella dédiée à Virtus, Marcellus s’approprie un édifice déjà assimilé à la gens Fabia. Ce détournement permet de révéler les ambitions politiques de Marcellus : celui-ci est le premier à associer Honos et Virtus dans le culte. Cette association de divinités lui permet ainsi d’affirmer son originalité face à son concurrent politique puisqu’elle avait pour but de retranscrire des traits de sa personnalité dans le domaine du divin.
Enfin, signalons que dans l’opposition des pontifes à cette première rénovation on pouvait y trouver le concours de Fabius Maximus appartenant au collège depuis -216[24]. Mathieu Jacotot résume parfaitement la situation en précisant dans son étude que : « Le problème de droit sacré est un épisode de la rivalité entre les deux hommes, qui n’ont pas toujours collaboré politiquement, et révèle les tensions qui parcourent l’aristocratie romaine.[25] » Ainsi, même si le temple initial de Fabius dédié à Honos associe son nom à la divinité, il exalte encore en partie la puissance et l’invincibilité de Rome. La dédicace de Marcellus prend, à l’inverse, un tout autre aspect : il s’approprie des divinités à des fins purement personnelles. En effet, le culte à Honos et Virtus, et plus largement celui des divinités allégoriques dans son ensemble, prend une nouvelle forme. Le sanctuaire double de Marcellus se situe porte Capène, à proximité de la tombe des Marcellii : de fait, apparaît un complexe funéraire et religieux exaltant la grandeur et le prestige de la gens. Cette idée se trouve renforcée après la lecture de trois lignes d’Asconius dans lesquelles nous apprenons que le petit-fils de Marcellus plaça des statues des membres illustres de la famille près du temple et du tombeau[26]. A ce propos, signalons qu’en effectuant ce geste, il s’inspire directement de son ancêtre Appius Claudius Caecus, qui, lui aussi, plaça les statues de ses aïeux dans le temple qu’il a dédié à Bellone. Par ce geste, il s’agit de se rattacher au prestige d’Appius Claudius, de s’en montrer un digne descendant en s’attachant aux traditions familiales claudiennes : c’est une manière de donner du poids et du prestige à la branche plébéienne des Claudii au sein de la nobilitas[27]. Enfin, nous savons grâce à Cicéron que Marcellus mis dans le temple à Honos et Virtus les œuvres d’art de Syracuse faisant de ce temple le « réceptacle des exploits du général[28] ». Ainsi, avec Marcellus, une étape est franchie dans l’appropriation des divinités allégoriques par les imperatores, ce phénomène s’intensifiant bien sûr au fur et à mesure des conquêtes et des exploits des généraux des IIe et Ier siècles avant J.-C.
II. Le sanctuaire de Marius
Le sanctuaire de Marius est le second temple consacré à Honos et Virtus au sein de la ville de Rome, après celui de Marcellus.
Nous apprenons grâce à l’elogium de Marius, anciennement situé sur le forum d’Auguste, que le général a consacré le temple à Honos et Virtus sur le butin de la guerre des Cimbres : « [co(n)s(ul) factus est de manubieis Cimbric(is) et Teton(icis)] / [aedem Honori et Virtuti victor fecit Veste] / [triumphali calceis patriciis].[29]». Cette source nous révèle ainsi la nature du temple de Marius : il s’agit encore d’un temple votif construit de manubiis sur le butin pris aux Cimbres et aux Teutons. Il semble probable que ce vœu ait été émis lors de la bataille décisive de Verceil en 101 avant J.-C., lors de laquelle Marius et son collègue consul Q. Lutatius Catulus ont défait les Germains. Le temple se situerait sur la Velia, tout proche de la domus de Marius, se situant aussi sur la Via Sacra ; l’association entre le sanctuaire et la domus marquait l’existence d’un complexe à la gloire du général, les monumenta mariana. Ainsi, à première vue, Marius s’inspire de la précédente dévotion à Honos et Virtus par Marcellus mais son sens global ne s’y rattache pas pour autant.
Nous apprenons avec Vitruve[30] que l’architecte du temple est Caius Mucius. De ce personnage nous ne connaissons rien, mais nous pouvons tenter de dire qu’il devait être fidèle à la tradition romaine puisque le sanctuaire d’Honos et Virtus ne répondait pas aux schémas helléniques dans une période où, à Rome, l’hellénisme fleurit. Lorsque Vitruve mentionne l’aedes de Mucius, il le qualifie de « conforme aux règles d’un art parfait ». Le sanctuaire a été pensé sous la forme d’un périptère sans posticum de style corinthien avec six colonnes de face et douze de côté. Le seul regret de Vitruve est que celui-ci n’ait pas été construit en marbre, mais en tuf-travertin, puisqu’à cette condition il aurait été « cité parmi les premiers et les plus grands chefs-d’œuvre ». Pour résumer, Mucius adapta les normes des périptères de tradition ionique à des plans italiques[31] pour la réalisation du temple de Marius.
La construction du temple à Honos et Virtus par Marius n’est, bien sûr, pas sans visée politique. En effet, nous avons remarqué plus tôt qu’il s’agit d’un temple votif : Marius compte à son tour célébrer ses victoires et remercie les divinités impliquées dans celles-ci. Mais par rapport à la dévotion de Marcellus le sens de celle de Marius change. Même si l’aedes érigée par Marius célèbre sa victoire sur les Cimbres et les Teutons, celle-ci marque surtout sa réussite politique. Dans le passé, Marius a déjà fait ses preuves sur le champ de bataille, notamment lors du siège de Numance où il servit sous les ordres de Scipion Emilien et lors de la guerre contre Jugurtha. Cependant, sur le plan politique, tout reste encore à prouver car Marius n’est pas issu du patriciat et n’a pas d’ancêtre connu, c’est un homo nouus. Salluste, dans la Guerre de Jugurtha, cible parfaitement l’idéologie des homines noui ; il dit que ceux-ci « avaient pour ambition de surpasser la noblesse en vertu[32] ». On comprend de fait que les notions de uirtus et d’honos ont ici un rôle tout trouvé, au-delà de leur première signification martiale. Dans son ouvrage, Marianne Bonnefond-Coudry résume clairement l’idéologie de l’homo nouus, centrée autour des notions d’honos et de uirtus ; elle nous dit : « La uirtus, le mérite, est à l’homo nouus ce que le genus, la naissance, est au nobilis. […] Honos désigne la considération que l’on reçoit en récompense de sa uirtus[33] ». Grâce à cette définition, nous voyons d’emblée que le sanctuaire de Marius a une tout autre finalité politique que celui de Marcellus. En effet, le général marque son opposition à la nobilitas : à la uirtus generis des patriciens, s’oppose la uirtus, le mérite seul, hissé par les homines noui, Marius le premier ; ce n’est pas la naissance qui devrait justifier l’exercice du pouvoir, mais le mérite. De fait, cette démonstration permet de cerner tous les enjeux entourant la construction du sanctuaire d’Honos et Virtus par Marius : tout d’abord celui-ci met en avant sa réussite politique, qui est bien sûr liée à sa réussite militaire ; de fils de chevalier il a gravi le cursus honorum et se fait élire sept fois consul. En parallèle à cela, avec cette édification, il se positionne contre la nobilitas en captant à son profit des divinités assimilées à de vieilles gentes (Fabii, Claudii–Marcelli, Scipiones), d’autant plus qu’Honos et Virtus viennent complètement illustrer l’idéologie des homines noui.
Cette opposition ouverte à la nobilitas est d’autant plus flagrante lorsqu’on compare la dédicace à Honos et Virtus par Marius à celle pour Fortuna Huiusce Diei par Q. Lutatius Catulus[34], le collègue consul de Marius en 102 avant J.-C., autre vainqueur de Verceil. En effet, presque sur le même modèle fourni par l’inimitié déjà abordée entre Fabius Maximus et Marcellus, les édifices de Marius et Catulus sont révélateurs des conflits internes à la nobilitas à la charnière des IIe et Ier siècles avant J.-C. Ceux-ci figurent véritablement l’antagonisme des deux hommes dans des formes cultuelles et architecturales, l’un étant un représentant de la nobilitas, l’autre étant un homo nouus. Marius, en choisissant de dédicacer à Honos et Virtus, célèbre son courage, source de la réussite, et l’honneur acquis qui s’ensuit, répondant à l’idéologie des homines noui. Quant à Catulus, en choisissant de dédicacer à Fortuna Huiusce Diei (la Fortune de ce jour), célèbre le sort qui a présidé à la victoire et s’oppose à Marius : le succès serait dû à la fortune du jour et non à la valeur de Marius. Ce conflit se transfère jusque dans la sphère culturelle et marque une opposition d’esprit entre les deux généraux : Marius décide de vouer un temple à deux divinités proprement romaines et le fait construire sur un modèle italique[35], tandis que Catulus, en vouant un temple à la Fortuna Huiusce Diei, se rattache à une de ses formes hellénisantes : par sa nature, elle se rapprocherait du kairos grec[36], à savoir le moment de l’occasion opportune. Enfin, d’un point de vue architectural, son temple suit le modèle grec de la tholos, à savoir un temple circulaire. A ce propos, p. Boyancé souligne justement que « la forme ronde peut être mise en rapport avec la voûte céleste[37] », rappelant ainsi la nature de la Fortuna Huiusce Diei. Ainsi, là encore cette opposition n’est pas anodine puisque Marius, suivant bien sûr l’idéologie de l’homo nouus, souhaite exalter sa romanité et s’appuie sur la tradition dans un souci de légitimité et d’assise politique. Au contraire, Catulus, est guidé par l’ambiance culturelle de l’époque et suit le mouvement d’hellénisation en vouant une aedes sous forme de tholos grecque à une divinité dont l’épithète est sans doute liée à des formes grecques ou orientales. Dans cette opposition, un dernier élément est à prendre en compte. Il a d’abord été évoqué par François Hinard[38] et justifié à juste titre par Mathieu Jacotot[39], à savoir la localisation des deux sanctuaires. En effet, le sanctuaire de Catulus est assimilé au temple B du Largo Argentina, proche d’autres édifices sacrés comme le temple de Juturne élevé par un autre Lutatius Catulus. Quant à l’aedes de Marius, située sur la Velia et à proximité de sa domus, elle est excentrée de tout autre édifice. Cependant, les deux réunies forment un complexe, les monumenta mariana : le monument se veut d’emblée à la gloire du général. Ainsi, le second auteur mentionné plus haut souligne tout l’enjeu entourant ces deux localisations et nous dit : « la solidarité aristocratique s’oppose ainsi symboliquement à l’isolement de l’homo nouus[40] ».
Ainsi, Marius, en faisant construire un édifice à Honos et Virtus, se hisse contre la nobilitas de la fin du IIe siècle avant J.-C. en brandissant sa singularité et son statut d’homme nouveau.
III. Le complexe de Pompée
Cette nouvelle dévotion à Honos et Virtus prend place dans un édifice monumental de la fin de la période républicaine : inauguré en deux temps (en 55 et en 52 avant J.-C.), le complexe pompéien se composait d’un parc, d’une villa, et d’un théâtre surplombé par plusieurs aedes ; le tout s’étendant sur 320 mètres. Pour citer Pierre Gros, il s’agissait :
« D’une ville dans la Ville, pourvue de tous les éléments de définition et de fonctionnement du pouvoir, à savoir un lieu de rassemblement du peuple avec le théâtre, du sénat avec la « curie » et les temples des divinités protectrices[41] ».
Le sanctuaire jouait ici un rôle essentiel puisqu’il permettait de contourner l’interdit qui pesait à Rome, de construire un théâtre en dur. Lier en un même complexe un temple et un théâtre désigne ainsi le lieu de spectacle comme une aire cultuelle dépendant du sanctuaire[42] : ici, entre autres, les gradins du théâtre sont compris comme les marches d’un escalier menant jusqu’au sanctuaire.
Au sujet du sanctuaire surplombant la cauea du théâtre, Pompée dédia quatre chapelles à quatre divinités différentes : centrées autour de celle à Vénus Victrix, on y trouve aussi celles d’Honos, de Virtus, de Felicitas, et d’une cinquième non attestée, souvent identifiée comme Victoria. Nous disposons de deux inscriptions pouvant confirmer la présence de ces divinités au théâtre in summa cauea, les fasti amiternini[43] et les fasti allifani[44]. Néanmoins, les fastes d’Amiternum mentionnent simplement quatre divinités, alors que celles d’Allifae cinq, au moyen d’un « V » supplémentaire. Certains auteurs spécifient qu’il s’agit d’une erreur[45], d’autres pensent que le « V » fait bien référence à une cinquième divinité[46] : l’aedes centrale à Vénus Victrix serait ainsi entourée de chaque côté de deux aedes, Honos et Virtus d’une part, Victoria et Felicitas d’autre part.
Le complexe voulu par Pompée est un monument à la gloire du général, célébrant ses qualités vertueuses, ayant déjà fait ses preuves sur le champ de bataille et en politique. Ainsi, l’association entre Vénus Victrix, Honos, Virtus, Felicitas et Victoria semble toute trouvée au sein de la théologie de la victoire : Pompée, grâce à sa uirtus et à sa felicitas (concept positif de la Fortuna n’allant qu’aux hommes vertueux[47]) a pu obtenir les honores, et place au-dessus Vénus Victrix, divinité tutélaire, « garante de la victoire et de la domination universelle[48] ».
La dévotion de Pompée à Honos et Virtus se rapproche alors de celle de Marius, la dernière en date, puisqu’elle intervient à l’apogée de la carrière de l’imperator : le général a déjà triomphé trois fois, et son dernier triomphe était célébré sur le monde entier, de orbi universo. Honos et Virtus viennent donc célébrer les qualités militaires de Pompée et l’accès aux magistratures conséquent à ses triomphes. De même, toujours sur ce même modèle, Pompée réunit dans un même complexe les sanctuaires et sa villa, tout comme Marius qui fit construire son temple proche de sa domus. Le complexe pompéien se place donc comme un complexe à la gloire du général. Mais Pompée, avec ces diverses dévotions, ne s’inspire pas que de Marius. En effet, en choisissant de vouer une aedes à Felicitas, il se rapproche aussi de Sylla qui associa auparavant cette divinité à son nom : Lucius Cornelius Sulla Felix. Il devient donc évident que Pompée, en vouant des chapelles à Honos, Virtus et Felicitas se place comme l’héritier des grands imperatores de la République, Fabius Maximus, Marcellus, Marius et Sylla ; il se présente comme le modèle le plus abouti et forme un consensus autour de sa personne : il réunit autour de sa divinité tutélaire, Vénus Victrix, les divinités assimilées à des généraux souvent opposés sur le plan politique, à l’image de Marius et Sylla. De même, en associant Felicitas à Honos et Virtus, il réunit des valeurs morales et des divinités, somme toute, antagonistes. De fait, dans le processus d’appropriation des divinités initié dès le IIIe siècle, le modèle du théâtre de Pompée est une forme d’aboutissement puisqu’il effectue une synthèse originale d’association de divinités autour de Vénus, plaçant Pompée comme le modèle d’imperator à suivre.
Les dévotions à Honos et Virtus (séparés ou réunis) dans la ville de Rome sont donc assez nombreuses pour des divinités allégoriques : elles sont au nombre de cinq, révélatrices de leur importance. En effet, l’honos et la uirtus sont des valeurs morales d’envergure et celles-ci sont d’une importance attestée au moment des premières constructions de temple à leurs divinités associées.
Mis à part le temple d’Honos de la porte Colline, tous les autres sanctuaires dédiés à Honos et/ou Virtus sont en rapport avec des victoires militaires auréolant le général de gloire (Fabius Maximus, Marcellus), ou confirmant celui-ci sur la scène politique (Marius, Pompée). Nous comprenons de facto que ce sont les natures martiales des divinités qui sont ici mises en exergue. De la première construction à la dernière, chaque homme qui s’en est associé, donna à ces dévotions un sens idéologique de plus en plus marqué et affirmé, révélant la compétition politique que la nobilitas se livrait à partir du IIIe siècle avant J.-C., et ce, jusqu’à l’avènement de Pompée. Fabius, en s’attachant à Honos, montre qu’il possède les honores nécessaires à une carrière politique. Quant à Marcellus, en captant un édifice assimilé aux Fabii et en y ajoutant une dévotion à Virtus, exalte sa figure de général victorieux et met en avant ses qualités de uir l’ayant amené à la victoire. Marius, quant à lui, en dédicaçant un sanctuaire à Honos et Virtus les assimile à l’idéologie des homines noui et se montre hostile à la nobilitas traditionnelle. Enfin, Pompée se place comme l’héritier de tous ces généraux, voire les dépasse, puisqu’il associe autour de Vénus Victrix des divinités à visée antagoniste.
[1] Badel Christophe, La République romaine, PUF, Paris, 2013, p. 121.
[2] Laignoux Raphaëlle, « L’utilisation de la religion dans la légitimation du pouvoir : quelques pistes de recherche pour les années 44-42 av. J.-C. », Cahiers Mondes anciens, 2, URL : https://journals.openedition.org/mondesanciens/360 [consulté le 28/11/2022].
[3] Ciceron, La nature des dieux, II, 61 : « Quarum omnium rerum quia uis erat tanta ut sine deo regi non posset. », texte traduit et commenté par AUVRAY-ASSAYAS C., Les Belles Lettres, Paris, 2004.
[4] Ciceron, La nature des dieux, II, 62 : « quae uis sit in quoque declaratur deo. ».
[5] Fears Rufus, « The Theology of Victory at Rome: Approaches and Problem », in ANRW II. 17. 2., 1981, p. 736-826 et Bastien Jean-Luc, Le triomphe romain et son utilisation politique à Rome aux trois derniers siècles de la République, Ecole Française de Rome, Rome, 2007.
[6] Hellegouarc’h Jean, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Les Belles
Lettres, Paris, 1972, p. 383.
[7] Richardson Lawrence J., « Honos and Virtus and the Sacra Via », AJA, 82, 1978, p. 240-246 ; Ziolkowski Adam, The temples of Mid-republican Rome and their historical and topographical context, L’Erma di Bretschneider, Rome, 1992 ; Jacotot Mathieu, Question d’honneur : les notions d’honos, honestum et honestas dans la République romaine antique, Ecole Française de Rome, Rome, 2013.
[8] À ce propos, voir Lamour Axelle, Honos et Virtus, Mémoire de Master sous la direction de Huet Valérie, UBO, Brest, soutenu le 2 juillet 2018.
[9] Gros Pierre, « La fonction symbolique des édifices théâtraux dans le paysage urbain de la Rome augustéenne », in L’Vrbs, espace urbain et histoire, Ecole Française de Rome, Rome, 1987, p. 325.
[10] Gros Pierre, « Aspects sociaux et monumentaux des alignements funéraires à l’entrée des villes romaines », in Dauphin Noëlle, Guilhembet Jean-Pierre et Michaud-Frejaville Françoise (dir.), Entrer en ville, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2006, p. 45.
[11] Bastien Jean-Luc, Le triomphe romain…, op. cit., 2007.
[12] L’aerarium est le trésor public romain. Sous la République, l’aerarium était un ensemble de bâtiments situés sur le forum romain, dans lesquels étaient déposés un trésor, soit sous la forme d’objets précieux ou d’archives à valeur mémorielles. Les objets conservés étaient de nature diverse : enseignes militaires, objets métalliques etc. Voir Bastien Jean-Luc, Le triomphe romain…, op. cit., p. 331 ; Aberson Michel, Temples votifs et butin de guerre dans la Rome républicaine, Institut suisse de Rome, Genève, 1994 et Berrendonner Clara, Le peuple et l’argent. Administration et représentations du Trésor Public dans la Rome républicaine (509-49 av. J.-C.), Ecole Française de Rome, Rome, 2022, p. 5.
[13] Aberson Michel, Temples votifs…, op. cit., p. 93.
[14] Bastien Jean-Luc, « Les temples votifs de la Rome républicaine : monumentalisation et célébration des cérémonies du triomphe », in Fleury Philippe et Desbordes Olivier (éds.), Roma Illustrata. Représentations de la ville, Presses Universitaires de Caen, Caen, 2008, p. 30.
[15] Voir Richardson Lawrence J., « Honos and Virtus and the Sacra Via », AJA, 82, 2, 1978, p. 244 et Palombi Domenico, s.v. « Honos et Virtus, aedes », in Steinby Eva Margaretha, LTUR, vol. III, H-O, Editions Quasar, Rome, 1996, p. 31.
[16] Voir Lamour Axelle, Honos et Virtus, op. cit.
[17] tite-live, Histoire romaine, livre XXVII, tome XVII, XV, 6 : « Marcellum aliae atque aliae obiectae animo religiones tenebant, in quibus quod cum bello Gallico ad Clastidium aedem Honori et Virtuti uouisset. ».
[18] valere-maxime, Faits et dits mémorables, livres I-III, tome I, 8 : « In qua cum Marcellus quintum consulatum gerens templum Honori et Virtuti, Clastidio prius ».
[19] Cicéron, Discours, tome V, Seconde action contre Verrès, livre IV, Les œuvres d’arts, LIV : « Et Marcellus qui, si Syracusas cepisset, duo templa se Romae dedicaturum uouerat ».
[20] Tite-Live, Histoire romaine, tome XVII, livre XXVII, XXV, 6 : « Ita addita Virtutis aedes adproperato opere ; neque tamen ab ipso aedes eae dedicatae sunt. Tum denum ad exercitum quem priore anno Venusiae reliquerat cum supplemento proficiscitur. ».
[21] Tite-Live, Histoire romaine, tome XIX, livre XXIX, 11, 13.
[22] Cicéron, Discours, tome V, Seconde action contre Verrès, livre IV, Les Œuvres d'art, LIV : « In hac partitione ornatus non plus uictoria Marcelli populo Romano adpetiuit quam humanitas Syracusanis reseruauit. Romam quae asportata sunt, ad aedem Honoris et Virtutis itemque aliis in locis religiosis uidemus. ».
[23] Asconius, In Pisonem, 15 : « Idem cum statuas sibi ac patri itemque auo poneret in monumentis aui sui ad Honoris et Virtutis, decore subscripsit : TRES MARCELLI NOVIES COSS. Fuit enim ter consul, auus quinquies, pater semel. » in Jacotot Matthieu, Question d’honneur. Les notions d’honos, honestum et honestas dans la République romaine antique, Ecole Française de Rome, Rome, 2013, p. 527.
[24] Rûpke Jorg, Fasti sacerdotum, Oxford University Press, Oxford, 2008, p. 676.
[25] Jacotot Mathieu, Questions d’honneur…, op. cit., p. 529.
[26] Asconius, In Pisonem, 15, op. cit.
[27] Humm Michel, Appius Claudius Caecus : la République accomplie, Ecole Française de Rome, Rome, 2005, p. 48.
[28] Expression empruntée à Jacotot Mathieu, Question d’honneur, op. cit., p. 527.
[29] CIL VI, 41024.
[30] Vitruve, De l’architecture, livre VII, praef. 16, 17 : « Nec tamen a Cossutio solum de his rebus scripta sunt desideranda sed etiam a C. Mucio, qui magna scientia confisus aedis Honoris et Virtutis Marianae cellae columnarumque, et epistyliorum symmetrias legitimis artis institutis perfecit. Id uero si marmoreum fuisset, ut haberet, quemadmodum ab arte subtilitatem, sic ab magnificentia et impensis auctoritatem, in primis et summis operibus nominaretur. ».
[31] Gros Pierre, « Les premières générations d’architectes hellénistiques à Rome », in L’Italie préromaine et la Rome républicaine. Mélanges offerts à Jean Heurgon, De Boccard, Paris, 1976, p. 408.
[32] Salluste, Guerre de Jugurtha, IV.
[33] Bonnefond-Coudry Marianne, Le Sénat de la République romaine, de la guerre d’Hannibal à Auguste, Ecole
Française de Rome, Rome, 1989, p. 126.
[34] Plutarque, Vies de Pyrrhos-Marius et Lysandre-Sylla, tome VI : « Catulus, élevant de même les mains au ciel, fit vœu de bâtir un temple à la Fortune de ce jour » ; Boyancé Pierre, « Aedes Catuli », in Mélanges d’archéologie et d’histoire, tome 57, 1940, p. 69.
[35] Hinard François, « Sur une autre forme de l’opposition entre uirtus et fortuna », in Kentron, 3, 1, 1985, p. 19.
[36] Boyance Pierre, « Aedes Catuli », art. cit., p.71.
[37] Boyance Pierre, « Aedes Catuli », art. cit., p.71.
[38] Hinard François, « Sur une autre forme… », art. cit., p. 18.
[39] Jacotot Mathieu, Questions d’honneur…, op. cit., p. 532.
[40] Ibid.
[41] Gros Pierre, « La fonction symbolique…», art. cit., p. 325.
[42] Gros Pierre, « Les sanctuaires in summa cauea. L’enseignement des recherches récentes sur le Théâtre de Pompée à Rome », in Moretti Jean-Charles (éd.), Fronts de scène et lieux de culte dans le théâtre antique, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon, 2009, p. 53.
[45] Schilling Robert, La Religion romaine de Vénus, depuis les origines jusqu’au temps d’Auguste, De Boccard, Paris, 1954, p. 298.
[46] Coarelli Filippo, « Le théâtre de Pompée », in Dialogues d’histoire ancienne, vol. 23, n°2, 1997, p. 116 ; et plus récemment Jacotot Mathieu, Questions d’honneur…, op. cit., 2013, p. 535.
Au tournant du IIIe siècle av. J.-C. à Rome, c’est la compétition pour le pouvoir, avec ses règles et ses interdits, qui régissait sur le fonctionnement de la vie politique républicaine. Tout noble poursuivait le même but, à savoir accroître sa dignitas et son auctoritas par l’accumulation d’un maximum de victoires et de magistratures[1].
Dans ce cadre, la religion se place comme un des outils de la légitimation politique. Ainsi, la lutte pour les sacerdoces prenait une place importante dans la compétition politique, tout comme la mise en évidence de la piété à travers différents actes rituels, ou encore grâce à l’exaltation d’un lien privilégié avec une divinité précise[2].
Les nobles qui prétendent au pouvoir font ainsi référence à des divinités protectrices, ou du moins, celles qui peuvent les favoriser. À cette occasion, ils mobilisent ce que l’on appelle des abstractions divinisées, définies par Cicéron comme des qualités ou des vertus romaines élevées au rang de divinités : « Ces notions ont une valeur si grande qu’elle ne peut être contrôlée que par un dieu : aussi est-ce la notion elle-même qui a été divinisée[3] ». Ainsi, plusieurs notions comme la fides, la concordia, la fortuna, l’honos ou la uirtus se voient élevées au rang de divinités, la particularité étant que chacune de ces divinités garde le nom de la notion qu’elle incarne, afin de voir « quelle puissance réside en chacun de ces dieux[4] ».
Ces abstractions divinisées prennent place dans l’idéologie politique propre à cette époque puisqu’elles participent à légitimer le pouvoir des imperatores. Ces divinités interviennent dans ce qu’on a appelé la « théologie de la Victoire »[5], conception grecque de la victoire intégrée au monde romain après l’hellénisation de l’Vrbs. En quelques mots, dans le monde grec, il est admis que les dieux interviennent dans les combats et donnent la victoire militaire. Les vainqueurs, pour honorer les dieux, consacrent les dépouilles des vaincus dans les grands sanctuaires. Mais à partir du Ve siècle, les succès des généraux vont être attribués à leur mérite propre, aboutissant à une véritable héroïsation du chef des armées, obtenant dès lors des honneurs jusqu’ici réservés aux dieux. À Rome, cette conception de la victoire se traduit par l’adoption de la Niké grecque, et plusieurs dieux reçoivent aussi l’épithète d’invincible ou de victorieux. De même, la cérémonie du triomphe connait une nouvelle fonction politico-religieuse et sanctionne l’invincibilité romaine. De fait, le statut du général victorieux et le sens donné à sa victoire évoluent. En effet, Alexandre le Grand devient le modèle de héros invincible et les triomphateurs commémorent leurs cérémonies en empruntant les modèles fournis par la Grèce. Cette célébration devient un signe d’héroïsation et atteste d’une protection divine. C’est donc dans cette ambiance culturelle que les divinités allégoriques se voient de plus en plus invoquées : les généraux revendiquent leurs victoires par celles-ci, ceci se traduisant jusque dans le paysage urbain de Rome. À partir du moment où le recours à ces entités devient permanent, il est légitime de les étudier.
Parmi ces notions élevées au rang de divinités, nous avons choisi d’étudier les allégories Honos et Virtus en raison de leur singularité : ce sont les deux seules abstractions fonctionnant par paire, spécificité à rechercher dans leur signification même. Virtus est la divinité féminine renvoyant à la notion de uirtus. À Rome, le mot uirtus est polysémique : il peut porter tant sur un ensemble de qualités personnelles que sur la simple notion de courage, notion qui est ici à préférer pour la divinité Virtus, conséquence des rapports entretenus avec Honos. Justement, au sujet d’Honos, il renvoie à la notion d’honos, qui, pour reprendre la définition de Jean Hellegouarc’h « désigne la qualité de celui qui a ou qui mérite de la considération, auquel il convient de rendre hommage[6] ». De fait, on comprend dès lors pourquoi Honos et Virtus sont des divinités fonctionnant ensemble : l’honos est la récompense de la uirtus.
À Rome, existaient cinq temples de façon attestée, dédiés à Honos et Virtus. Un premier a été construit à la porte Colline, seulement dédié à Honos, le plus ancien. Nous estimons qu’il aurait été élevé entre 300 et 240 av. J.-C., mais nous ne savons que peu à son propos[7].
C’est à la porte Capène que le second temple à Honos, puis à Honos et Virtus a été construit. Le temple d’Honos et de Virtus porte Capène est un sanctuaire double construit en deux temps : la partie d’origine a été érigée par Q. Fabius Maximus Verrucosus dit le « Cunctator », vers 233 avant J.-C. après sa guerre contre les Ligures à Honos. Dans un second temps, en 222 avant J.-C., M. Claudius Marcellus voua un temple à Honos et Virtus après la bataille de Clastidium, vœu qu’il renouvela après la prise de Syracuse. Il a restauré le temple d’Honos de Fabius Maximus et y a adjoint une cella à Virtus, créant de ce fait un sanctuaire double, dédié en 205 avant J.-C. par son fils.
Le troisième temple que nous avons recensé est seulement dédié à Virtus. Il aurait été voué vers 133 av. J.-C. par Scipion Emilien après sa victoire à Numance[8] ; nous n’avons pas d’autres informations à son propos, les sources étant très pauvres.
Marius érigea le quatrième sanctuaire dédié à Honos et Virtus, construit sur son butin issu de la guerre contre les Cimbres après sa victoire à Verceil en 101 av. J.-C. Le temple devait se situer sur la Velia, tout proche de la domus de Marius, se situant aussi sur la Via Sacra. Ainsi, l’association entre le sanctuaire et la domus marquait l’existence d’un complexe à la gloire du général, les monumenta mariana.
Enfin, la dernière dévotion connue à Honos et Virtus prend place dans l’édifice monumental qu’est le complexe de Pompée. Inauguré en 55 et 52 av. J.-C., le complexe de Pompée se composait d’un parc, d’une villa, et d’un théâtre surplombé par plusieurs aedes ; le tout s’étendant sur 320 mètres ; une véritable « ville dans la Ville » pour reprendre les mots de Pierre Gros[9]. Le sanctuaire jouait ici un rôle essentiel puisqu’il permettait de contourner l’interdit qui pesait à Rome, de construire un théâtre en dur. Et donc au sujet du sanctuaire surplombant la cauea du théâtre, Pompée dédia quatre chapelles à quatre divinités différentes : Vénus Victrix, Honos, Virtus, Felicitas, et une cinquième non attestée, souvent identifiée comme Victoria.
Par le biais des dévotions à Honos et Virtus, il s’agira de montrer comment la compétition politique au sein de la nobilitas de l’époque se manifeste-t-elle et évolue-t-elle ? Quelle est la place des divinités allégoriques au sein des discours idéologiques des grands hommes ? Pour cette étude, nous nous proposons de nous arrêter seulement sur trois des cinq dévotions à Honos et Virtus : celle de la porte Capène, du sanctuaire de Marius et du complexe de Pompée. En effet, nous ne possédons que trop peu d’informations à propos des deux autres pour offrir une interprétation convenable des constructions de la porte Colline et de celle Scipion Emilien.
I. Honos et Virtus à la porte Capène
Le temple d’Honos et de Virtus à la porte Capène a donc été construit en deux temps : la partie d’origine a été érigée par Q. Fabius Maximus Verrucosus vers 233 av. J.-C. après sa guerre contre les Ligures et a été dédiée à Honos. C’est en -222 lors de la bataille de Clastidium, que M. Claudius Marcellus fit le vœu d’ériger un temple à Honos et Virtus ; il renouvela ce voeu en -211 après la prise de Syracuse. Il s’acquitta de son vœu en -208, rénova le temple d’Honos de Fabius Maximus à la porte Capène et ajouta une cella dédiée à Virtus ; matérialisant dès lors l’alliance des divinités dans le culte.
Pourquoi avoir choisi la porte Capène pour la construction de ce temple ? Pierre Gros nous apporte un élément de réponse, il nous dit que :
« La porte Capène était l’endroit où la classe dirigeante des IIIe et IIe siècle avant J.-C. avait voulu donner, en assimilant son destin à celui de l’Vrbs, une image magnifiée d’elle-même assortie d’une légitimation de sa propre puissance. Il importait de montrer à l’entrée de la Ville, que celle-ci leur appartenait de fait, mais aussi de droit[10] ».
Cette aire autour de la porte Capène témoignait alors de la grandeur de Rome : cette portion du territoire de l’Vrbs regroupait de nombreux monuments prestigieux comme des sépultures (tombes des Metellii, des Servilii, des Cornelii-Scipiones, des Claudii-Marcelli), des temples (celui d’Honos et Virtus, puis plus tard celui de la Fortuna Redux), complétés par un édifice civique, la reproduction du senaculum du temple de Bellone. C’était aussi dans ces environs que se déroulaient les cérémonies de départ (profectio) et de retour (aduentus) de campagne militaire sous la République. Ainsi, en choisissant de construire à la porte Capène, Fabius Maximus et Claudius Marcellus s’inscrivent dans les nouvelles politiques urbanistiques propres à leur temps.
Avant d’aborder le point sur l’historique de construction du temple double d’Honos et de Virtus, il est important de préciser la nature de celui-ci, ce qui permet de cibler plus précisément la visée de cette double dédicace. En effet, il s’agit d’un temple votif construit de manubiis : l’aedes est issue d’un vœu réalisé sur le champ de bataille (celui de Fabius Maximus lors de la guerre contre les Ligures, et ceux de Marcellus lors de la bataille de Clastidium, renouvelés à Syracuse) et a été construit sur la part du butin appelée manubiae. Face à l’hellénisation latente à laquelle Rome est exposée, il est d’usage que les uiri triumphales utilisent les manubiae pour réaliser des constructions publiques constituant des symboles de leurs victoires, et ce, de manière plus évidente à la charnière des IVe et IIIe siècles avant J.-C[11]. Ces manubiae sont la part du butin (praeda) dont disposent les imperatores, qui se présentent sous une forme matérielle regroupant les objets précieux. Celles-ci sont en partie composées de spolia, qui, elles, sont les plus belles prises, les armes qui méritent d’être exposées. Le butin du général victorieux peut être consacré selon différentes façons : soit il allait dans la domus du général (exposition des spolia), soit il était consacré à la construction de monuments (temples ou édifices publics profanes), soit il partait dans l’aerarium[12]. La plupart du temps, les imperatores consacraient leurs manubiae à la construction d’édifices.
L’édification d’un temple votif se faisait selon des étapes précises : le général devait tout d’abord émettre un vœu sur le champ de bataille, s’engageant donc à ériger un temple en cas de victoire. Ce vœu devait être suivi d’une locatio du temple à Rome, et, enfin, la construction et la dédicace pouvaient se faire plusieurs années après[13]. Ainsi, l’aedes double de la porte Capène est depuis son édification par Fabius Maximus Verrucosus un temple votif construit de manubiis : Fabius et Marcellus ont exprimé un vœu envers Honos pour l’un, Honos et Virtus pour l’autre, qu’ils ont mené à bien grâce au butin pris sur les Ligures et celui issu du siège de Syracuse. La construction de ce temple sur les manubiae est un moyen de mettre en avant la figure du général victorieux : vouer et dédicacer un temple sur les manubiae permet aux imperatores de mettre en avant leur personnalité mais aussi leur gens. Ils exposent et mettent en scène leurs victoires, il s’agit pour eux d’un support de mémoire puisqu’ils inscrivent dans le paysage urbain de l’Vrbs un monument synonyme de leurs succès sur le champ de bataille[14]. Cet usage fait des temples votifs est plus évident chez Marcellus que chez Fabius Maximus puisqu’il l’intègre à un programme idéologique pour l’exaltation de sa personne et de sa gens dans la zone de la porte Capène. Cet aspect est d’autant plus flagrant lorsque l’on étudie la construction de l’aedes double d’Honos et de Virtus.
Il est important de revenir sur l’histoire de la construction du temple, puisque ce sanctuaire possède une caractéristique originale, celle de réunir deux divinités après en avoir honoré une seule. Comme nous l’avons déjà signalé, l’édification de cette aedes s’est réalisée en deux temps : un premier temple a été construit en 233 avant J.-C. par Fabius Maximus Verrucosus pour Honos, celui-ci fut restauré et complété par M. Claudius Marcellus en y joignant Virtus quelques années plus tard. L’identité du premier dédicant est sujette à débat, la paternité du temple à Honos se discute entre Fabius Rullianus et Fabius Verrucosus[15] ; mais nous avons précédemment statué sur Fabius Verrucosus[16].
Le temple de Fabius Maximus Verrucosus serait issu d’un vœu émis sur le champ de bataille après sa campagne contre les Ligures en 233 av. J.-C., lors de sa première année de consulat. Cette dédicace est liée aux activités guerrières : suite à sa victoire et à son triomphe, Verrucosus érige ce temple à Honos, divinité qui rétribue les honneurs, auréolant le général de prestige. Mais cette dédicace permet aussi de lancer la carrière publique du général, puisque l’édifice est visible par tous à l’endroit où les grandes gentes républicaines exposent puissance et richesse, à savoir à la porte Capène. L’imperator se lance dans la quête des honores, il est donc logique qu’il se place sous la protection du dieu rendant les honneurs.
Le temple de Fabius Verrucosus se voit par la suite transformé par M. Claudius Marcellus. À l’origine, Marcellus fit le vœu d’édifier un temple à Honos et Virtus à Clastidium en 222 av. J.-C., ceci étant confirmé par plusieurs sources, comme par exemple chez Tite-Live[17] ou chez Valère Maxime[18]. Cependant, nous savons que ce vœu ne fut pas exécuté puisque le général exprima à nouveau le même vœu avant le siège de Syracuse en 211 av. J.-C., ce que nous apprenons chez Cicéron[19]. Mais Marcellus ne s’acquitta de son vœu que trois ans plus tard, en 208 av. J.-C. : Tite-Live nous dit qu’il ajouta un temple à Virtus à la hâte avant de partir à Vénouse[20], entraînant de fait la rénovation du temple originel de Fabius Maximus Verrucosus. Il faut enfin signaler que le temple d’Honos et de Virtus ne fut pas dédicacé par M. Claudius Marcellus lui-même puisqu’il mourut à Vénouse dans une embuscade tendue par Hannibal. Son fils s’acquitta de cette tâche en 205 av. J.-C[21]. Enfin, à propos de l’aspect du temple, quelques descriptions nous sont fournies chez les auteurs anciens : tout d’abord, nous savons qu’il s’agit d’une aedes double, puisque Marcellus a dû ajouter une deuxième cella à celle déjà existante. Aussi, nous savons grâce à Cicéron que Marcellus décora le temple d’Honos et de Virtus avec les œuvres d’art du butin de Syracuse[22]. Et, quelques années après, le petit-fils de M. Claudius Marcellus ajouta des statues des membres illustres de la famille près du temple[23]. Ces éléments de décor ont permis par la suite d’identifier un programme idéologique relatif à l’exaltation de la grandeur et du prestige de la gens des Marcelli.
Notons qu’entre le premier vœu, celui de Clastidium en 222 av. J.-C., et la dédicace de 205 av. J.-C., se sont écoulés pas moins de 17 ans, révélant une certaine lenteur dans le processus de construction du temple. Ce retard accumulé jusqu’à la dédicace de l’aedes double s’explique par deux raisons majeures, d’ordre religieux et politique.
La première raison tient du droit sacré : en effet, une même cella ne peut être consacrée à deux divinités. Si un prodige s’y produisait, on ne saurait à quel dieu s’adresser. Marcellus ajouta donc une aedes spécifique à Virtus au temple d’Honos déjà existant. La seconde explication qu’on peut donner à cette dédicace tardive relève plutôt du domaine politique, retranscrivant une certaine compétition politique entre les généraux de l’époque, notamment entre Fabius Maximus Verrucosus et Marcus Claudius Marcellus. Entre ces deux généraux, nous trouvons la représentation des deux franges de la nobilitas de l’époque : un général issu de la branche plébéienne des Claudii, ouvert à l’hellénisme, et un autre issu du patriciat, d’une des plus vieilles familles romaines, plus réticent quant à l’assimilation de la culture grecque. Ces deux imperatores s’opposent même jusque dans la stratégie à adopter pour vaincre Hannibal, le premier étant partisan d’une politique plus offensive, le second plus réservé à cette idée. L’antagonisme des deux hommes s’illustre jusque dans la dévotion à Honos et Virtus : en effet, en vouant un temple à ces deux divinités, M. Marcellus réalise un premier affront à Fabius Maximus puisque ce dernier a déjà voué et dédicacé une aedes à Honos quelques années plus tôt. Finalement, en rénovant le temple de la porte Capène et en y ajoutant une cella dédiée à Virtus, Marcellus s’approprie un édifice déjà assimilé à la gens Fabia. Ce détournement permet de révéler les ambitions politiques de Marcellus : celui-ci est le premier à associer Honos et Virtus dans le culte. Cette association de divinités lui permet ainsi d’affirmer son originalité face à son concurrent politique puisqu’elle avait pour but de retranscrire des traits de sa personnalité dans le domaine du divin.
Enfin, signalons que dans l’opposition des pontifes à cette première rénovation on pouvait y trouver le concours de Fabius Maximus appartenant au collège depuis -216[24]. Mathieu Jacotot résume parfaitement la situation en précisant dans son étude que : « Le problème de droit sacré est un épisode de la rivalité entre les deux hommes, qui n’ont pas toujours collaboré politiquement, et révèle les tensions qui parcourent l’aristocratie romaine.[25] » Ainsi, même si le temple initial de Fabius dédié à Honos associe son nom à la divinité, il exalte encore en partie la puissance et l’invincibilité de Rome. La dédicace de Marcellus prend, à l’inverse, un tout autre aspect : il s’approprie des divinités à des fins purement personnelles. En effet, le culte à Honos et Virtus, et plus largement celui des divinités allégoriques dans son ensemble, prend une nouvelle forme. Le sanctuaire double de Marcellus se situe porte Capène, à proximité de la tombe des Marcellii : de fait, apparaît un complexe funéraire et religieux exaltant la grandeur et le prestige de la gens. Cette idée se trouve renforcée après la lecture de trois lignes d’Asconius dans lesquelles nous apprenons que le petit-fils de Marcellus plaça des statues des membres illustres de la famille près du temple et du tombeau[26]. A ce propos, signalons qu’en effectuant ce geste, il s’inspire directement de son ancêtre Appius Claudius Caecus, qui, lui aussi, plaça les statues de ses aïeux dans le temple qu’il a dédié à Bellone. Par ce geste, il s’agit de se rattacher au prestige d’Appius Claudius, de s’en montrer un digne descendant en s’attachant aux traditions familiales claudiennes : c’est une manière de donner du poids et du prestige à la branche plébéienne des Claudii au sein de la nobilitas[27]. Enfin, nous savons grâce à Cicéron que Marcellus mis dans le temple à Honos et Virtus les œuvres d’art de Syracuse faisant de ce temple le « réceptacle des exploits du général[28] ». Ainsi, avec Marcellus, une étape est franchie dans l’appropriation des divinités allégoriques par les imperatores, ce phénomène s’intensifiant bien sûr au fur et à mesure des conquêtes et des exploits des généraux des IIe et Ier siècles avant J.-C.
II. Le sanctuaire de Marius
Le sanctuaire de Marius est le second temple consacré à Honos et Virtus au sein de la ville de Rome, après celui de Marcellus.
Nous apprenons grâce à l’elogium de Marius, anciennement situé sur le forum d’Auguste, que le général a consacré le temple à Honos et Virtus sur le butin de la guerre des Cimbres : « [co(n)s(ul) factus est de manubieis Cimbric(is) et Teton(icis)] / [aedem Honori et Virtuti victor fecit Veste] / [triumphali calceis patriciis].[29]». Cette source nous révèle ainsi la nature du temple de Marius : il s’agit encore d’un temple votif construit de manubiis sur le butin pris aux Cimbres et aux Teutons. Il semble probable que ce vœu ait été émis lors de la bataille décisive de Verceil en 101 avant J.-C., lors de laquelle Marius et son collègue consul Q. Lutatius Catulus ont défait les Germains. Le temple se situerait sur la Velia, tout proche de la domus de Marius, se situant aussi sur la Via Sacra ; l’association entre le sanctuaire et la domus marquait l’existence d’un complexe à la gloire du général, les monumenta mariana. Ainsi, à première vue, Marius s’inspire de la précédente dévotion à Honos et Virtus par Marcellus mais son sens global ne s’y rattache pas pour autant.
Nous apprenons avec Vitruve[30] que l’architecte du temple est Caius Mucius. De ce personnage nous ne connaissons rien, mais nous pouvons tenter de dire qu’il devait être fidèle à la tradition romaine puisque le sanctuaire d’Honos et Virtus ne répondait pas aux schémas helléniques dans une période où, à Rome, l’hellénisme fleurit. Lorsque Vitruve mentionne l’aedes de Mucius, il le qualifie de « conforme aux règles d’un art parfait ». Le sanctuaire a été pensé sous la forme d’un périptère sans posticum de style corinthien avec six colonnes de face et douze de côté. Le seul regret de Vitruve est que celui-ci n’ait pas été construit en marbre, mais en tuf-travertin, puisqu’à cette condition il aurait été « cité parmi les premiers et les plus grands chefs-d’œuvre ». Pour résumer, Mucius adapta les normes des périptères de tradition ionique à des plans italiques[31] pour la réalisation du temple de Marius.
La construction du temple à Honos et Virtus par Marius n’est, bien sûr, pas sans visée politique. En effet, nous avons remarqué plus tôt qu’il s’agit d’un temple votif : Marius compte à son tour célébrer ses victoires et remercie les divinités impliquées dans celles-ci. Mais par rapport à la dévotion de Marcellus le sens de celle de Marius change. Même si l’aedes érigée par Marius célèbre sa victoire sur les Cimbres et les Teutons, celle-ci marque surtout sa réussite politique. Dans le passé, Marius a déjà fait ses preuves sur le champ de bataille, notamment lors du siège de Numance où il servit sous les ordres de Scipion Emilien et lors de la guerre contre Jugurtha. Cependant, sur le plan politique, tout reste encore à prouver car Marius n’est pas issu du patriciat et n’a pas d’ancêtre connu, c’est un homo nouus. Salluste, dans la Guerre de Jugurtha, cible parfaitement l’idéologie des homines noui ; il dit que ceux-ci « avaient pour ambition de surpasser la noblesse en vertu[32] ». On comprend de fait que les notions de uirtus et d’honos ont ici un rôle tout trouvé, au-delà de leur première signification martiale. Dans son ouvrage, Marianne Bonnefond-Coudry résume clairement l’idéologie de l’homo nouus, centrée autour des notions d’honos et de uirtus ; elle nous dit : « La uirtus, le mérite, est à l’homo nouus ce que le genus, la naissance, est au nobilis. […] Honos désigne la considération que l’on reçoit en récompense de sa uirtus[33] ». Grâce à cette définition, nous voyons d’emblée que le sanctuaire de Marius a une tout autre finalité politique que celui de Marcellus. En effet, le général marque son opposition à la nobilitas : à la uirtus generis des patriciens, s’oppose la uirtus, le mérite seul, hissé par les homines noui, Marius le premier ; ce n’est pas la naissance qui devrait justifier l’exercice du pouvoir, mais le mérite. De fait, cette démonstration permet de cerner tous les enjeux entourant la construction du sanctuaire d’Honos et Virtus par Marius : tout d’abord celui-ci met en avant sa réussite politique, qui est bien sûr liée à sa réussite militaire ; de fils de chevalier il a gravi le cursus honorum et se fait élire sept fois consul. En parallèle à cela, avec cette édification, il se positionne contre la nobilitas en captant à son profit des divinités assimilées à de vieilles gentes (Fabii, Claudii–Marcelli, Scipiones), d’autant plus qu’Honos et Virtus viennent complètement illustrer l’idéologie des homines noui.
Cette opposition ouverte à la nobilitas est d’autant plus flagrante lorsqu’on compare la dédicace à Honos et Virtus par Marius à celle pour Fortuna Huiusce Diei par Q. Lutatius Catulus[34], le collègue consul de Marius en 102 avant J.-C., autre vainqueur de Verceil. En effet, presque sur le même modèle fourni par l’inimitié déjà abordée entre Fabius Maximus et Marcellus, les édifices de Marius et Catulus sont révélateurs des conflits internes à la nobilitas à la charnière des IIe et Ier siècles avant J.-C. Ceux-ci figurent véritablement l’antagonisme des deux hommes dans des formes cultuelles et architecturales, l’un étant un représentant de la nobilitas, l’autre étant un homo nouus. Marius, en choisissant de dédicacer à Honos et Virtus, célèbre son courage, source de la réussite, et l’honneur acquis qui s’ensuit, répondant à l’idéologie des homines noui. Quant à Catulus, en choisissant de dédicacer à Fortuna Huiusce Diei (la Fortune de ce jour), célèbre le sort qui a présidé à la victoire et s’oppose à Marius : le succès serait dû à la fortune du jour et non à la valeur de Marius. Ce conflit se transfère jusque dans la sphère culturelle et marque une opposition d’esprit entre les deux généraux : Marius décide de vouer un temple à deux divinités proprement romaines et le fait construire sur un modèle italique[35], tandis que Catulus, en vouant un temple à la Fortuna Huiusce Diei, se rattache à une de ses formes hellénisantes : par sa nature, elle se rapprocherait du kairos grec[36], à savoir le moment de l’occasion opportune. Enfin, d’un point de vue architectural, son temple suit le modèle grec de la tholos, à savoir un temple circulaire. A ce propos, p. Boyancé souligne justement que « la forme ronde peut être mise en rapport avec la voûte céleste[37] », rappelant ainsi la nature de la Fortuna Huiusce Diei. Ainsi, là encore cette opposition n’est pas anodine puisque Marius, suivant bien sûr l’idéologie de l’homo nouus, souhaite exalter sa romanité et s’appuie sur la tradition dans un souci de légitimité et d’assise politique. Au contraire, Catulus, est guidé par l’ambiance culturelle de l’époque et suit le mouvement d’hellénisation en vouant une aedes sous forme de tholos grecque à une divinité dont l’épithète est sans doute liée à des formes grecques ou orientales. Dans cette opposition, un dernier élément est à prendre en compte. Il a d’abord été évoqué par François Hinard[38] et justifié à juste titre par Mathieu Jacotot[39], à savoir la localisation des deux sanctuaires. En effet, le sanctuaire de Catulus est assimilé au temple B du Largo Argentina, proche d’autres édifices sacrés comme le temple de Juturne élevé par un autre Lutatius Catulus. Quant à l’aedes de Marius, située sur la Velia et à proximité de sa domus, elle est excentrée de tout autre édifice. Cependant, les deux réunies forment un complexe, les monumenta mariana : le monument se veut d’emblée à la gloire du général. Ainsi, le second auteur mentionné plus haut souligne tout l’enjeu entourant ces deux localisations et nous dit : « la solidarité aristocratique s’oppose ainsi symboliquement à l’isolement de l’homo nouus[40] ».
Ainsi, Marius, en faisant construire un édifice à Honos et Virtus, se hisse contre la nobilitas de la fin du IIe siècle avant J.-C. en brandissant sa singularité et son statut d’homme nouveau.
III. Le complexe de Pompée
Cette nouvelle dévotion à Honos et Virtus prend place dans un édifice monumental de la fin de la période républicaine : inauguré en deux temps (en 55 et en 52 avant J.-C.), le complexe pompéien se composait d’un parc, d’une villa, et d’un théâtre surplombé par plusieurs aedes ; le tout s’étendant sur 320 mètres. Pour citer Pierre Gros, il s’agissait :
« D’une ville dans la Ville, pourvue de tous les éléments de définition et de fonctionnement du pouvoir, à savoir un lieu de rassemblement du peuple avec le théâtre, du sénat avec la « curie » et les temples des divinités protectrices[41] ».
Le sanctuaire jouait ici un rôle essentiel puisqu’il permettait de contourner l’interdit qui pesait à Rome, de construire un théâtre en dur. Lier en un même complexe un temple et un théâtre désigne ainsi le lieu de spectacle comme une aire cultuelle dépendant du sanctuaire[42] : ici, entre autres, les gradins du théâtre sont compris comme les marches d’un escalier menant jusqu’au sanctuaire.
Au sujet du sanctuaire surplombant la cauea du théâtre, Pompée dédia quatre chapelles à quatre divinités différentes : centrées autour de celle à Vénus Victrix, on y trouve aussi celles d’Honos, de Virtus, de Felicitas, et d’une cinquième non attestée, souvent identifiée comme Victoria. Nous disposons de deux inscriptions pouvant confirmer la présence de ces divinités au théâtre in summa cauea, les fasti amiternini[43] et les fasti allifani[44]. Néanmoins, les fastes d’Amiternum mentionnent simplement quatre divinités, alors que celles d’Allifae cinq, au moyen d’un « V » supplémentaire. Certains auteurs spécifient qu’il s’agit d’une erreur[45], d’autres pensent que le « V » fait bien référence à une cinquième divinité[46] : l’aedes centrale à Vénus Victrix serait ainsi entourée de chaque côté de deux aedes, Honos et Virtus d’une part, Victoria et Felicitas d’autre part.
Le complexe voulu par Pompée est un monument à la gloire du général, célébrant ses qualités vertueuses, ayant déjà fait ses preuves sur le champ de bataille et en politique. Ainsi, l’association entre Vénus Victrix, Honos, Virtus, Felicitas et Victoria semble toute trouvée au sein de la théologie de la victoire : Pompée, grâce à sa uirtus et à sa felicitas (concept positif de la Fortuna n’allant qu’aux hommes vertueux[47]) a pu obtenir les honores, et place au-dessus Vénus Victrix, divinité tutélaire, « garante de la victoire et de la domination universelle[48] ».
La dévotion de Pompée à Honos et Virtus se rapproche alors de celle de Marius, la dernière en date, puisqu’elle intervient à l’apogée de la carrière de l’imperator : le général a déjà triomphé trois fois, et son dernier triomphe était célébré sur le monde entier, de orbi universo. Honos et Virtus viennent donc célébrer les qualités militaires de Pompée et l’accès aux magistratures conséquent à ses triomphes. De même, toujours sur ce même modèle, Pompée réunit dans un même complexe les sanctuaires et sa villa, tout comme Marius qui fit construire son temple proche de sa domus. Le complexe pompéien se place donc comme un complexe à la gloire du général. Mais Pompée, avec ces diverses dévotions, ne s’inspire pas que de Marius. En effet, en choisissant de vouer une aedes à Felicitas, il se rapproche aussi de Sylla qui associa auparavant cette divinité à son nom : Lucius Cornelius Sulla Felix. Il devient donc évident que Pompée, en vouant des chapelles à Honos, Virtus et Felicitas se place comme l’héritier des grands imperatores de la République, Fabius Maximus, Marcellus, Marius et Sylla ; il se présente comme le modèle le plus abouti et forme un consensus autour de sa personne : il réunit autour de sa divinité tutélaire, Vénus Victrix, les divinités assimilées à des généraux souvent opposés sur le plan politique, à l’image de Marius et Sylla. De même, en associant Felicitas à Honos et Virtus, il réunit des valeurs morales et des divinités, somme toute, antagonistes. De fait, dans le processus d’appropriation des divinités initié dès le IIIe siècle, le modèle du théâtre de Pompée est une forme d’aboutissement puisqu’il effectue une synthèse originale d’association de divinités autour de Vénus, plaçant Pompée comme le modèle d’imperator à suivre.
Les dévotions à Honos et Virtus (séparés ou réunis) dans la ville de Rome sont donc assez nombreuses pour des divinités allégoriques : elles sont au nombre de cinq, révélatrices de leur importance. En effet, l’honos et la uirtus sont des valeurs morales d’envergure et celles-ci sont d’une importance attestée au moment des premières constructions de temple à leurs divinités associées.
Mis à part le temple d’Honos de la porte Colline, tous les autres sanctuaires dédiés à Honos et/ou Virtus sont en rapport avec des victoires militaires auréolant le général de gloire (Fabius Maximus, Marcellus), ou confirmant celui-ci sur la scène politique (Marius, Pompée). Nous comprenons de facto que ce sont les natures martiales des divinités qui sont ici mises en exergue. De la première construction à la dernière, chaque homme qui s’en est associé, donna à ces dévotions un sens idéologique de plus en plus marqué et affirmé, révélant la compétition politique que la nobilitas se livrait à partir du IIIe siècle avant J.-C., et ce, jusqu’à l’avènement de Pompée. Fabius, en s’attachant à Honos, montre qu’il possède les honores nécessaires à une carrière politique. Quant à Marcellus, en captant un édifice assimilé aux Fabii et en y ajoutant une dévotion à Virtus, exalte sa figure de général victorieux et met en avant ses qualités de uir l’ayant amené à la victoire. Marius, quant à lui, en dédicaçant un sanctuaire à Honos et Virtus les assimile à l’idéologie des homines noui et se montre hostile à la nobilitas traditionnelle. Enfin, Pompée se place comme l’héritier de tous ces généraux, voire les dépasse, puisqu’il associe autour de Vénus Victrix des divinités à visée antagoniste.
[1] Badel Christophe, La République romaine, PUF, Paris, 2013, p. 121.
[2] Laignoux Raphaëlle, « L’utilisation de la religion dans la légitimation du pouvoir : quelques pistes de recherche pour les années 44-42 av. J.-C. », Cahiers Mondes anciens, 2, URL : https://journals.openedition.org/mondesanciens/360 [consulté le 28/11/2022].
[3] Ciceron, La nature des dieux, II, 61 : « Quarum omnium rerum quia uis erat tanta ut sine deo regi non posset. », texte traduit et commenté par AUVRAY-ASSAYAS C., Les Belles Lettres, Paris, 2004.
[4] Ciceron, La nature des dieux, II, 62 : « quae uis sit in quoque declaratur deo. ».
[5] Fears Rufus, « The Theology of Victory at Rome: Approaches and Problem », in ANRW II. 17. 2., 1981, p. 736-826 et Bastien Jean-Luc, Le triomphe romain et son utilisation politique à Rome aux trois derniers siècles de la République, Ecole Française de Rome, Rome, 2007.
[6] Hellegouarc’h Jean, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Les Belles
Lettres, Paris, 1972, p. 383.
[7] Richardson Lawrence J., « Honos and Virtus and the Sacra Via », AJA, 82, 1978, p. 240-246 ; Ziolkowski Adam, The temples of Mid-republican Rome and their historical and topographical context, L’Erma di Bretschneider, Rome, 1992 ; Jacotot Mathieu, Question d’honneur : les notions d’honos, honestum et honestas dans la République romaine antique, Ecole Française de Rome, Rome, 2013.
[8] À ce propos, voir Lamour Axelle, Honos et Virtus, Mémoire de Master sous la direction de Huet Valérie, UBO, Brest, soutenu le 2 juillet 2018.
[9] Gros Pierre, « La fonction symbolique des édifices théâtraux dans le paysage urbain de la Rome augustéenne », in L’Vrbs, espace urbain et histoire, Ecole Française de Rome, Rome, 1987, p. 325.
[10] Gros Pierre, « Aspects sociaux et monumentaux des alignements funéraires à l’entrée des villes romaines », in Dauphin Noëlle, Guilhembet Jean-Pierre et Michaud-Frejaville Françoise (dir.), Entrer en ville, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2006, p. 45.
[11] Bastien Jean-Luc, Le triomphe romain…, op. cit., 2007.
[12] L’aerarium est le trésor public romain. Sous la République, l’aerarium était un ensemble de bâtiments situés sur le forum romain, dans lesquels étaient déposés un trésor, soit sous la forme d’objets précieux ou d’archives à valeur mémorielles. Les objets conservés étaient de nature diverse : enseignes militaires, objets métalliques etc. Voir Bastien Jean-Luc, Le triomphe romain…, op. cit., p. 331 ; Aberson Michel, Temples votifs et butin de guerre dans la Rome républicaine, Institut suisse de Rome, Genève, 1994 et Berrendonner Clara, Le peuple et l’argent. Administration et représentations du Trésor Public dans la Rome républicaine (509-49 av. J.-C.), Ecole Française de Rome, Rome, 2022, p. 5.
[13] Aberson Michel, Temples votifs…, op. cit., p. 93.
[14] Bastien Jean-Luc, « Les temples votifs de la Rome républicaine : monumentalisation et célébration des cérémonies du triomphe », in Fleury Philippe et Desbordes Olivier (éds.), Roma Illustrata. Représentations de la ville, Presses Universitaires de Caen, Caen, 2008, p. 30.
[15] Voir Richardson Lawrence J., « Honos and Virtus and the Sacra Via », AJA, 82, 2, 1978, p. 244 et Palombi Domenico, s.v. « Honos et Virtus, aedes », in Steinby Eva Margaretha, LTUR, vol. III, H-O, Editions Quasar, Rome, 1996, p. 31.
[16] Voir Lamour Axelle, Honos et Virtus, op. cit.
[17] tite-live, Histoire romaine, livre XXVII, tome XVII, XV, 6 : « Marcellum aliae atque aliae obiectae animo religiones tenebant, in quibus quod cum bello Gallico ad Clastidium aedem Honori et Virtuti uouisset. ».
[18] valere-maxime, Faits et dits mémorables, livres I-III, tome I, 8 : « In qua cum Marcellus quintum consulatum gerens templum Honori et Virtuti, Clastidio prius ».
[19] Cicéron, Discours, tome V, Seconde action contre Verrès, livre IV, Les œuvres d’arts, LIV : « Et Marcellus qui, si Syracusas cepisset, duo templa se Romae dedicaturum uouerat ».
[20] Tite-Live, Histoire romaine, tome XVII, livre XXVII, XXV, 6 : « Ita addita Virtutis aedes adproperato opere ; neque tamen ab ipso aedes eae dedicatae sunt. Tum denum ad exercitum quem priore anno Venusiae reliquerat cum supplemento proficiscitur. ».
[21] Tite-Live, Histoire romaine, tome XIX, livre XXIX, 11, 13.
[22] Cicéron, Discours, tome V, Seconde action contre Verrès, livre IV, Les Œuvres d'art, LIV : « In hac partitione ornatus non plus uictoria Marcelli populo Romano adpetiuit quam humanitas Syracusanis reseruauit. Romam quae asportata sunt, ad aedem Honoris et Virtutis itemque aliis in locis religiosis uidemus. ».
[23] Asconius, In Pisonem, 15 : « Idem cum statuas sibi ac patri itemque auo poneret in monumentis aui sui ad Honoris et Virtutis, decore subscripsit : TRES MARCELLI NOVIES COSS. Fuit enim ter consul, auus quinquies, pater semel. » in Jacotot Matthieu, Question d’honneur. Les notions d’honos, honestum et honestas dans la République romaine antique, Ecole Française de Rome, Rome, 2013, p. 527.
[24] Rûpke Jorg, Fasti sacerdotum, Oxford University Press, Oxford, 2008, p. 676.
[25] Jacotot Mathieu, Questions d’honneur…, op. cit., p. 529.
[26] Asconius, In Pisonem, 15, op. cit.
[27] Humm Michel, Appius Claudius Caecus : la République accomplie, Ecole Française de Rome, Rome, 2005, p. 48.
[28] Expression empruntée à Jacotot Mathieu, Question d’honneur, op. cit., p. 527.
[29] CIL VI, 41024.
[30] Vitruve, De l’architecture, livre VII, praef. 16, 17 : « Nec tamen a Cossutio solum de his rebus scripta sunt desideranda sed etiam a C. Mucio, qui magna scientia confisus aedis Honoris et Virtutis Marianae cellae columnarumque, et epistyliorum symmetrias legitimis artis institutis perfecit. Id uero si marmoreum fuisset, ut haberet, quemadmodum ab arte subtilitatem, sic ab magnificentia et impensis auctoritatem, in primis et summis operibus nominaretur. ».
[31] Gros Pierre, « Les premières générations d’architectes hellénistiques à Rome », in L’Italie préromaine et la Rome républicaine. Mélanges offerts à Jean Heurgon, De Boccard, Paris, 1976, p. 408.
[32] Salluste, Guerre de Jugurtha, IV.
[33] Bonnefond-Coudry Marianne, Le Sénat de la République romaine, de la guerre d’Hannibal à Auguste, Ecole
Française de Rome, Rome, 1989, p. 126.
[34] Plutarque, Vies de Pyrrhos-Marius et Lysandre-Sylla, tome VI : « Catulus, élevant de même les mains au ciel, fit vœu de bâtir un temple à la Fortune de ce jour » ; Boyancé Pierre, « Aedes Catuli », in Mélanges d’archéologie et d’histoire, tome 57, 1940, p. 69.
[35] Hinard François, « Sur une autre forme de l’opposition entre uirtus et fortuna », in Kentron, 3, 1, 1985, p. 19.
[36] Boyance Pierre, « Aedes Catuli », art. cit., p.71.
[37] Boyance Pierre, « Aedes Catuli », art. cit., p.71.
[38] Hinard François, « Sur une autre forme… », art. cit., p. 18.
[39] Jacotot Mathieu, Questions d’honneur…, op. cit., p. 532.
[40] Ibid.
[41] Gros Pierre, « La fonction symbolique…», art. cit., p. 325.
[42] Gros Pierre, « Les sanctuaires in summa cauea. L’enseignement des recherches récentes sur le Théâtre de Pompée à Rome », in Moretti Jean-Charles (éd.), Fronts de scène et lieux de culte dans le théâtre antique, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon, 2009, p. 53.
[43] Fastes d’Amiternum : CIL I², p. 244.
[44] Fastes d’Allifae : CIL I², p. 217.
[45] Schilling Robert, La Religion romaine de Vénus, depuis les origines jusqu’au temps d’Auguste, De Boccard, Paris, 1954, p. 298.
[46] Coarelli Filippo, « Le théâtre de Pompée », in Dialogues d’histoire ancienne, vol. 23, n°2, 1997, p. 116 ; et plus récemment Jacotot Mathieu, Questions d’honneur…, op. cit., 2013, p. 535.
[47] Hurlet Frédéric, La dictature de Sylla : monarchie ou magistrature républicaine ?, Institut historique belge de Rome, Bruxelles, 1993, p. 117.
[48] Coarelli Filippo, « Le théâtre de Pompée », art. cit., p. 117.
Bibliographie
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